L’argent est le nerf de la guerre, mais plus encore celui de la vie, nécessaire à toute résistance à l’oppression. Et quand l’humanisme devient sursaut politique, l’humanitaire politique s’impose aussi.
La situation des otages politiques en Turquie est dramatique, qu’ils soient en liberté provisoire, en attente de procès, ou dans les geôles, exposéEs à tous les dangers. La situation de celles et ceux qui leur viennent en aide, les défendent, font qu’ils/elles ne soient pas oubliéEs, n’est pas meilleure.
Avocats, amiEs, soutiens politiques d’opposition, toutes et tous ne sont jamais à l’abri d’une accusation de “soutien au terrorisme”, sous cet état d’urgence.
IntellectuellEs, journalistes, artistes critiques, auteurEs, enseignants et universitaires, responsables et élus d’opposition, défenseurs des droits… personne n’est à l’abri d’une garde à vue pour des écrits, des propos, des collaborations à un organe de presse interdit. Personne n’est à l’abri d’un retrait de passeport, d’une délation qui mènera à enquête, d’une campagne publique de lynchage sur les réseaux sociaux.
Les purges ont mis sur le pavé des enseignants, des fonctionnaires, des journalistes, et leurs familles, souvent avec la perte de tous leurs droits, parfois même avec des saisies de biens. Autant de personnes qui, lorsqu’elles continuent leur résistance, lorsqu’elles aident leurs proches emprisonnéEs ou en attente de jugement, se retrouvent au bout de leurs forces, parce que quotidiennement en état de survie.
Un décret vient même de menacer les bi-nationaux qui se sont un temps réfugiés à “l’étranger” de déchéance de nationalité et de saisie de leurs biens… Vieux souvenir des années 30 de sinistre mémoire.
Nous savons par des témoignages précis et concordants, que la résistance sur place est aussi atomisée par ces questions élémentaires de survie.
Alors parlons aussi justement de ces opposantEs, emprisonnéEs en attente d’un “jugement” improbable, qui sont seulEs, dans des prisons éloignées, avec des interdits de visite, hors les proches, souvent très loin d’eux. Assurer leur défense, des sorties d’informations par leurs avocats, les relier au monde extérieur pour leur protection coûte en risques pris vis à vis de la répression, mais aussi en monnaie sonnante et trébuchante.
Là, l’argent devient le nerf de la vie.
Et ne nous y trompons pas… Ces purges et ces arrestations ne sont pas “des accidents de la démocratie” qui concerneraient quelques personnalités politiques d’opposition… Ce régime en est arrivé à la répression de masse, du/de la co-maire d’une petite localité, aux petites gens qui protestent, aux familles désormais sans ressources, à ceux qui cherchent à comprendre le meurtre de proches… Le fait qu’il ose mettre en garde à vue une des “Mères de la Paix”, même quelques heures, démontre l’aveuglement…
Les campagnes de solidarité autour d’Aslı Erdoğan et de l’équipe d’Özgür Gündem, qui se sont développées sur les 3 continents depuis plus de deux mois et qui se poursuivent, ont brisé le mur du silence.
Les médias, la grande presse, parle enfin abondamment de la situation en Turquie pour un temps.
Ne nous méprenons pas. Pour majorité des médias, c’est parce que vous avez tourné votre regard vous mêmes vers la Turquie, à travers les mots d’Aslı Erdoğan, et que vous êtes nombreux à le faire, que certains découvrent soudain un public pour en parler, et surfent sur la vague.
Mais nous ne bouderons pas notre plaisir, votre mobilisation, notre mobilisation, ont créé un écho, qui a été favorable à des libérations provisoires pour le moment, et qui contribue à des pressions internationales contre la répression systématique en Turquie et le non respect de l’état de droit.
Cette mobilisation autour d’Aslı Erdoğan et les inculpés d’Özgür Gündem a réouvert des portes, mais a aussi renforcé les liens sur place, redonné espoir aux soutiens et validé leur légitimité.
Cette opposition pourtant très fragilisée, a puisé dans le soutien transnational, pour envisager d’élargir son action, à partir de personnalités “fortes et symboliques”. Elle a aussi étendu cette action à la défense et l’exigence de libération de tous les otages politiques. La tâche est immense.
Et vouloir penser qu’une Aslı Erdoğan en “sursis” pourrait “porter seule cette croix” en Turquie serait la condamner d’ailleurs à retourner dans les geôles. Elle disait récemment dans une interview que si c’était là son souhait, alors même qu’elle était en prison, elle découvrait elle même sa fragilité à assumer ce rôle, alors que reconstruire au jour le jour sa liberté, même provisoire, était tâche très difficile.
Aslı Erdoğan reste le symbole par lequel une compréhension de l’enfer de la Turquie a pu être dévoilée, écrite, lue, mise en scène, comprise, connue. C’est aussi une “figure” de solidarité, de collectif, vis à vis de tous les otages. C’est autour de sa (leur) défense, que se sont recréés des liens d’espoir et de résistance. Mais c’est aussi à cette occasion que les soutiens ici découvrent le dénuement complet de cette résistance à l’oppression là-bas.
Les coups du régime contre toute opposition ont marqué pour un temps, et surtout semé la crainte. Ils ont également considérablement isolé sa représentation politique.
Alors, n’ayons pas peur des mots, lançons une campagne “d’humanitaire politique”, de recueils de soutiens financiers, faisons nous des passeurs de valises pour la résistance à l’oppression en Turquie.( J’utilise ce terme à dessein, qui pour les plus jeunes ne signifie peut être rien… Il fut une sale guerre coloniale menée par la France à la fin des années 1950, qui vit des intellectuels alors se dresser, et se faire des “passeurs de valise” pour les opprimés et leur résistance… fin de la comparaison).
Développons ces formes, comme le sont les “lectures”, les concerts, les projections, les expositions… qui poussent à l’approfondissement de ce que l’on fait, contrairement aux défilés avec nos pieds, amplifions ces rencontres, diffusons à cette occasion les appels au secours autant que le contexte de la nuit turque.
Construisons ce porte-voix, tout autant utile d’ailleurs dans nos contrées qui se replient sur elles-mêmes.
Pour ne pas que cette solidarité de ruisseaux en rivières qui s’est levée depuis deux mois se perde à nouveau dans l’océan d’indifférence, une fois le tambour médiatique crevé, il est important de reprendre l’initiative, de ne plus s’en remettre seulement aux bons soins de ces tambours, de ne pas consumer la solidarité active qui leur a fourni matière à faire du bruit…
Kedistan se joindra à toutes les bonnes volontés qui mettront en place cette solidarité qui se veut concrète, contribuera dans la mesure de ses moyens humains, de ses moyens en réseau, à la faire connaître, et aux outils pour la mettre en place.
Souhaitons aussi qu’une partie de la diaspora politique turque et kurde saura comprendre que ce combat sans drapeau unit, fédère, et libère des énergies qui, comme Aslı en Turquie, font de l’humanisme une arme politique. Au moment où se réouvriront bientôt les “jugements” de responsables politiques emprisonnés, dont Selahattin Demirtaş, il serait impensable de séparer les combats pour la plus élémentaire des démocraties.
Enfin, soyons persuadés que même si ces mobilisations qui perlent un peu partout redonnent confiance, le régime turc saura les diviser et les décourager, en libérant l’unE et en incarcérant l’autre, en faisant traîner en longueur des procédures… Nos simples prises de conscience ne pourront lutter contre un tel régime, ni même influer réellement sur les replis européens.
Les réfugiés syriens en savent quelque chose, et les mouvements de soutien tout autant. Mais n’en tirons pas pour autant la conclusion qu’il “n’y aurait rien à y faire”…
Nous ferons à la mesure de nos moyens ce que chacunE d’entre nous peut faire : redonner vie ici à l’idée de solidarité humaniste transnationale, et sauver quelques résistantEs du désespoir, comme une flamme qui s’entretient pour les longues nuits sans lune.