Mehmet Fatih Traş, universitaire, enseignant et chercheur de l’Université de Çukurova est un des signataires de l’appel pour la paix du début 2015. Après son licenciement, et le refus systématique de ses candidatures pour un autre poste, profondément affecté, il s’est suicidé en se jetant du balcon de son appartement au 7ème étage, à son domicile à Mersin. En début de carrière, il n’avait que 34 ans. Il avait tout simplement demandé la paix… Il est enterré à Adana.
“Un jeune scientifique, dont le cœur battait pour la paix et l’humanité est arraché à la vie.”
Ainsi twittait ce matin, Eğitim-Sen, le syndicat des enseignants…
Le parcours de Mehmet Fatih Traş, universitaire, ressemble à celui de beaucoup d’autres depuis des mois. Montré comme cible après la signature de l’appel, il avait été licencié, comme des milliers d’autres de ses collègues depuis quelques mois.
Dans une lettre envoyée pour une bourse à l’étranger, traduite de l’anglais, Mehmet Fatih expliquait lui-même récemment les faits qui avaient conduit à son licenciement, en retraçant son parcours professionnel…
De septembre 2010 à juin 2016, il avait travaillé comme chercheur à la faculté d’économétrie à l’Université de Çukurova, en préparant son doctorat. Il l’avait terminé en 2016, et avait commencé à donner des cours sous contrat, “pour combler les manques”, en attente d’un poste complet d’enseignant. “Même si financièrement ils ne représentaient pas un budget important ‑94 euros mensuel‑, ces cours me donnaient ma première expérience avec les étudiants, donc je leur accordais une extrême importance”, précise-t-il dans sa lettre…
Dans une réunion du Conseil d’administration de la faculté, qui s’est déroulée après l’attentat de Beşiktaş, un autre universitaire, Haşim Akça, aurait souligné que la Turquie traversait une période très sensible, et que mon contrat devrait être à nouveau étudié. Il m’a accusé ouvertement d’être sympathisant du PKK” écrit Mehmet Fatih. Lors de la même réunion, Akça aurait rapporté que le MİT [renseignements turcs] demandait “Les membres du conseil, savent-ils qui ils embauchent ?”. Par ailleurs ces sources du MİT, l’auraient renseigné sur le fait que j’avais participé à des meetings du HDP.
Il fallait que je confirme ces paroles qui m’ont été rapportées, il fallait que je sache si tout cela état sérieux et réel. J’ai donc consulté deux membres du conseil avec lesquels j’avais de bonnes relations et grâce à leur témoignage, j’ai pu confirmer la véracité de ces propos.
Mehmet Fatih a donc été licencié, “Suite à la nécessité constatée”, tel que c’est notifié dans la décision du Conseil. A partir de là Mehmet Fatih avait donc décidé de solliciter d’autres Universités en Turquie, afin de trouver un travail.
Il a envoyé de nombreuses lettres de candidature aux universités, souvent après avoir appris le besoin d’un enseignant correspondant à ses qualifications. A plusieurs reprises, après l’envoi de son CV, il a reçu un retour positif, voire une proposition d’embauche. Mais quelques heures ou jours plus tard, ses démarches se terminaient par un refus.
Par exemple, en décembre 2016, à l’Université d’Artuklu à Mardin, un ami universitaire l’avait renseigné sur un poste vacant pour lequel Mehmet Fatih avait postulé et reçu une première réponse positive… “Mon ami m’a ensuite rappelé et m’a dit que comme j’étais signataire de l’appel de la paix, il n’était pas possible que l’Université m’embauche”.
En janvier 2017, Mehmet Fatih, postule à l’Université d’Aydın à Istanbul. Une semaine plus tard, suite à une réponse favorable, il passe l’entretien et un contrat de 2,5 années lui est proposé pour travailler au sein de la faculté de l’Economie et finances.
Après avoir défini les cours que j’allais donner, j’ai commencé à m’occuper des choses pratiques, comme l’ouverture d’un compte bancaire, préparation des documents administratifs, organisation de mon déménagement d’Adana vers Istanbul. Mais, par coup de fil, j’ai été ensuite informé de l’annulation du post pour lequel j’étais embauché. Les universitaires expérimentés que j’ai consultés m’ont dit que cette annulation n’était pas normale, et qu’il devait y avoir un autre problème derrière.
Le gouvernement, continuant à renforcer la tension dans les régions où la population kurde est dense, et polariser avec intention les milieux universitaires, tant que je ne fais pas de concessions sur les valeurs humaines qui font partie de mon identité, je ne vois pas pour moi d’avenir universitaire.
Mehmet Fatih n’est pas le seul qui se trouve dans cette situation. Mais est-ce donc un simple “drame” du chômage “mal vécu” ?
Derrière ce chômage, il y a avant tout les décrets de licenciements prononcés par le régime, en rétorsion politique contre une “signature” de l’appel pour la Paix, et la mise à l’index de tous les signataires, ainsi que la mise sous surveillance, et la confiscation des passeports pour l’immense majorité d’entre eux.
Il s’agit donc d’un acharnement politique, suivi de harcèlement pour empêcher la reprise d’un emploi dans sa formation. Cette mesure, s’appliquant à une personne ayant sacrifié des années pour obtenir un doctorat, ruine les efforts accomplit et prononce un déchéance sociale, en plus du licenciement. Une vie totalement brisée et sans perspectives…
Il y a une semaine, Dr. Orhan Çetin (30 ans), médecin, assistant de biochimie à l’hôpital d’Enseignement et de recherche l’Université Katip Çelebi à Izmir, s’était suicidé lui aussi en se jetant du 10ème étage de l’hôpital, après avoir été limogé, dans le cadre d’une enquête “liée à l’organisation guléniste” (FETO).
Tekin Filiz, un des 38 employés de nettoyage de la mairie de Bağlar, commune de Diyarbakır, licenciés par décret, le 2 février 2017 a tenté de se suicider en se jetant du toit de la Mairie… Il en a été sauvé in extrémis, après avoir été persuadé par ses collègues…
Le 8 janvier dernier, Sadullah Kara (35 ans) un policier, cette fois-ci affecté à la cité judiciaire de Kartal à Istanbul, a été limogé dans le cadre d’une enquête sur FETO. Les “autorités” se sont rendues sur son lieu de travail, afin de lui faire part de la décision de limogeage et lui demandé de rendre son arme et son insigne. Sadullah s’est alors tiré une balle dans la tête, avec son arme de fonction.
Emrah Oğuz (32 ans) fut limogé en début octobre 2016, dans le cadre des opérations concernant l’organisation guléniste comme 12 800 autres policiers. Il s’est tiré lui aussi une balle dans la tête avec son arme de fonction. C’était le 6 octobre 2016.
Mustafa Güneyler (50 ans) professeur d’électricité et électronique, un des 50 mille fonctionnaires licenciés par le décret promulgué le 2 septembre 2016, s’est suicidé au gaz, 4 jours après son licenciement…
Bref, cette liste est le résultat d’une très très rapide recherche sur Internet…
Tous ces cas que nous relevons, pour toujours montrer que derrière la froideur des chiffres, il y a des vies, et en l’occurence, des vies brisées qui s’achèvent par un suicide.
Les organisations enseignantes et ses collègues ont décidé de faire de la mort de Mehmet Fatih un exemple. A la fois pour lui rendre hommage, et souligner la “cause” originelle de son rejet comme enseignant chercheur, mais aussi pour dénoncer la logique politique des purges, et l’assassinat du savoir par ce régime populiste fascisant. Nous publierons très prochainement leur appel.