Selahattin Demirtaş, partage avec Figen Yüksekdağ, la présidence du HDP (Parti Démocratique des Peuples), qui réunit en son sein, des composantes sociales, politiques, écologistes, féministes, représentantEs des minorités notamment kurdes.
Le HDP est certes un parti. Mais il est aussi en majeure partie une réponse politique et sociale à la crise de l’Etat-nation turc, rassemblant en son sein la diversité des oppositions de ces dix dernières années à la “turcité”, au populisme patriarcal et bigot, au néo libéralisme destructeur et corrompu. L’appellation parti “pro-kurde” couramment est plus destinée à l’isoler davantage encore que de rendre compte de l’avenir qu’il tente de porter pour la Turquie.
Selahattin, est en prison depuis le 4 novembre 2016, comme une dizaine d’autres députéEs dont l’immunité a été levée le 20 mai. Rappelons que les élus parlementaires ne sont pas les seulEs membres du HDP en détention, la majorité des Co-maires des villes kurdes, éluEs municipaux, membres de conseils populaires sont également en prison, tout comme de centaines de journalistes, universitaires, auteurEs telle que la romancière Aslı Erdoğan, prisEs en “otage politique” par le régime Erdoğan.
Si le régime AKP s’acharne autant à faire taire et tenter de faire disparaître ce qui résiste de son opposition démocratique, c’est en réalité parce qu’il repose davantage sur une extrême polarisation de la société, qu’il fait tenir par la force, la peur, en appui sur un populisme nationaliste, religieux, fascisant, exacerbé. Le silence “collaboratif” de la principale opposition kémaliste républicaine devenue libérale contribue largement à la tenue de l’ensemble.
C’est dans ce climat que se tiennent les parodies de “justice”.
Lors de l’audience du 15 décembre dernier, Selahattin Demirtaş a présenté sa défense devant le Tribunal d’Ankara, par communication à distance (SEGBIS).
Nous publions la traduction de son discours, à titre d’info et d’archive. En réalité, cette parodie de justice ne fait que dissimuler ce qu’il faut bien considérer comme une situation de “prise d’otages”, de la part du régime.
Et cette “défense” n’est guère diffusée en Turquie. Le tribunal ne pourra donc guère servir de “tribune”, avec une presse et des médias désormais “à la botte”.
Je me trouve actuellement détenu dans l’établissement pénal, de haute sécurité de type F1d’Edirne. Il existe près de 120 enquêtes et procès à mon encontre ouverts dans une vingtaine de villes. Du fait de ces enquêtes et procès, je suis contraint de faire ma défense par la voie de SEGBIS. Car je suis emprisonné et incarcéré depuis 45 jours dans une cellule d’isolement.
Ici, ce n’est pas une prison, mais un établissement d’exécution pénal. Même les entretiens que je fais avec mes avocats sont enregistrés et pendant l’entretien un fonctionnaire d’exécution pénal se tient présent. Par ailleurs, mes problèmes de santé, commencés avant mon arrestation continuent et ici, je n’ai pas de possibilité de soins. Moi et touTEs mes camarades députéEs sommes dans le même situation. Par conséquent, je ne peux utiliser mon droit de défense, en étant présent au Tribunal.
Il y a eu beaucoup de déformations. Il a été dit : “Les députéEs du HDP ont tenu tête au [pouvoir] Judiciaire, ils ont dit nous ne nous rendrons pas à l’interrogation”. Je voudrais préciser pour clarifier ; il n’est pas question de tenir tête au Judiciaire. Au contraire, il est question de tenir tête à l’exécution sans jugement, au non-droit, et tenir tête, politiquement à l’AKP. Il a été dit : “Vous transgressez le Judiciaire, vous transgressez la Constitution”. Or, nous avions dit, “Au nom de préserver l’honneur de la Justice, nous ne serons pas instruments du non-droit”. Par conséquent, en exprimant que “nous n’allions pas nous rendre à l’interrogatoire”, nous n’avons pas dit “Nous ne reconnaissons pas le Judiciaire”, mais nous avons dit “Nous ne reconnaissons pas votre intervention sur le Judiciaire”.
Je vois comment l’AKP piétine le Judiciaire, fait arrêter les juges en cours d’audience, mettre en garde-à-vue les juges et les procureurs, en les molestant dans leur logements, devant leurs enfants, et comment dans de nombreuses prisons, y compris celle où je me trouve, les juges et procureurs sont maltraités, j’en suis témoin.
Ce ne sont pas nous qui tenons tête, qui piétinons l’honneur du Judiciaire, et qui transgressons la Constitution. Nous n’avons pas dit “Nous ne nous rendrons pas aux auditions” pour tenir tête au Pouvoir judiciaire. C’est une opération politique et nous, nous tenons tête à l’AKP. Nous sommes un parti d’opposition constitué pour ce faire. Notre respect envers le Judiciaire, envers le Judiciaire équitable et indépendant, est infini.
En robe, et assis sur votre siège, vous représentez, à l’instant présent, le pouvoir judiciaire. Et moi, à l’instant présent, dans la prison où je suis détenu, je représente un autre pouvoir de l’Etat, le pouvoir législatif. Oui, vous allez défendre votre droit de juger, mais moi également, dans le cadre de l’autorité que le peuple m’a donnée, je dois défendre mon droit. Actuellement mon immunité perdure. J’ai le droit de parler au parlement. J’ai le droit de participer au Conseil Général [de l’Assemblée]. J’ai le droit de poser des questions. Mais nous sommes obligés de discuter, si c’est le pouvoir du Judiciaire qui prime, ou ce serait plutôt l’autorité donnée au député par le peuple. Pour moi, selon le principe des pouvoirs indépendants, oui, le Judiciaire a droit de juger tout le monde, commençant par le Président de la République de Turquie, jusqu’au citoyen-ne ordinaire, mais le Législatif, avec l’autorité qui lui a été donné par le peuple, a droit de protéger les droits du peuple et de contrôler le gouvernement.
Notre immunité a été levée pour le passé. (les actes d’accusation concernent une période antérieure). Elle n’a pas été levée pour le futur. C’est la législation. Mais ce droit ne nous a pas été donné. Puisque l’immunité est levée pour le passé, vous pouvez nous juger pour le passé. L’article 83 de la Constitution est actuellement en vigueur dans son intégralité. Il dit que vous avez l’autorité de jugement sur les dossiers qui sont antérieurs [à la date de la levée d’immunité]. C’est juste, vous avez autorité, mais j’ai également l’autorité de poursuivre mon activité législative. Comment les autorités vont-elles se confronter, et comment nous allons les réconcilier ?
Je voudrais préciser avec insistance ceci, nous sommes des membres du Parlement de la l’Etat de la République de Turquie. Oui, nos opinions diffèrent de celles du parti du pouvoir et des autres partis, et elles ne sont pas obligées d’être les mêmes. Mais vous aussi, vous suivez de près et voyez. Dans cette période où notre pays traverse une période critique, où des catastrophes vraiment grandes frappent à notre porte, nous voulons seulement, utiliser notre droit de faire de la politique en tant que parlementaires.
Voyez-vous, nous vous faisons face avec ce procès qui n’a pas de sérieux. J’aurais voulu que pour des politiques sérieux comme nous, le Procureur prépare un réquisitoire sérieux, fasse une préparation sérieuse. Le fait qu’ils viennent devant vous, avec une enquête, poursuite et réquisitoire si peu argumentés est une insulte au Judiciaire et Tribunal. C’est dépenser l’énergie de l’Etat pour rien. Ce ne sont pas des pratiques que nous méritons, ni notre pays, ni notre peuple ne mérite. De plus, nous avons toujours dit ceci ; rendre la Justice indépendante, équitable, confortable et rapide est de notre devoir à nous tous.
Je souhaite que le quelconque juge qui me jugera le fasse, indépendamment de mon identité politique, mes options, et conformément à la Loi. Parce que je n’ai aucun doute sur le fait que je serai blanchi, comme tou-te‑s nos député-e‑s. La chose que nous craignons est, comment puis-je faire une défense sereinement, être sûr d’être jugé équitablement, dans une ambiance où 3500 magistrats ont été relevés de leur fonctions, arrêtés, et que chaque juge et procureur se rend dans les audiences avec la frayeur “quand est-ce qu’ils vont m’arrêter?”.
Dans le Parlement, un arrangement constitutionnel illégal a été fait. Si, pour la levée de l’immunité l’article 83 de la Constitution l’article était respecté, ma défense concernant ce dossier, serait prise premièrement par la Commission Mixte de Constitution et de Justice. Et peut être que cette commission allait dire, “Ce dossier ne nécessite pas la levée de l’immunité. C’est un dossier bidon, on l’abandonne.” Ou bien, au sein du conseil Général, j’allais avoir un droit de défense pour chacun des dossiers, un par un. Et j’allais dire, en tant que juriste, “Chers ami-e‑s député-e‑s, voyez-vous, ce dossier est un dossier bidon, l’enquête n’est pas correctement faite et préparée, voici son contenu, voici l’objectif de tel propos, je vous laisse décider”. Et peut être que mes collègues député-e‑s allaient dire “Cela ne nécessite pas la levée de l’immunité.” J’avais le droit de faire une défense pour chacun des 102 dossiers. Nos autres député-e‑s l’avaient également. Cela nous a été retiré. Cela est la violation même du droit à la défense.
Si notre proposition avait été acceptée, nous allions prendre rapidement en main, chaque dossier un par un, et nous allions lever les immunités jusqu’au bout. Si vous aviez des informations, documents, preuves, nous n’allions pas avoir peur d’être arrêtés, hésiter, ni objecter. Mais malheureusement, un arrangement anticonstitutionnel, qui piétine la Constitution et le Droit, a été fait.
Le 20 mai, nos immunités ont été levées, nous nous sommes faits arrêter le 4 novembre. En pleine nuit, à 01h20, lors d’une enquête menée par les Procureurs de 5 différentes villes, les maisons de nos 10 député-e‑s ont été perquisitionnées, nous avons été emmené-e‑s simultanément, au commissariats et mis-e‑s en garde-à-vue.
Alors, si notre arrestation était si nécessaire et urgente, pourquoi les magistrats ont-ils attendu le 4 novembre ? Or, notre immunité avait été levée le 20 mai. La réponse se trouve dans le projet de changement constitutionnel concernant la présidentialisation, présenté au Parlement il y a trois jours. Une préparation a été faite pour cela, une préparation psychologique. Le fait que suite à l’arrestation des membres du HDP, les votes nationalistes grimpent dans l’opinion publique, a été transformé en une opération politique afin d’assurer une soutien au référendum.
Bien sûr que vous allez prendre votre décision selon le dossier que vous avez devant vous. Mais notre situation est celle-là. Moi et mes amis, sommes retenu-e‑s depuis 45 jours dans des cellules d’isolement, sous la torture psychologique, et puni-e‑s comme une vengeance. Nous ne pouvons pas accepter cela. Nous sommes les représentants du peuple, de la nation. Nous sommes une partie de la Turquie. Qu’ils aiment ou non nos opinions, qu’ils les critiquent même, nous les respectons.
Nous sommes les député-e‑s de, non seulement de celles et ceux qui ont voté pour nous, mais de tou-te‑s, et nous essayons de mettre en pratique notre politique et nos opinions, pour la paix dans notre pays, et pour construire ensemble un avenir libre. Nous produisons des idées, pour arrêter dans notre pays, la guerre, la violence, les bombes, particulièrement toutes actions ciblant les civils, y compris le terrorisme. Nous ne méritons pas cela.
Alors que certains résident dans des palais, moi, une des trois personnes qui ont été candidats aux premières élections présidentielles de la Turquie, je vois, au nom de mon peuple, le fait d’être retenu depuis 45 jours, dans une cellule d’isolement, comme une attaque contre lui. Pour que la population de Turquie puisse vivre dans la paix avec ses Turcs, ses Kurdes, et pour trouver une solution démocratique et libre dans l’intégrité du pays, je donnerai ma vie. Pour cela, je peux vivre dans une cellule, tout seul, non pas 45 jours, mais 45 ans. Mais nous ne pouvons pas accepter cette indignité que nous subissons.
Si nous ne faisions pas du tout de défense dans ce procès, ni moi, ni mes avocats ne parlions pas, vous pourriez peut être décider d’un acquittement. En étudiant ce dossier, je pense que vous verrez cela. Mais puisqu’en réunissant 120 dossiers, une agitation a été lancée à notre encontre, nous nous sommes fait arrêter comme si nous étions réellement des terroristes sauvages, puisque la Turquie a été projetée dans une crise politique sérieuse, alors, nous allons faire des défenses sérieuses pour ces dossiers.
Par conséquent, si prenez en considération les éléments que moi et mes avocats avons présentés, nous continuerons nos défenses également sur le fond, aujourd’hui ou à la date que vous définiriez.
Selahattin Demirtaş
Co-président du HDP
15 décembre 2016
Selahattin avait eu un malaise et avait été transféré à l’hôpital sous le “contrôle” d’une impressionnante horde de policiers.
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