Française | English

Durant un petit déplace­ment en voiture aujour­d’hui, j’é­coutais une playlist de musique turque. Je me suis sur­prise d’un coup, à m’adress­er à vous men­tale­ment… Alors au retour, me voilà devant le clavier.

Mon musi­cien d’ex-com­pagnon, qui nav­igue plutôt dans la musique clas­sique et jazz, et qui, con­traire­ment à moi, n’est pas franche­ment fan de musique turque, m’avait dit un jour en glous­sant, “c’est drôle, les chan­sons turques com­men­cent sou­vent avec des airs ‘grandios­es’ comme si des choses incroy­ables allaient suiv­re…”. Ce per­ti­nent con­stat tombait comme une légende, sous l’im­age que l’amie Val dessi­nait devant mes yeux, “ces chanteuses turques… je regarde les clips, elles sont toutes là à rem­plir l’écran, super apprêtées, telles des déess­es, regards vagues, lèvres pulpeuses, cheveux dans le vent, envelop­pées de drapés volants, même en stu­dio ! Je ne sais pas, ils doivent met­tre de grands ven­ti­los…”.

Ces paroles sont rev­enues me trou­ver, lorsque ma petite voiture fut inondée, au fil aléa­toire de la playlist, par l’in­tro de la chan­son “Unuta­mazsın”, “Tu ne peux oubli­er” en français, inter­prétée par Bülent Ersoy. Pour­tant j’en veux à la dame,  fig­ure en Turquie, avec son extrav­a­gance, son his­toire, sa réassig­na­tion sex­uelle. Elle n’en fout pas une ramée pour la cause des trans, et au con­traire, n’hésite pas à pren­dre place dans les dîn­ers prési­den­tiels, y pos­er avec le reis. Sa voix excep­tion­nelle reste cepen­dant à mes oreilles, incon­testable. Même con­tre coeur, je l’é­coute tou­jours, cette musique turque.

Je partage cette chan­son avec vous, la tra­duc­tion d’un extrait, et son intro ‘grandiose’…

Lorsque l’obscurité s’abat dans votre rue
Je suis dans le coin, tu ne peux oublier,
Ces jours heureux reviennent dans ta mémoire
Toute ta vie, tu ne peux m’oublier.
(Refrain)
Disons que tu as déchiré les lettres, les as jetées,
Disons que tu as déchiré les photos, les as brûlées,
Il existe un passé, comment l’effacer ?
Toute ta vie, tu ne peux m’oublier.

On trou­ve cette tra­di­tion d’in­tro­duc­tion dans dif­férents styles de musique, mais même avec mes con­nais­sances de néo­phyte, je pense surtout dans la musique ori­en­tale. D’ailleurs ces par­ties ont des noms bien pré­cis… Impos­si­ble de me rappeler. 

J’ap­pelle alors à la rescousse, un ami, qui me ravive la mémoire (Mer­ci Titi). La tra­di­tion de “Tak­sim”, par exem­ple, une impro­vi­sa­tion instru­men­tale solo, en prélude de la chan­son, est un point com­mun de la musique per­sane, arabe et turque… Cette intro­duc­tion prend le nom Peşrev”, lorsque celle-ci est com­posée et orchestrale. 

Quant au rock ana­tolien, dans les années 70, “péri­ode psy­chédélique”, les chan­sons étaient précédées sou­vent par de longues intros. La petite fille que j’étais à cette époque, prête à accom­pa­g­n­er à tue tête, les chanteurs et chanteuses, écoutait ces préludes qua­si religieuse­ment. Mine de rien, il n’y a pas que les paroles qui sont ancrées dans ma mémoire, mais je peux sif­fler encore aujourd’hui, à quelques notes près, des intros entières… Et je suis sûre que je ne suis pas la seule.

Mais là, avec Bülent, nous avons cette touche dra­ma­tique qui tue la mort ! C’est génial.

Ma playlist pioche ensuite, comme si elle suiv­ait le pas de mes pen­sées : Zeki Müren, une autre fig­ure, une autre histoire…


N’hésitez pas à lire aussi :
Esquisse n°63 — Zeki Müren, le paradoxe (1) et Esquisse n° 64 — Zeki Müren, le paradoxe (2) sur Susam Sokak.
Et “Kâtibim”, globe-trotter amoureux sur Kedistan.

Sana muh­tacım”, lit­térale­ment “je suis néces­si­teux de toi”, mais qu’on peut traduire dans un français plus cor­rect  comme “j’ai besoin de toi”. Là, on trou­ve tout un autre poème,  c’est le cas de dire… Je vous laisse écouter, et attire votre atten­tion sur le moment 3:35 min, juste avant la fin, où Zeki dit les paroles de la chan­son, for­mat poème tragique…

Ne t’en va pas, j’ai besoin de toi.
Tu es la lumière dans mes yeux, la couronne sur ma tête, j’en ai besoin
Tue-moi avant, et part après
Pour vivre, j’ai besoin de ton amour.
(Refrain)
J’ai besoin de tes yeux,
J’ai besoin de tes paroles
J’ai tendu mes mains
J’ai besoin de tes mains, ne t’en vas pas.

On en repar­le après l’écoute ?

 

Dire des poèmes, tout un art… Vous le savez, ce don n’est pas don­né à tout le monde, et il arrive que des poètes et poét­esses légendaires, en jouant au liseurEs, mas­sacrent leur pro­pre poésie… Zeki Müren a beau­coup d’en­reg­istrements où il dit le texte. Chaque fois, c’est sur­joué, mal­adroit, et il nous fait sourire. Mais bon, ces solil­o­ques entre­coupés de soupirs et de fauss­es larmes qui ruis­sel­lent, font par­tie de son style kitch. On l’aime Zeki, il est atten­dris­sant, alors on prend le lot…

Ma route est courte, j’ai eu le temps d’é­couter un troisième titre. Ma playlist espiè­gle me fait un tirage, on ne peut plus per­spi­cace… Encore une voix sub­lime… C’est Muazzez Abacı qui chante un de ses titres cultes : “Vur­gun”.

Vur­gun” au pre­mier sens du terme, définit l’ac­ci­dent de décom­pres­sion, qu’on peut avoir en plongée, par exem­ple. L’amour n’est-il pas une pro­fonde immer­sion ? Quoi d’é­ton­nant si ce terme qui vient de “vur­mak”, “frap­per”, soit util­isé dans son deux­ième sens, pour “coup de foudre”. Muazzez Abacı décolle par une lec­ture, et au milieu de la chan­son (02:55) , nous avons un change­ment de cap, pour enten­dre la deux­ième par­tie des paroles…

Pas facile à traduire, mais je vais faire mon mieux…

Ne crois pas que mes yeux ont fait la paix avec le sommeil
Depuis que tu es parti, ils semblent boudeurs
Moi aussi, il fut un temps, je fus aimée, mais
Le tien arrive vraiment comme un coup de foudre
(Refrain)
Peu importe comme tu me fais souffrir, je ne te maudis pas
Ris dans les deux monde jusqu’à plus soif.
L’enfer avec toi, est pour moi, une récompense
Sans toi, même le paradis passe pour un exil.

Je suis arrivée au ter­mi­nus, mais je me garde de couper le con­tact. Jamais, ne jamais couper une chan­son n’im­porte com­ment ! Laiss­er s’ex­primer l’artiste jusqu’au bout, ou, en cas d’ur­gence, baiss­er le son pour clore l’é­coute en douceur fon­due. Eh oui, cha­cunE a ses manies. J’at­tends alors, respectueuse­ment, encore quelques min­utes, que les dernières notes de “Vur­gun” inon­dent mes pen­sées. Fin de voyage.

Allez, une ver­sion live de musique turque que je soupçonne dater des années 80, vu les épaulettes et la coif­fure… Ce, avec tous les défauts de syn­chro de la magie play­back, qui rend les séquences “lec­tures” encore plus insolites…


Image à la Une : L’u­nique pho­to qui réu­nit les trois artistes, Zeki Müren, Bülent Ersoy, Muazzez Abacı, prise en 1980, à l’an­niver­saire de la chanteuse Nigar Uluerer.

Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Naz Oke on EmailNaz Oke on FacebookNaz Oke on Youtube
Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.