Une autre tra­duc­tion d’un bil­let d’Ah­met Altan, paru il y a un an. Il nous par­le du Print­emps et de la Turquie qui ne le fête pas.

Avec une fausse naïveté, et dans le con­tre­pied, comme dans nom­bre de ses arti­cles de presse, il s’adresse à “la bonne con­science” qui se tait et appelle, juste­ment, à la rébel­lion des con­sciences. Un appel à chas­s­er l’hiv­er, son “gris pois­seux, brun sans iden­tité”. “Newroz” es-tu là ?

Tra­duc­tion de l’ar­ti­cle “Çiçek­ler, isyan ve kadın­lar”, paru en turc, le 1er mars 2016, sur Haberdar.


Fleurs, révolte et femmes

D’abord arrivent les mimosas… C’est tou­jours les mimosas qui vien­nent en premier.

Et chaque fois, vous êtes sur­pris… Vous vous deman­dez d’où sont sor­tis ces arbres blonds, au milieu de l’hiv­er, mes­sagers du printemps…

Ils se pava­nent décoif­fés, cheveux au vent, avec leur branch­es fines, leurs toutes petites fleurs.

Ensuite, les nar­ciss­es et les pen­sées font masse.

Les pen­sées, comme des princess­es en mal d’amour, se tien­nent têtes hautes, gar­dant leurs secrets, dis­sim­u­lant leur tristesse der­rière leurs feuilles vertes acidulées.

Vous vous imag­inez qu’elles vont ouvrir lente­ment leurs yeux aux longs cils et qu’elles vous regarderont.

Les nar­ciss­es sont plus jeunes et joyeux avec leur par­fum frais.

Leur par­fum me font penser, pour une rai­son que je ne com­prends pas encore, au par­fum Héliotrope dont Feride s’embaume dans Çalıkuşu [“Petite passereau troglodyte. Un roman de Reşat Nuri Gün­tekin, 1923 dont le per­son­nage prin­ci­pal est une femme nom­mée Feride], et je crois que Héliotrope et Feride embau­ment comme les narcisses.

Dans les jardins d’Is­tan­bul, des ros­es craquantes, apparaissent.

Les cerisiers japon­ais les accompagnent.

Vous ver­rez un matin, que tous les arbres se sont ornés subite­ment de fleurs. Les branch­es se par­ent comme des demoi­selles d’hon­neur qui se pré­par­ent au mariage du roi des fées.

Sur les branch­es des arbres sans fleurs, des bour­geons verts qui devien­dront des feuilles, s’alignent.

Puis, les tulipes se mon­trent. Elles s’ou­vrent vers le soleil, comme des coupes por­teuses de bois­sons magiques.

Ensuite, vous le savez, les mag­no­lias sauvages suiv­ront avec leur fleurs blanch­es et mauves.

Les chants d’oiseaux décuplent.

Les mou­ettes can­canières jet­tent leurs cris plus joyeux.

Le par­fum mys­térieux des buis, ser­pente dans les recoins ombragés des jardins mélancoliques.

Les jeunes filles s’esclaf­fent dans les rues.

Des dames d’âge mûr, sans même l’ad­met­tre, sans ren­dre compte, rejet­tent leurs cheveux sur le côté, d’un geste de la main, en par­lant. Des sourires dont l’o­rig­ine s’ig­nore, se promè­nent sur les fines rides autour de leurs yeux, comme des fleurs de printemps.

Les hommes marchent d’un pas plus auda­cieux, leur atti­tude se ravive. Ça frime, ça fan­faronne, plein de con­fi­ance, avec l’at­ti­tude du “je suis un homme”, la fierté du “toutes les femmes du monde sont pour moi”…

La vie éclot ses pétales.

Un “rit­uel de print­emps” recommence.

Le mir­a­cle se serait de nou­veau réalisé.

C’est la sai­son des flirts, des rires, des caress­es, de l’amour, de la renaissance.

Cette année, à Istan­bul, le print­emps est arrivé de façon précoce.

Et, même si les fleurs par­fument encore les rues, les oiseaux chantent, j’ai con­science à nou­veau que cette société ne porte plus l’amour sur sa peau.

Comme une branche qui s’est cassée au mau­vais endroit, et qui, quoi qu’il arrive, n’ar­rive pas à repren­dre vie.

Elle ne par­le pas d’amour.

Même si les jeunes filles s’esclaf­fent, même si les dames jouent avec leurs cheveux avec une séduc­tion dis­crète, même si les hommes marchent en se pavanant, tout cela sem­ble sans vie, comme un tableau, qui, accroché au mur, ne rend pas la vie, reste terne.

Nous n’é­tions pas comme ça.

Même dans les péri­odes les plus dif­fi­ciles, les plus douloureuses, dans les épo­ques les plus som­bres, avec les poèmes, les chan­sons, les blagues, nous avions tou­jours un ver­sant amoureux. Même quand nous étions envelop­pés du noir le plus pro­fond, nous avions tou­jours un rouge, un mauve, un vert acidulé, un bleu amusant.

Nous avons per­du toutes nos couleurs.

Un gris pois­seux, un brun sans iden­tité, a tout recouvert.

Une haine égoïste et laide, qui haït la poésie, la chan­son, l’amour et l’art, est dev­enue sou­veraine sur la société.

Aujour­d’hui, dans ce pays on ne tue pas seule­ment un par un les gens, on tue une société, on verse du poi­son sur ses racines, on détru­it ses veines au vitriol.

Nous ne devons pas accepter cela.

Nous sommes morts comme un arbre en hiv­er, nous pou­vons revivre comme un arbre au printemps.

Pour cela, nous devons décou­vrir, avant tout, la rébel­lion… Notre esprit doit se rebeller.

Eux arrivent avec la mort, nous devons les con­tr­er avec la vie.

Eux dis­tribuent la haine, nous devons répon­dre par l’amour.

Eux se com­por­tent en tyrans, nous devons leur jeter à la face, nos éclats de rires insouciants.

Eux déclar­ent tout le monde enne­mis, nous devons nous faire de nou­veaux amis.

Eux veu­lent divis­er tout le monde, nous devons nous unir avec tous les opprimés.

Eux dif­fusent un pes­simisme noir, nous devons hiss­er les dra­peaux de l’op­ti­misme sur nos mâts.

Eux font des dis­cours bar­bares, nous devons fre­donner des chan­sons joviales.

Eux veu­lent enfer­mer les femmes, nous devons résis­ter avec des bais­ers sensuels.

Nous devons les regarder, les voir et ne leur ressem­bler jamais.

La rébel­lion doit com­mencer par notre esprit.

Mais avant, nous devons panser notre esprit blessé, écorché.

Un esprit blessé se guérit en aidant un autre blessé.

Eux tuent les kur­des, les tuent sans dif­férenci­er, enfants, bébés, femmes, agéEs, jeunes… Les brû­lent dans des sous-sols avec des machines à feu, au point que celles et ceux qui les aiment ne peu­vent recon­naitre leurs morts… Nous devons, juste­ment là, faire nôtre les morts, les tués, et ne pas rester dans la pos­ture de ceux qui les tuent.

Nous ne devons pas partager leur haine, leur sauvagerie.

Qu’est-ce qui nous dif­férencierait d’eux dans ce partage ?

Si nous applaud­is­sions avec eux, à leurs meurtres, com­ment pour­rions nous rompre et nous rebeller ?

Vous ne pou­vez pas vous rebeller sans vous met­tre du côté de ceux et celles qui sont faibles, vous ne pou­vez pas guérir sans soutenir ceux et celles qui sont opprimés.

Un poème devient poème lorsque vous vous met­tez du côté des faibles, une chan­son se chante lorsque vous pro­tégez les droits d’un bébé atteint par les balles, faire l’amour devient un bel acte lorsque vous êtes sat­is­faits de vous-mêmes.

Et vous vous plaisez à vous-même seule­ment lorsque vous agis­sez pour ce qui est du côté des droits, ce qui demande du courage, et qui est difficile.

Eux ont quit­té l’hu­man­ité, nous devons retourn­er à l’hu­man­ité. Eux tuent, nous devons don­ner vie. Eux haïssent, nous devons aimer. Eux attaque­nt, nous devons protéger.

Nous devons regarder dans les yeux des enfants kur­des, nous devons enten­dre leurs voix pleines d’effroi.

Eux jet­tent les gens en prison pour leur idées, emplis­sent les pris­ons de lanceurs d’alerte, nous devons rester du côté de toutes les vic­times de cette oppres­sion, droit debout.

Qui est dans la dif­fi­culté, nous devons l’épauler.

Un esprit blessé guérit comme cela.

Un mort se ressus­cite comme cela.

Nous devons refuser de vivre avec nos esprits blessés, clos.

Nous devons savoir qu’en leur ressem­blant, nous mour­rons de plus belle.

Nous devons com­pren­dre que le temps de la révolte est arrivé.

Et nous ne devons pas oubli­er que ce sont les femmes qui com­men­cent la rébellion.

Ce sont les femmes qui fer­ont corps en pre­mier, avec les faibles, les frêles, les chétifs, les enfants blessés, les jeunes tués, les lésés, les emprisonnés.

Les femmes, qui en créant un être d’une goutte de viril­ité qu’elle pren­nent, for­ment les mail­lons mirac­uleux de la chaîne de l’hu­man­ité, sont mag­nifiées pour leur mir­a­cle, par la “com­pas­sion”.

Si vous perdez votre com­pas­sion, si votre coeur ne trem­ble plus devant les larmes d’un enfant dont la mère est tuée dans la rue, vous ne pour­rez plus jamais rire sans retenue, vos éclats de rire seront empoisonnés.

Vous leur ressem­blerez… Plus vous leur ressem­blerez, plus votre esprit mour­ra, vos rires se faneront, votre peau se rid­era par des crimes sans pitié.

C’est vous qui enseignerez aux hommes, à être des hommes.

Les hommes, sans les femmes, ne sauront pas ce que c’est qu’être homme.

D’abord, vous devez panser votre esprit par votre pro­pre com­pas­sion, pour ren­dre les hommes, des hommes.

Pour qu’ils puis­sent tenir vos mains comme des hommes, pour qu’ils puis­sent regarder votre vis­age tels des hommes, pour qu’ils vous amusent en se van­tant, con­fi­ants, enfan­tins, en dis­ant, “Je suis un homme”.

Eux tuent, non seule­ment des gens, mais aus­si la com­pas­sion, la bon­té, la ten­dresse, la poésie, les chan­sons, la féminité, la mas­culin­ité, l’amour.

Ne vous rebellerez-vous donc pas ?

Ne sou­tien­drez-vous donc pas les faibles ?

Ne fer­ez-vous pas le deuil des enfants tués ?

Ne résis­terez-vous donc pas con­tre l’injustice ?

N’allez-vous pas appren­dre aux hommes à être des hommes ?

N’allez-vous pas jeter vos cheveux sur le côté et rire ?

N’allez-vous pas soign­er vos esprits en aidant d’autres blessés ?

Les mimosas blonds ont fleuri, les nar­ciss­es, les pen­sées sont arrivées, les ros­es craquantes, les feuilles vertes sont apparues, les oiseaux chantent. Un par­fum vif et frais est sus­pendu dans l’air.

C’est la sai­son de la révolte, de l’amour, des rires et de la renaissance.

Nous devons retrou­ver nos poèmes, nos chan­sons, nos couleurs, nos joies, nous devons revivre.

Nous devons redé­cou­vrir la vie et devons nous bat­tre pour la vie. Main­tenant, il est temps.

Et nous ne devons jamais oubli­er cette ques­tion ancestrale :

Si ce n’est pas main­tenant, c’est quand. Si ce n’est pas vous, c’est qui ?”

Ahmet Altan

*

Illus­tra­tions en diaporama


Traductions & rédaction par Kedistan. | Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Kedistan’ın tüm yayınlarını, yazar ve çevirmenlerin emeğine saygı göstererek, kaynak ve link vererek paylaşabilirisiniz. Teşekkürler.
Kerema xwe dema hun nivîsên Kedistanê parve dikin, ji bo rêzgirtina maf û keda nivîskar û wergêr, lînk û navê malperê wek çavkanî diyar bikin. Spas
KEDISTAN on EmailKEDISTAN on FacebookKEDISTAN on TwitterKEDISTAN on Youtube
KEDISTAN
Le petit mag­a­zine qui ne se laisse pas caress­er dans le sens du poil.