Dans le cadre de la Semaine anti­colo­niale et antiraciste, s’est tenu à Paris, le 11 mars 2017, un débat sur les expéri­ences com­parées des zap­atistes et des Kur­des (prin­ci­pale­ment le Roja­va), à l’initiative du col­lec­tif « Sor­tir du colo­nial­isme ». Le texte ci-dessous n’en est pas le compte ren­du mais la mise en forme des notes pré­para­toires de l’auteur qui s’est aidé des travaux sur le Chi­a­pas d’un autre inter­venant, Jérôme Baschet.

De cette com­para­i­son, il ressort que si les zap­atistes du Chi­a­pas se sont résol­u­ment inscrits dans un pro­jet de démoc­ra­tie directe, au Roja­va, le proces­sus est plus com­pliqué. Sem­ble se dessin­er un type de démoc­ra­tie par­tic­i­pa­tive au risque de con­trari­er l’ambition de con­stru­ire une société sans État.


L’autonomie, au sens révo­lu­tion­naire, est la volon­té et la capac­ité d’une com­mu­nauté de s’organiser et de s’autogouverner sur un ter­ri­toire restreint, la com­mune, qui, fédérée à d’autres com­munes, forme la com­mune des com­munes. Cette idée, anci­enne, de sup­primer la sépa­ra­tion entre gou­ver­nants et gou­vernés, de s’éloigner de tout pou­voir autori­taire éta­tique, patri­ar­cal ou autre, tra­verse l’épopée zap­atiste comme la dynamique kurde.

Les Indi­ens du Mex­ique comme les Kur­des de Turquie et de Syrie ont con­science qu’ils ne lut­tent pas seule­ment pour leur éman­ci­pa­tion, mais pour celle de tous les peu­ples de l’humanité. Aus­si, ne nous deman­dent-ils pas de sanc­ti­fi­er leurs actions et réal­i­sa­tions, mais de prof­iter de leur expéri­ence pour con­stru­ire notre pro­pre autonomie à par­tir de notre his­toire et du con­texte dans lequel nous vivons.

Aperçu géopolitique

Avant que l’autonomie ne devi­enne la final­ité poli­tique, c’est une lutte de libéra­tion nationale qu’entreprirent les deux peu­ples pour sor­tir de leur statut colo­nial. Ils la com­mencèrent sous la ban­nière du marx­isme-lénin­isme. Sous l’impulsion de leurs lead­ers, le sous-com­man­dant Mar­cos et Abdul­lah Öcalan, qui ne fai­saient qu’exprimer un ques­tion­nement pro­fond, se révélèrent l’impasse de la con­struc­tion d’un État-nation comme la dan­gerosité du marx­isme-lénin­isme pour édi­fi­er une société éman­cipée. En Amérique cen­trale et en Mésopotamie se mirent en route, à l’orée du siè­cle, deux mou­ve­ments d’émancipation par le com­mu­nal­isme, sur un ter­ri­toire a peu près égal à celui de la Bel­gique, mais avec une pop­u­la­tion plus impor­tante au Roja­va (4 mil­lions d’habitants) qu’au Chi­a­pas (quelques cen­taines de milliers),

Dans les deux cas l’environnement est hostile.
Au Chi­a­pas, la guerre fut courte. La résis­tance per­dure néan­moins pour se pré­mu­nir des provo­ca­tions, men­aces et inter­ven­tions du gou­verne­ment nation­al ou région­al et des cap­i­tal­istes. Aus­si, de la con­fronta­tion avec des organ­i­sa­tions paysannes rivales.
Au Roja­va, la guerre est totale. Con­tre les dji­hadistes, le régime de Bachar al-Assad, les opposants à ce régime et pour finir les envahisseurs turcs. Égale­ment con­tre une oppo­si­tion interne soutenue par le Gou­verne­ment région­al du Kur­dis­tan d’Irak, allié des Turcs.

L’un et l’autre sont pau­vres. Encore le Roja­va a‑t-il des ressources pétrolières et agri­coles poten­tielles dont l’exploitation locale a été ren­due dif­fi­cile par le colonisa­teur syrien. Par con­tre, les deux ter­ri­toires ont une soci­olo­gie différente.
Le Chi­a­pas présente une iden­tité eth­nique, les Indi­ens, et religieuses, la chrétienté.
Le Roja­va est une mosaïque de peu­ples (Kur­des, Arabes, Chaldéens, Syr­i­aques, Turk­mènes, Arméniens, Cau­casiens) et de reli­gions (musul­mans et chré­tiens de divers­es obé­di­ences). Le pre­mier acte des révo­lu­tion­naires kur­des sera de proclamer l’égalité de tous les peu­ples et de toutes les reli­gions en pré­cisant, pour ces dernières, qu’elles appar­ti­en­nent au domaine privé.

Institutions de l’autonomie

Le Chi­a­pas ne se revendique pas d’une idéolo­gie déter­minée, il con­stru­it son sys­tème poli­tique en avançant sur le chemin de l’autonomie.
Le Roja­va, lui, se réfère directe­ment au con­fédéral­isme démoc­ra­tique pen­sé par Abdul­lah Öcalan, lui-même inspiré par le munic­i­pal­isme lib­er­taire du philosophe améri­cain Mur­ray Bookchin, père de l’écologie sociale.

L’autonomie a‑t-elle besoin d’une con­sti­tu­tion, de lois ? C’est toute la ques­tion du droit en anar­chie qui con­duit à rechercher des normes non-éta­tiques de gou­verne­ment, c’est-à-dire des normes d’autogouvernement et pour mieux dire encore, d’autogestion poli­tique et économique.

Si l’organisation de la société civile fondée sur la com­mune présente la même struc­tura­tion au Chi­a­pas et au Roja­va, dans ce derniers pays sub­siste un pro­to-État. Le Chi­a­pas est divisé en cinq zones autonomes et 27 com­munes, le Roja­va en trois can­tons autonomes et une ving­taine de munic­i­pal­ités dont 12 au Jazi­ra (Cizîrê), le plus grand des cantons.

Au Chi­a­pas, à la base, est la com­mu­nauté (ou vil­lage) organ­isée avec une assem­blée com­mu­nau­taire et des agents com­mu­nau­taires. Les com­mu­nautés se fédèrent en com­munes avec un con­seil munic­i­pal for­mé de délégués élus pour deux ou trois ans. Les com­munes autonomes envoient des représen­tants à l’assemblée générale de zone laque­lle désigne un con­seil de bon gou­verne­ment chargé de la coor­di­na­tion de la mise en œuvre des déci­sions col­lec­tives rel­a­tives à la ges­tion des ressources, l’éducation, la san­té, la jus­tice, etc.
Au niveau de la zone, les man­dats sont de courte durée, la rota­tion des charges assur­ant la liai­son per­ma­nente avec les com­munes. Un va-et-vient con­stant s’établit entre le con­seil de bon gou­verne­ment, l’assemblée générale de zone et les com­mu­nautés et com­munes avant toute déci­sion. Le proces­sus de rat­i­fi­ca­tion peut pren­dre du temps. En l’absence de con­sen­sus, la déci­sion est mise au vote, la posi­tion minori­taire n’étant pas écartée mais con­servée pour, éventuelle­ment, com­pléter ou rem­plac­er le choix majori­taire qui se révélerait inadéquat. Tous les délégués doivent stricte­ment respecter leur man­dat et con­sul­ter la base s’ils ne s’estiment pas man­datés sur la ques­tion soulevée. Ils sont révo­ca­bles et non rémunérés.
Ain­si, peut-on par­ler d’une société sans État, d’une démoc­ra­tie directe où le lég­is­latif et l’exécutif sont fon­dus dans les assem­blées générales des autonomies et dans le con­seil de bon gou­verne­ment qui n’est juste­ment pas un gou­verne­ment. Sans con­sti­tu­tion ni cor­pus de lois mais plutôt avec un droit cou­tu­mi­er en per­pétuelle élab­o­ra­tion, les zap­atistes recherchent la meilleure manière de faire fonc­tion­ner l’autonomie.

Au Roja­va, les com­munes autonomes qui cor­re­spon­dent aux com­mu­nautés du Chi­a­pas se fédèrent en dis­trict puis en munic­i­pal­ités, ces dernières sont l’équivalent des com­munes du Chi­a­pas. Par exem­ple, la munic­i­pal­ité de la grande ville du Jazi­ra, Qamis­lo, est com­posée de 6 dis­tricts et 108 com­munes. Au niveau munic­i­pal, est for­mé un con­seil pop­u­laire com­posé des prési­dents et co-prési­dents des dis­tricts et de con­seillers élus qui sont en majorité. Cette organ­i­sa­tion en trois niveaux est emprun­tée au pro­jet du Mou­ve­ment de la société démoc­ra­tique (TEV-DEM) lequel assure, aujourd’hui, les ser­vices publics de la san­té, de l’éducation, des trans­ports, etc.
Comme au Chi­a­pas on retrou­ve des modal­ités de man­date­ment avec rota­tion des tâch­es, man­dat pré­cis et révo­ca­tion instan­ta­née (ad nutum). Dans toutes les assem­blées générales, tous les con­seils et comités, toutes les délé­ga­tions, l’égalité entre les hommes et les femmes est assurée alors qu’au Chi­a­pas, les acteurs de l’autonomie ont con­science que la place des femmes est insuff­isante dans les proces­sus de déci­sion et les modes de représentation.
Par­al­lèle­ment à l’autonomie com­mu­nale existe une struc­ture pro­to-éta­tique con­tenu dans une con­sti­tu­tion d’un type par­ti­c­uli­er appelée Charte du con­trat social du Roja­va. L’organisation mise en place dans cha­cun des can­tons est directe­ment inspirée de la démoc­ra­tie des Lumières avec la sépa­ra­tion des trois pou­voirs, lég­is­latif, exé­cu­tif et judi­ci­aire pré­con­isée par Mon­tesquieu. Le nom même de « con­trat social » est une référence à Jean-Jacques Rousseau. Chaque can­ton du Roja­va pos­sède donc :

– Un con­seil lég­is­latif qui fait les lois. Il est en principe élu au suf­frage uni­versel mais à cause de la guerre, les « députés » dans les can­tons de Jazi­ra et de Kobane sont actuelle­ment désignés par les organ­i­sa­tions de la société civile de manière à respecter la représen­ta­tion de toutes les ten­dances poli­tiques, eth­niques et religieuses et l’équilibre homme-femme. Le TEV-DEM ayant sa pro­pre représen­ta­tion, mais minoritaire.
– Un con­seil exé­cu­tif et un gou­verneur chargés de faire appli­quer les lois.
– Une jus­tice indépen­dante du lég­is­latif et de l’exécutif.
On ajoutera à cela une Cour suprême con­sti­tu­tion­nelle pour veiller au respect de la Charte et un Con­seil judi­ci­aire pour garan­tir l’indépendance de la justice.

Cette sur­vivance d’un lég­is­latif et d’un exé­cu­tif est en con­tra­dic­tion avec l’idée d’autonomie. Il ne suf­fit pas renom­mer le sys­tème « Auto-admin­is­tra­tion démoc­ra­tique » parce que le pou­voir lég­is­latif et le pou­voir exé­cu­tif ne feraient qu’exécuter les déci­sions venues d’en bas, pour qu’il en soit ain­si dans les faits. D’ailleurs, quel gou­verne­ment n’avance-t-il pas la sou­veraineté du peu­ple pour jus­ti­fi­er son pouvoir ?

La Charte du Roja­va, dans le con­texte proche-ori­en­tal, n’en est pas moins un texte nova­teur en ce sens qu’elle affirme la volon­té de con­stru­ire l’autonomie démoc­ra­tique, le principe d’égalité entre les hommes et les femmes et entre toutes les eth­nies, la néces­sité d’un développe­ment durable et qu’elle con­damne l’autoritarisme, le mil­i­tarisme, le cen­tral­isme et l’intervention des autorités religieuses dans les affaires publiques. La struc­tura­tion poli­tique qu’elle institue est bien celle d’un État avec son gou­verne­ment sauf à con­sid­ér­er que cet État et ce gou­verne­ment sont des insti­tu­tions pro­vi­soires aux pou­voirs lim­ités au strict néces­saire pour coor­don­ner le can­ton pen­dant la sit­u­a­tion con­flictuelle, et organ­is­er les pre­miers pas de la nation démoc­ra­tique quand la paix sera rev­enue. Alors, cet État fonc­tion­nel se dis­soudra pro­gres­sive­ment et naturelle­ment dans la société civile. Hélas, l’histoire ne nous donne que des exem­ples con­trari­ant une telle inten­tion. La Com­mune de Paris crée un comité de salut pub­lic, le gou­verne­ment bolchévique écrase les sovi­ets, et les anar­chistes entrent au gou­verne­ment répub­li­cain pen­dant la guerre d’Espagne. Fau­dra-t-il alors, si les autorités pro­to-éta­tiques n’ont pas elles-mêmes pro­gram­mées leur dis­pari­tion que, comme prévu dans le con­fédéral­isme démoc­ra­tique d’Abdullah Öcalan, les com­munes autonomes se sub­stituent à l’État et élim­i­nent défini­tive­ment les insti­tu­tions de la démoc­ra­tie par­lemen­taire ? On peut se deman­der si c’est le chemin que prend le pro­jet de Fédéra­tion démoc­ra­tique de la Syrie du Nord.

Parce que la coor­di­na­tion des trois can­tons s’est révélée défail­lante, parce qu’il fal­lait inté­gr­er les régions libérées de l’État islamique dans l’ensemble de l’autonomie démoc­ra­tique, les autorités du Roja­va déci­dent, fin 2015, d’engager un proces­sus d’étude et de con­sul­ta­tion qui abouti­ra à une pre­mière assem­blée con­sti­tu­ante les 17 et 18 mars 2016. Celle-ci lance le chantier d’élaboration d’une charte con­sti­tu­tion­nelle pour la Fédéra­tion de la Syrie du Nord-Roja­va puisqu’il s’agit de fédér­er les trois can­tons et de nou­veaux ter­ri­toires libérés ou en voie de l’être avec voca­tion de s’étendre à toute la Syrie. Là encore est organ­isée une con­sul­ta­tion tant des pop­u­la­tions con­cernées que de per­son­nes qual­i­fiées (uni­ver­si­taires, intel­lectuels, artistes…).

Une deux­ième assem­blée con­sti­tu­ante s’est tenue du 27 au 29 novem­bre 2016. Les 165 délégués ont adop­té un pro­jet de Fédéra­tion démoc­ra­tique de la Syrie du Nord (DFNS), le mot Roja­va a dis­paru pour mar­quer qu’il ne s’agit pas d’une ambi­tion essen­tielle­ment kurde mais ouverte aux autres com­mu­nautés, notam­ment la pop­u­la­tion arabe. Que penser de la représen­ta­tiv­ité des délégués de cette assem­blée notam­ment de celle des 22 par­tis poli­tiques participants ?

En jan­vi­er 2017, est con­sti­tué un con­seil exé­cu­tif coprésidé par une Kurde et un chrétien.
Le pro­jet de nou­velle charte affirme, comme dans la Charte du Roja­va, l’ensemble des droits et lib­ertés civils et poli­tiques : égal­ité des sex­es et des eth­nies, lib­erté religieuse et laïc­ité, lib­erté d’opinion et de réu­nions, libéra­tion des femmes et des jeunes du patri­ar­cat… sans oubli­er le droit de propriété.

Le pro­jet refonde la struc­ture poli­tique sans, apparem­ment, se référ­er au con­fédéral­isme démoc­ra­tique, ce que ne fait pas non plus la Charte du Roja­va. Les com­munes, dis­tricts et munic­i­pal­ités sont inté­grés au sys­tème. Sim­ple mise en con­for­mité ou lim­ite à l’autonomie ? Au niveau supérieur, le can­ton change d’appellation et devient la région. Toutes les régions seront représen­tées dans un con­seil pop­u­laire démoc­ra­tique. Cha­cun des cinq niveaux de déci­sion se dotera d’un con­seil exé­cu­tif et de com­mis­sions indépen­dantes sur les ques­tions économiques, sociales et cul­turelles (femmes, jeunesse, économie, écolo­gie, etc.). Les assem­blées de ces cinq niveaux seront com­posés pour 60 % de mem­bres élus et pour 40 % de délégués de la société civile (asso­ci­a­tions sociales, coopéra­tives, organ­i­sa­tions pro­fes­sion­nelles, groupes de défense des droits de l’homme ou com­mu­nautés religieuses).

Comme dans la Charte du Roja­va sera garan­ti un quo­ta min­i­mum de représen­ta­tion de 40 % pour cha­cun des deux sex­es. La struc­ture con­sti­tu­tion­nelle est donc prête pour être mise en place, mais elle ne l’est pas encore ne serait-ce qu’en rai­son de la dif­fi­culté d’organiser des élec­tions régionales et fédérales.

Com­ment qual­i­fi­er ce sys­tème poli­tique ? Bien qu’une majorité de délégués soient élus, nous ne sommes plus dans une pure démoc­ra­tie représen­ta­tive. Pour autant, l’existence d’un con­seil lég­is­latif et d’un con­seil exé­cu­tif écarte la qual­i­fi­ca­tion de démoc­ra­tie directe telle que celle du Chi­a­pas. La nou­velle auto-admin­is­tra­tion démoc­ra­tique sera un type de démoc­ra­tie par­tic­i­pa­tive, ce qui n’est déjà pas mal au regard de ce qui existe au Proche-Ori­ent et, prob­a­ble­ment, de toutes les con­sti­tu­tions en vigueur dans le monde. Pou­vait-il en être autrement ? Peut-être pas, mais on reste encore loin du con­fédéral­isme démoc­ra­tique. Il n’est ni écrit ni dit que ce sys­tème ne soit qu’une étape préal­able à la société sans État. Reste encore à savoir quelle sera la répar­ti­tion des pou­voirs entre cha­cun des éch­e­lons de la fédéra­tion et quel sera le statut des délégués, notam­ment des « députés » du con­seil lég­is­latif fédéral. Les assem­blées com­mu­nales et munic­i­pales jouiront-elles d’une totale autonomie comme enten­due dans un cadre munic­i­pal­iste ? Le con­seil exé­cu­tif fédéral sera-t-il un gou­verne­ment clas­sique ou un organe de coor­di­na­tion fonc­tion­nel c’est-à-dire assur­ant les mis­sions qui ne peu­vent l’être à des niveaux inférieurs ? Et, dans l’esprit même du pro­jet éman­ci­pa­teur, quelle sera la par­tic­i­pa­tion effec­tive de la pop­u­la­tion à la démoc­ra­tie ? Sera-t-elle autre que de met­tre un bul­letin de vote dans l’urne ?

Les interférences politico-militaires

Deux per­son­nal­ités domi­nent le théâtre poli­tique du Chi­a­pas et du Roja­va. Le sous-com­man­dant Mar­cos a su médi­a­tis­er, avec un tal­ent tout per­son­nel, la lutte des Indi­ens sans don­ner l’impression d’en être le chef. Il n’est qu’un « sous-com­man­dant » anonyme. Abdul­lah Öcalan est, par con­tre, le leader incon­testé du Mou­ve­ment kurde, un chef sans pou­voirs directs puisque empris­on­né depuis 1999. On s’étonne en Occi­dent du culte de la per­son­nal­ité dont béné­fi­cie Öcalan à la dif­férence de Mar­cos. Sans entr­er dans un débat sans fin, soulignons que sa per­son­ne scelle l’unité et la lutte du peu­ple kurde, porte l’espoir de la libéra­tion et, mais cela ne plaît à tout le monde, sym­bol­ise la société lib­er­taire à venir.

Au Chi­a­pas comme au Roja­va, s’insinue dans le jeu de l’autonomie et, pour ce qui est du Roja­va, des insti­tu­tions con­sti­tu­tion­nelles, un tuteur : l’Armée zap­atiste de libéra­tion nationale (EZLN) à la fois armée et par­ti ; le Par­ti de l’Union démoc­ra­tique (PYD) qui con­trôle les Unités de pro­tec­tion du peu­ple (YPG-YPJ).

Aux dires même des zap­atistes, l’EZLN n’est pas démoc­ra­tique puisque c’est une armée. Mais comme elle a mis en place le sys­tème de l’autonomie et assure sa péren­nité, l’organisation politi­co-mil­i­taire jouit d’une forte influ­ence morale et se laisse par­fois aller à des intru­sions dans le jeu de l’autonomie mal­gré l’interdiction du cumul d’une fonc­tion de com­man­de­ment dans l’EZLN et d’une charge dans l’autonomie.

La même obser­va­tion pour­rait être faite pour le PYD. S’agissant des mil­ices des YPG, les ques­tions de leur mil­i­tari­sa­tion voire de leur mil­i­tarisme sont évidem­ment sen­si­bles, spé­ciale­ment pour les lib­er­taires. Peut-on faire l’économie d’une dis­ci­pline mil­i­taire en temps de guerre ? Celle-ci et toutes ses con­traintes pla­cent le PYD comme au-dessus d’un sys­tème qui lui doit son orig­i­nal­ité et sa survie. Il serait con­traire à l’esprit des chartes de TEV-DEM et du Roja­va que le par­ti « noy­aute » les insti­tu­tions publiques ou civiles. Toute­fois, comme au Chi­a­pas les mem­bres de l’EZLN, les mil­i­tants du PYD sont aus­si des acteurs en pre­mière ligne pour la pro­mo­tion de l’autonomie et l’acceptation de charges. Autrement, com­ment expli­quer que la fonc­tion de min­istre des Affaires étrangères ou celle d’ambassadeur itinérant du Roja­va soit, de fait, assurée par le co-prési­dent du PYD, Saleh Mus­lim, même s’il n’est pas ques­tion de met­tre en doute son dévoue­ment et son hon­nêteté politique ?

Composer avec les frontières étatiques

Les Indi­ens du Chi­a­pas comme les Kur­des de Syrie ne deman­dent pas leur indépen­dance, mais l’autonomie, le droit de se gou­vern­er eux-mêmes dans un cadre fédéral­iste, au sein des fron­tières du Mex­ique et le la Syrie.

Au Chi­a­pas, si l’État n’est pas dedans bien que ten­tant d’y entr­er en faisant, par exem­ple, du chan­tage aux pro­grammes d’aide sociale, il est tout autour. Tou­jours menaçant. Il n’en faut pas moins com­pos­er avec lui et notam­ment avec les autorités offi­cielles qui parta­gent le même ter­ri­toire pour régler tant les ques­tions com­munes que les con­flits entre communautés.

Au Roja­va, le fédéral­isme est présen­té comme une solu­tion de paix pour résoudre la crise syri­enne en par­ti­c­uli­er et proche-ori­en­tale en général. L’idée chem­ine mais davan­tage vers un fédéral­isme éta­tique qui n’a rien à voir avec le con­fédéral­isme démoc­ra­tique ou le munic­i­pal­isme lib­er­taire (voir ci-dessus le pro­jet de Fédéra­tion démoc­ra­tique de la Syrie du Nord). Pour l’immédiat, l’État syrien n’a pas totale­ment dis­paru au Roja­va. Deux exem­ples. Tout le monde sait que la Syrie rémunère des fonc­tion­naires du Roja­va, ce qui est con­sid­éré comme nor­mal par les autorités locales puisque ces fonc­tion­naires rem­plis­sent des mis­sions publiques et que le Roja­va est par­tie inté­grante de la Syrie. Sec­ond exem­ple, il reste des poches de l’administration éta­tique, ain­si à Qamis­lo, la jus­tice d’État et la jus­tice du con­sen­sus de l’autonomie démoc­ra­tique demeurent en concurrence.

À la dif­férence du Chi­a­pas qui, au niveau inter­na­tion­al, recherche une sol­i­dar­ité inter­na­tionale mil­i­tante, le Roja­va met d’avantage l’accent sur sa recon­nais­sance par les États étrangers, les insti­tu­tions inter­na­tionales, les par­tis étab­lis et les per­son­nal­ités de la social-démoc­ra­tie ou de la démoc­ra­tie libérale. La sit­u­a­tion mil­i­taire n’est évidem­ment pas étrangère à cette démarche qui est aus­si une expli­ca­tion diplo­ma­tique, mais non la seule, de la sur­vivance d’un État au Rojava.

Composer avec le capitalisme

Dans les zones autonomes du Chi­a­pas, les col­lec­tiv­ités auto­gérées rem­pla­cent l’entreprise privée et le monde marc­hand tel que le com­prend le con­som­ma­teur occi­den­tal a dis­paru. Mais le Chi­a­pas n’est pas en mesure de vivre en autar­cie, il doit s’arranger avec le cap­i­tal­isme à ses portes pour ses besoins vitaux notam­ment en matériel domes­tique, agri­cole ou autre, pour aus­si écouler ses mod­estes productions.

Au Roja­va, il est clair que le cap­i­tal­isme pas plus que la pro­priété privée des moyens de pro­duc­tion ne sont abo­lis. La livre syri­enne con­tin­ue d’avoir cours légal. L’auto-administration démoc­ra­tique assure, avec beau­coup d’entraves dues aux embar­gos des gou­verne­ments turc et kurde d’Irak, les échanges inter­na­tionaux et organ­ise, s’il le faut, le marché noir. Elle fait même appel aux investisse­ments inter­na­tionaux. Sans suc­cès. Dans la théorie du munic­i­pal­isme lib­er­taire comme dans celle du con­fédéral­isme démoc­ra­tique, au même titre que la société civile va pro­gres­sive­ment se sub­stituer à l’État, l’économie sociale emmenée par les coopéra­tives va sub­ver­tir le cap­i­tal­isme. Ce sera long. Risqué donc puisque le temps joue en faveur du cou­ple fusion­nel Capital-État.

À not­er, dans les deux pays, un souci écologique pour assur­er un développe­ment durable et se pré­mu­nir des méfaits d’une pro­duc­tion agri­cole et indus­trielle non maîtrisée.

Perspectives

Les défis des révo­lu­tion­naires du Chi­a­pas comme du Roja­va sont grands. Seront-ils relevés ? Il est des ques­tions récur­rentes. Pourquoi l’expérience du Chi­a­pas qui a main­tenant plus de vingt ans ne s’est pas répan­du au Mex­ique et ailleurs ? Pourquoi l’expérience du Roja­va, dont la propo­si­tion poli­tique est nova­trice, n’intéresse pas au-delà de petits cer­cles militants ?

Restons opti­mistes. Partout dans le monde se man­i­fes­tent des ini­tia­tives pour vivre et pro­duire autrement. Partout, les mis­es en gardes aux pou­voirs poli­tiques cor­rom­pus se mul­ti­plient. Il ne reste plus qu’à nous organ­is­er comme l’ont fait les habi­tants du Chi­a­pas et de la Syrie du Nord, puis d’aller, avec eux, plus loin en nous fédérant pour effac­er de l’avenir du monde l’État et le cap­i­tal­isme. Dif­fi­cile mais pas impos­si­ble parce que la Com­mune ne meurt jamais !

Pierre Bance /22 mars 2017 (Arti­cle pub­lié sur le site Autre futur.net)


Et pour aller plus loin :

Pierre Bance
Un autre futur pour le Kur­dis­tan ? Munic­i­pal­isme lib­er­taire et con­fédéral­isme démocratique
Paris, Édi­tions Noir et Rouge, févri­er 2017, 400 pages.

Jérôme Baschet
Adieux au cap­i­tal­isme. Autonomie, société du bien vivre et mul­ti­plic­ité des mondes,
Paris, La Décou­verte, « Poches sci­ences humaines et sociales », n° 458, 2e édi­tion, 2016, 208 pages, spé­ciale­ment le chapitre II « Con­stru­ire l’autonomie : la poli­tique sans l’État »

 Livre • Un autre futur pour le Kurdistan ? 
Interrogations autour du Kurdistan dans “Chroniques rebelles”

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