Serait-ce jeter de l’huile sur le feu que de relier entre eux des faits, des événements, des actes ou déclarations, à l’occasion de la nouvelle publication en fin d’année 2017, d’un décret scélérat en Turquie ?
Cette vidéo de propagande d’ultra-nationalistes bigots ressort aujourd’hui alors qu’elle a été réalisée il y a plus de 6 mois. Dans un salon d’armement, on ne pouvait espérer autre chose qu’une démonstration guerrière.
- Il y a des espaces de tir, il y a des endroits adaptés autorisés par la gendarmerie, la police. Maintenant des polygones sont construits. Désormais, les gens se préparent pour quelque chose, dans le pays. Nous en sommes conscients.
- C’est à dire que le 15 juillet (tentative de coup d’état) on s’est fait prendre au dépourvu ?…
- Après le 15 juillet, à la fois le nombre de groupes, de groupes tactiques, et le nombre d’armes ont commencé à augmenter. Nos gens ont commencé à s’armer. Et notre Etat, que Allah le protège, soutient [cela]. En effet il soutient. Parce que le 15 juillet, nous avons été pris au dépourvu, subitement… Par exemple, nous n’en possédions pas (il montre son arme)… moi j’en avais, des copains en avaient, mais d’autres n’en avaient pas. Qu’ont-ils fait ? Ils y ont mis leur corps. C’est à dire qu’ils ont tissé une armure de chair. Il [Etat] a donc dit, ‘il faut désormais montrer, donner quelque chose à notre peuple’. Si Allah le veut bien, si ces armes à canon rayé, c’est à dire des armes militaires [faites au pays] sortaient, c’est à dire la vente dans le pays commençait, on pourrait utiliser notre propre arme.
SADAT tipi paramiliterler “devletimiz izin verdi. 15 Temmuzda hazırlıksızdık şimdi değil” diyebiliyor
Bu silahlı birlikler kimi koruyacak? pic.twitter.com/jqvo982Dsa— hayritunc (@hayriituncc) 8 juin 2017
Extrait d’un reportage de Ahsen TV (une chaîne web-video islamiste existant depuis fin 2014) de 18 minutes, réalisé dans le salon de l’armement à Istanbul, et diffusé le 23 avril 2017. L’intégrale de ce reportage est titré “Topunuz gelin”. Une expression en turc, qui correspond à “Venez tous si vous avez des c…”
Ne voulant pas contribuer à l’audience, nous vous épargnons le lien. Vous pouvez sans problème trouver le reportage avec son titre si vous souhaitez le voir.
Le reportage se termine avec le beau mot de la fin du présentateur (17:43) “Comme dit le Reis (Erdoğan), le PYD, PKK, Daech, venez tous !” Sur ces paroles le groupe cible la camera.
AKP veut dire AK Parti et ak en turc : blanc, propre. Après le 15 juillet 2016 des organisations ont commencé à apparaitre sur des réseaux sociaux, en adoptant des noms tels que “AKmilisler” (milices AK), “AKgençlik” (jeunesse AK). Ces derniers se sont rajoutés à “Osmanlı Ocakları” (Les foyers ottomans) et les “Osmanlı Ocakları 1453” nés de scissions avec ces derniers, toutes deux organisations informelles de l’AKP. Tous ces groupes avec vitrine sur les réseaux sociaux, ont fait des appels à s’armer sous le hashtag “#AKsilahlanma” “AKarmement”. Le dernier décret accompagne à merveille ces appels.
Les propos ne sont pas ceux d’un commercial ou d’un membre d’un quelconque lobby d’armement. Ce sont ceux d’une aile majoritaire à la base de la nébuleuse AKP/MHP. Ils font écho à toutes les justifications et conseils donnés à l’époque sur la nécessaire sécurisation contre le terrorisme, des militants pro-régime, des cadres, voire des ministres… Ils prolongent l’idée de la défense populaire contre le terrorisme infiltré, du grand élan qui vit des foules défiler en juillet 2016, et de l’idée prononcée dans un des nombreux discours d’Erdoğan disant à peu près que “le petit commerçant est notre meilleur allié et défenseur”. Et en disant cela, il ne parlait pas d’économie ou de commerces de proximité…
De nombreux journalistes et politiques ont attiré l’attention sur cette vague d’armement civil. Par exemple Aydın Engin écrivait le 23 novembre 2016 dans Cumhuriyet, “la base de l’AKP s’arme sans scrupule”.
Il soulignait également qu’aucune autorité politique ne démentait ni ne condamnait cette situation et rappelait que le conseiller du Président de la République Şeref Malkoç avait déjà déclaré précédemment que “le chemin du port d’arme avec permis sera ouvert, pour contrer les coups d’état”.
L’auteur constatait que le chemin était parcouru, et il survolait les propos des autorités. Melih Gökçek, alors Maire d’Ankara métropole dans une émission télé : “Il y a eu un armement extraordinaire. Ils achètent des fusils à pompe et les mettent dans leurs maisons. Si demain tu essaies de faire un coup d’état avec fusil militaire et Kalash, ceux là viendront en face de toi avec leur fusil à pompe. Ils ont enfin compris. Le monde essaie de nous piéger. Faut-il qu’un coup d’état se déroule, et qu’ils disent, ‘je vais attendre qu’on vienne me tuer’ ? ”
Aydın Engin précisait dans son article, “La façon dont cet ‘extraordinaire armement’ fonctionne a été exprimé sans fard, sans effort de censure, par les préfets de Rize et Edirne.”
En effet le préfet de Rize, Erdoğan Bektaş, (précédemment préfet de Manisa), avait décrit cet acharnement par ces paroles. “A Rize, j’ai donné seulement en trois mois, le nombre permis de port d’armes que j’ai donné en deux ans à Manisa.”
Quant à Edirne, la Préfecture pratiquait comme “moyen d’empêchement” un système de “soutien”. Il s’agissait de reclamer aux demandeurs de permis, de faire un don allant jusqu’à 10 000 livres turques (2200€ avec le cours actuel) à des fondations choisies par les soins de la préfecture. Ceux qui pouvaient payer, pouvaient alors partir avec le permis dans la poche.
L’auteur, inquiet de “la situation vers laquelle le pays est poussé par Erdoğan et son équipage, et d’une éventuelle explosion de mouvement de masse”, nous rappelait dans son article, “les chants qui s’élevaient des quartiers bastions de l’AKP lors de la résistance de Gezi, ‘Ouvre-nous le chemin, on viendra ! Gezi, on l’écrasera !’ ” et le refrain d’Erdoğan de cette époque ‘Je tiens les 50% difficilement chez eux’. Il posait donc il y a un an déjà LA question : “Quel est le but de ces efforts d’armement ? CONTRE QUI ces armes seront utilisées ?”
L’idée même que l’appareil d’Etat doit se doubler d’affidés et de milices occultes est présente dans la tête de tout idéologue fascisant. Et avoir tant combattu le pouvoir politique des forces armées turques autrefois pratiquement constitutionnel, pour accorder une totale confiance aux Etats Majors serait mal connaître le Président turc. Que cette armée soit présente en Syrie, assassine à l’Est, et participe des manoeuvres de l’OTAN ne pose guère de problèmes, même aux “opposants” officiels kémalistes. Qu’elle soit, à force de complots anciens et de purges nouvelles devenue complètement fiables aux yeux du Reis est autre chose.
Le fait d’avoir constitué dans le clan familial quasi une filière d’armement de haut niveau, par mariage, et de rattacher dans le dernier décret la recherche et l’industrie d’armement directement à la présidence, ne peut être interprété qu’à l’aune du budget des armées 2018 actuellement voté au Parlement turc. Ce budget est un budget de guerre. C’est ainsi que le dénonce Garo Paylan, député HDP, dans une interview récente sur Gazete Duvar.
L’armée n’est plus désormais une sphère de pouvoir politique, ses officiers supérieurs étant sur sièges éjectables, à la volonté du Calife. Et le régime s’en sert plus qu’il ne s’y appuie.
On connaît également le sort fait à la police, et la multiplication des effectifs en même temps que les purges. Il y a eu toute une polémique sur les recrutements, l’existence ou non de concours, le type de contrats, au cours de cette année 2017. La police n’est plus guère une police de sécurité publique, mais bien ouvertement une force de répression “anti-terroriste” tous azimuts, dont le pouvoir use autant que de la justice. Une part plonge ses racines dans des forces supplétives aux contours difficilement identifiables.
L’appareil d’Etat fragilisé et divisé par les purges successives repose donc sur la doctrine populiste de “l’ennemi de l’intérieur et de la Nation unie et indivisible” distillée à tous les étages, et sur les prébendes qu’il dispense, tout comme sur l’obéissance bureaucratique, davantage que sur des pouvoirs constitutionnels contrôlables. Il suffit de voir le sort qui est fait à toutes les enquêtes sur les bavures et les crimes pour s’en convaincre. Un germe de fascisme supplémentaire.
Est-ce à dire qu’Erdoğan est un dictateur aux pouvoirs absolus et incontrôlables ?
Son utilisation permanente des rouages institutionnels contredirait cette affirmation. Et il serait intéressant d’analyser les fissures politiciennes dans l’AKP même, et le rôle de balancier que continue de jouer l’ex sociale démocratie turque, en opposition officielle. L’alliance/absorption avec les ultra-nationalistes, garantie absolue de pouvoir enfiler les habits d’Atatürk, même sous uniforme de nouveau Calife, nécessite également d’y mettre les formes.
La dialectique d’Erdoğan veut qu’il prépare la guerre pour remporter des élections dont il se passerait volontiers. Depuis 2015, on aura compris cela. Et ce faisant, il fait autant le lit du fascisme que de l’islamisme radical, entre lesquelles il navigue en bon populiste nationaliste bigot. Et cette dialectique semble lui réussir jusqu’ici.
La première anicroche fut le référendum gagné d’extrême justesse, vite oubliée du fait des “interventions extérieures” et des discours sur “les ingérences et les accusations mensongères sur la démocratie en Turquie”. Mais l’idée que la réforme constitutionnelle et la présidentialisation pourraient servir à d’autres fait son chemin, d’autant que derrière les succès économiques apparents une surchauffe fait plonger la livre turque, et que la corruption cachée refait surface avec les affaires en cours aux Etats-Unis.
De quoi donner des ailes à des chevaux de retour, et laisser penser à d’autres que si le manche venait à changer de main, il faudrait s’y préparer, d’autant que la seule opposition démocratique est pour majorité en prison et la “traditionnelle” fatiguée de sa dernière marche.
Le feu des résistances brûle pourtant toujours, malgré la peur, la démoralisation et la polarisation extrême…
Il est donc l’heure pour le régime de reverser de l’huile sur ce feu pour réaliser la prophétie de 2023.
English: To arms, citizens! Light the fires! Click to read