Dans une petite école à Diyarbakır, on enseigne l’informatique avec des ordinateurs en carton, que les enfants ont confectionnés eus-mêmes, faute des moyens. Fausse polémique ou révélateur?
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C’est au collège Şehit Mehmet Aygün, situé à Eğil, une localité de Diyarbakır, où il n’y a aucun matériel, qu’Orkun Şahin, enseignant en informatique, essaye de familiariser les enfants avec la matière, à l’aide d’ordinateurs qu’ils ont fabriqués en recyclant des déchets d’emballage.
Orkun Şahin a exprimé auprès des médias, son souhait d’avoir une vraie classe d’informatique : “Pour réaliser ce projet, j’ai dessiné sur le tableau, les pièces élémentaires d’un ordinateur, et demandé aux enfants de fabriquer, comme ils peuvent, des maquettes à taille réelle, à la maison, avec du matériel de récupération. Ils l’ont fait et apporté en classe. L’objectif de ce projet est de familiariser les enfants avec l’ordinateur, tant bien que mal. Nous n’avons pas de salle informatique, mais je voulais qu’ils se trouvent en situation, comme s’ils étaient devant de vrais ordinateurs et qu’ils appréciaient la matière”.
L’enseignant affirme que, malgré tout, ce projet créatif construit à minima un pont entre les enfants et la technologie. “Au moins, ils apprennent comment tenir une souris, comment s’asseoir, se tenir droit devant l’ordinateur”. Il souligne que les enfants rêvent de faire l’apprentissage de l’informatique avec du vrai matériel, toucher un vrai ordinateur. “Nous avons une salle libre à l’étage du bas. Nous pourrions parfaitement y installer une salle d’informatique”. Il ajoute que, suite à ce projet, il y a eu des retours positifs.
Une des élèves, Sevda Aslan, dit que ses amiEs ont beaucoup aimé ce projet. “J’ai pu imaginer comment un ordinateur fonctionne, quelle touche a quelle utilité… Je vois les ordinateurs à la télé. Mais je ne l’avais encore jamais touché”. Suna Malçok a le même ressenti, “Je n’ai jamais touché à un ordinateur. Quand j’en ai fabriqué un à la maison, ça m’a fait ressentir comme si je le touchais. C’était agréable”. Quant à Muhammed Malçok, lui, il partage la sensation de Suna, et ajoute “notre professeur nous apprend l’ordinateur, sans aucun ordinateur. Je le remercie beaucoup”.
Deux jours après l’apparition de ces témoignages dans la presse, et les réactions provoquées, la Direction de l’éducation de Diyarbakır a fait une déclaration en appelant le corps éducatif à “demander une autorisation avant toute déclaration auprès des médias”.
Voici la déclaration publié par le quotidien Birgün. Edifiante.
“Les activités menées, les pratiques exemplaires réalisées dans notre province, sont partagées de temps à autre, sur les réseaux sociaux, afin de créer une sensibilisation et montrer exemple. Par ailleurs, les enseignants, directeurs d’école ou des responsables locaux font des déclarations sur divers sujets, auprès des organes de presse écrites ou audiovisuelles.
Cependant, suite aux déclaration effectués sans prévenir les autorités concernés, et sans demande écrite préalable, et avec l’ajout des avis et opinions personnels, il est possible que des résultats négatifs puissent surgir.
Pour cette raison, je prie les enseignants, et directeurs d’établissements de l’éducation de notre province, de demander strictement une autorisation par écrit, avant de faire une déclaration auprès des organes de presse ou partager des informations, concernant les événements positifs ou négatifs, survenus dans les milieux éducatifs ; afin d’éviter par ailleurs toutes sortes de résultats négatifs, de montrer le maximum de sensibilité concernant les partages sur les comptes personnels ou institutionnels sur les médias sociaux.”
Le journal Birgün, partage les captures d’écran de la déclaration signée par le Directeur de l’Education nationale de Diyarbakır, reçu par Whatsapp, et ajoute : “Le responsable d’éducation nationale de la province de Diyarbakır que nous avons contacté pour obtenir plus d’information, a affirmé que les fonctionnaires d’état doivent demander une autorisation avant de s’exprimer auprès de la presse. Après nous avoir demandé où nous avions obtenu l’information concernant la déclaration, il a prétendu qu’elle n’avait jamais été écrite.”
Dans les médias au service du régime, nous lisons aussi d’autres déclarations de la direction de l’éducation nationale de la province de Diyarbakır : “L’école en question est un établissement de 15 classes. Toutes les classes sont équipées de tableaux interactifs dernier-cri, utilisés pour toutes les matières, y compris l’informatique. Par ailleurs, il y existe trois ordinateurs utilisés à des fins administratives. Le travail de “maquette d’ordinateur” effectué par nos élèves, comme devoir intitulé “réaliser son propre concept d’ordinateur” avec du matériel de récupération, a été communiqué à l’opinion publique, en tordant les déclarations des élèves, et avec l’allégation “les élèves ont fait des ordinateurs car à l’école il n’y en a pas”, ce qui est bien loin de la réalité [?!]. Dans notre école, sujet de cette information, pour que les activités éducatives soient menées dans son complet, tout le matériel est existant, et il n’y a aucun manque.”
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Rappelons que le 22 novembre 2010, le Ministère de l’éducation et le Ministères du transport et de l’infrastructure turcs ont lancé un projet concernant toutes les écoles de la Turquie. Le “Projet de Fatih” annonçait offrir aux enfants, des maternelles au lycées, en cinq ans, les “compétences du 21è siècle”. A savoir ; doter chaque enseignant et enfant d’un ordinateur, d’une tablette, et toutes les classes, de tableaux interactifs ; ainsi “créer une société de connaissances et rendre la technologie utile pour l’éducation”.
Le projet prétend offrir aux enfants l’infrastructure de matériel informatique, physique et logicielle, comprenant, une salle informatique pour chaque école, câblages et sources d’énergie suffisantes pour répondre aux installations, la mise en réseau, l’accès de toutes les classes au web, les tableaux interactifs et ordinateurs, ainsi que la formation du corps enseignant pour rendre possible une pratique de l’informatique consciente, sécurisée et administrable, et l’utilisation de l’informatique dans les programmes d’éducation…
Malheureusement, beaucoup de liens étant obsolètes, les articles concernés, voire les médias entiers qui les avaient publiés disparus, il nous a été difficile de trouver des informations saines sur ce qui a été concrétisé réellement dans le cadre de ce projet. A part les réactions au projet d’achat massif de tablettes, qui serait issues d’une seule enseigne… [Si quelqu’un possède des informations, nous sommes preneurs].
Si cet ambitieux projet porte le nom “FATİH”, il n’est pas difficile d’imaginer que tout la matière grise disponible des deux ministères a été portée à ébullition pour trouver une appellation qui permettrait d’obtenir un glorieux acronyme… Ce fut alors “Fırsatları Arttırma ve Teknolojiyi İyileştirme Hareketi Projesi”, qui donne quelque chose comme “Le projet du mouvement pour accroître les opportunités et la technologie”…
Recep Tayyip Erdoğan avait dit d’ailleurs, lors de son discours de lancement : “Alors que Fatih Sultan Mehmet mettait fin au Moyen Âge et entamait une nouvelle ère avec la conquête d’Istanbul en 1453, nous avons aujourd’hui mis fin à un âge sombre dans l’éducation et commencé une nouvelle ère , une ère des technologies de l’information dans l’enseignement turc, avec le projet FATİH.”
Comprenez-le… Pour le monde entier, le Moyen-Âge se termine avec “le déclin de l’Empire Romain”, or en Turquie, dans les écoles on apprend que c’est la conquête d’Istanbul par Mehmet II qui marquerait la fin du Moyen-Âge.
La description dictionnaire du mot “fatih”, est “conquérant”, mais aussi, comme tous les projets -souvent mégalos- du régime actuel, il remplit l’obligation ottomane en un clin d’oeil. C’est donc un projet pour conquérir la fracture numérique, ou un acte technologique de la foi.… Enfin c’était, car il devait s’achever en principe en 2015. L’Est de la Turquie semble avoir échappé à la conquête numérique, sans doute objet d’une conquête militaire, elle permanente.
En regardant les photos, une autre réflexion s’impose… Les ordinateurs en carton en plein projet Fatih, en cours depuis 9 ans, font tache. Il est pourtant une autre image qui saute aux yeux : voir dans cette Turquie “qui fait des jaloux sur toute la planète”, des élèves qui ont cours, vêtus en classe, leurs manteaux…