Aslı Erdoğan nous a fait par­venir une nou­velle let­tre de prison, comme elle aurait saisi son blog. Elle pour­suit par cette cor­re­spon­dance ce qu’elle n’a cessé de faire depuis des années, alert­er les con­sciences, ouvrir les yeux pour agir.


English below

Plusieurs sites web, mag­a­zines, s’as­so­cient avec Kedis­tan dès aujour­d’hui pour une pub­li­ca­tion simul­tanée, cha­cun avec ses lecteurs, lec­tri­ces, et enga­gent beau­coup d’autres à faire de même dans les jours à venir. La let­tre sera égale­ment lue ce soir, dans beau­coup d’ini­tia­tives de sou­tien pro­gram­mées, et remise à la “presse“et aux jour­nal­istes, à qui elle s’adresse principalement.

De très nom­breuses soirées de sol­i­dar­ité et de lec­tures auront lieu en décem­bre. En France, dans de petites ou grandes villes, en Suisse, en Alle­magne, au Que­bec, en Tunisie, en Grèce, en Turquie même… des indi­vid­u­al­ités ne cessent de fédér­er autour d’elles, pour éten­dre la sol­i­dar­ité d’i­ci le 29 décem­bre, date du “juge­ment”. Et ces petites riv­ières crois­sent… et fer­tilisent d’autres solidarités.

Il s’ag­it aus­si, pour cette let­tre /appel, d’une pub­li­ca­tion con­jointe dans un pre­mier temps du mag­a­zine lit­téraire Actu­aLit­té, du L’Autre Quo­ti­di­en , du mag­a­zine cul­turel  Dia­critik, et du site La Mai­son éclose en Suisse, (qui coor­donne là bas les lec­tures en librairies avec des auteurs tout le mois de décembre).

Si Aslı a éprou­vé le besoin de s’adress­er spé­ci­fique­ment à ses “col­lègues”, écrivains et jour­nal­istes, au delà des “rédac­tions” des unEs et des autres, ce n’est non par “cor­po­ratisme”, mais bien parce qu’elle pense que dans cette sit­u­a­tion où la parole et l’écri­t­ure sont désignées comme “ter­ror­istes”, il est de la respon­s­abil­ité pre­mière de celles et ceux qui en font “pro­fes­sion”, de se dress­er au pre­mier rang.

Les mains bran­dis­sant des crayons qui avaient fleuri en masse, après les assas­si­nats à Char­lie Heb­do auraient-elle déjà regag­né leurs poches frileuses ? On pour­rait être en droit de le penser, alors que les assas­si­nats ont per­duré depuis un an dans cette région du Moyen-Ori­ent, et qu’un régime poli­tique s’en est même servi pour ren­forcer son pou­voir d’E­tat. Aslı irait presque jusqu’à se jus­ti­fi­er d’avoir quit­té (trans­gressé) les règles d’écri­t­ure, en mélangeant lit­téra­ture et jour­nal­isme, comme le firent avant elle des Camus par exemple…

Là encore, elle ne par­le pas d’elle même, mais du néces­saire sur­saut des con­sciences, et à la fois de l’inique empris­on­nement de celles-ci, que ce soit pour les jour­nal­istes, écrivains, intel­lectuels, poli­tiques, hommes et femmes.

Plus que jamais, se lever pour l’ex­i­gence de libéra­tion des otages poli­tiques en Turquie, dont Aslı Erdoğan se fait porte-voix bien mal­gré elle, est une néces­sité. Stop­per Erdoğan dans sa spi­rale de guerre et d’écrase­ment de la pen­sée libre nous con­cerne toutes et tous ici même, comme un 7 jan­vi­er 2015 à Paris avait con­cerné le monde et fait se déplac­er tant de chefs d’Etats…

Vous pou­vez trou­ver tous les arti­cles de Kedis­tan con­cer­nant Aslı, dans ce dossier spé­cial.
Pour télécharg­er la let­tre en français et en anglais cliquez ICI


5/12/2016

Chers amis, collègues,

Cette let­tre est écrite depuis la prison pour femmes de Bakırköy, quelque part entre un asile de fous et une vieille lépros­erie. En ce moment, un nom­bre de “jour­nal­istes”, estimé entre 150 et 200, a été empris­on­né en Turquie, et je suis l’un (e)  d’en­tre eux.

Je suis une écrivaine, seule­ment une écrivaine, auteure de huit livres traduits dans de nom­breuses langues, inclu­ant le français. Depuis 1998, je tra­vaille comme chroniqueuse en essayant de com­bin­er lit­téra­ture et jour­nal­isme dans mes chroniques. Les derniers Prix Nobel sont un signe que les “lim­ites rigides” de la lit­téra­ture sont remis­es en ques­tion avec justesse.

J’ai été arrêtée pour la rai­son, ou plutôt le pré­texte, que je suis un(e) des “con­seillers” de Özgür Gün­dem, le soi-dis­ant “jour­nal kurde”. Même si les lois régis­sant le jour­nal­isme ne don­nent aucune respon­s­abil­ité aux con­seillers d’un jour­nal, et qu’au­cun par­mi les cen­taines de procès inten­tés aux jour­naux n’ait inclu ces sym­bol­iques “con­seillers”, six de ces con­seillers ont été accusés de “ter­ror­isme” : Necmiye Alpay, lin­guiste et activiste pour la paix, Bilge Can­te­pe, fon­da­teur du Par­ti Vert, Ragıp Zarakolu, édi­teur et can­di­dat pour un Prix Nobel de la Paix, Ayhan Bil­gen, par­lemen­taire, Fil­iz Koçali, jour­nal­iste féministe.

En fait, par­mi ces 150 “jour­nal­istes”, il y a plusieurs écrivains, des académi­ciens, des cri­tiques lit­téraires, mais ils sont tous en prison pour leur tra­vail journalistique.

La sit­u­a­tion de la presse est alar­mante. Env­i­ron 200 jour­naux, agences de presse, radios et chaînes de télévi­sion ont été fer­mées sur ordre du gou­verne­ment en à peine 4 mois. Une “puni­tion col­lec­tive” a aus­si été admin­istrée au jour­nal Cumhuriyet, le plus vieux jour­nal de Turquie, bas­tion de la sociale démoc­ra­tie. Comme pour Özgür Gün­dem, tous les noms listés comme con­seillers et édi­teurs ont été arrêtés pour avoir approché des organ­i­sa­tions ter­ror­istes, y com­pris l’édi­to­ri­al­iste cul­turel et un caricaturiste !

Le jour­nal Cumhuriyet a il y a peu courageuse­ment pub­lié des rap­ports sur les rela­tions entre la Turquie et ISIS (Daesh) et a fer­me­ment protesté con­tre les attaques d’en­ragés con­tre Char­lie Heb­do. De nom­breux jour­nal­istes, y com­pris moi, ont été pour­suiv­is pour leur sol­i­dar­ité avec Char­lie Heb­do, cer­tains ayant même été con­damnés à des peines de prison.

Nous avons besoin de votre sou­tien, de votre sen­si­bil­ité et de votre sol­i­dar­ité. PEN, qui est à la base une organ­i­sa­tion pour la défense des écrivains, se bat active­ment pour la lib­erté des journalistes.
Quand la lib­erté de pen­sée et d’ex­pres­sion est en dan­ger, il n’y a plus de dis­crim­i­na­tion (ndlt: entre écrivains et journalistes).

Lib­erté, Egal­ité, Fra­ter­nité”: ce sont des con­cepts que nous devons à la Révo­lu­tion française ! Plus de deux siè­cles ont passé qui ont don­né du sens, et une réal­ité, à ces con­cepts, façon­nés par des siè­cles de raison­nement, de pen­sées et de développe­ment lit­téraire, découlant de siè­cles de labeur, de com­bats, de guerre et de sang… Ces con­cepts se doivent d’être uni­versels, aus­si bien en théorie qu’en pra­tique, pour tous, sans exception.

Mon sen­ti­ment est que la crise récente en Europe, déclenchée par les réfugiés et les attaques ter­ror­istes, n’est pas seule­ment poli­tique et économique. C’est une crise exis­ten­tielle que l’Eu­rope ne pour­ra résoudre qu’en res­sai­sis­sant les nations qui la composent.

De nom­breux signes indiquent que les démoc­ra­ties libérales européennes ne peu­vent plus se sen­tir en sécu­rité alors que l’in­cendie se propage en leur prox­im­ité. La “crise démoc­ra­tique” turque, qui a été pen­dant longtemps sous-estimée ou ignorée, pour des raisons prag­ma­tiques, ce risque gran­dis­sant de dic­tature islamiste et mil­i­taire, aura de sérieuses con­séquences. Per­son­ne ne peut se don­ner le luxe d’ig­nor­er la sit­u­a­tion, et surtout pas nous, jour­nal­istes, écrivains, académi­ciens, nous qui devons notre exis­tence même à la lib­erté de pen­sée et d’expression.

Mer­ci beaucoup.
Sincères salutations

Aslı Erdoğan
Prison de Bakırköy C‑9


5.12.2016

Dear friends, colleagues,

This let­ter is writ­ten in Bakırköy Wom­en’s Prison, sit­u­at­ed in between a lunatic asy­lum and old lep­ra hos­pi­tal. Cur­rent­ly, an esti­mat­ed num­ber of 150 to 200 “jour­nal­ists” — a world record- are in prison in Turkey and I am one of these.

I am a writer, only a writer, author of eight books trans­lat­ed into many lan­guages includ­ing French (pub­lished by “Actes Sud”). I have been work­ing as a colum­nist since 1998 and my columns have tried to com­bine lit­er­a­ture and jour­nal­ism. Last two Nobel Prizes are a sig­nal that rigid bor­ders of lit­er­a­ture are just­ful­ly questioned.

I have been arrest­ed for the rea­son, or on the pre­text, that I am one of the “advi­sors” to Özgür Gün­dem, the so-called “Kur­dish news­pa­per”. Although the press law clear­ly states that advi­sors have no legal respon­si­bil­i­ty over a news­pa­per, and none of the hun­dreds of cas­es opened against the paper has includ­ed the sym­bol­ic advi­sors, first time in 20 years, six advi­sors have been charged with “ter­ror­ism” : Necmiye Alpay, lin­guist and peace activist, Bilge Can­te­pe, founder of Green Par­ty, Ragıp Zarakolu, pub­lish­er and can­di­date for Nobel Peace Prize, Ayhan Bil­gen, par­lia­men­tar­i­an, Fil­iz Koçali a fem­i­nist jour­nal­ist. In fact, among these 150 “jour­nal­ists”, there are sev­er­al writ­ers, aca­d­e­mi­cians, book crit­ics, but they are all in jail for their jour­nal­is­tic work.

The sit­u­a­tion with press is alarm­ing. Around 200 news­pa­pers, press agen­cies, radio and TV chan­nels have been shut down with the order of the gou­verne­ment in mere­ly four months. “Col­lec­tive pun­ish­ment” was applied also to Cumhuriyet, the old­est paper in Turkey, a cas­tle of social democ­ra­cy. Like Özgür Gün­dem, all names list­ed as advi­sors and edi­tors have been arrest­ed for accost­ing two dif­fer­ents ter­ror­ist organ­i­sa­tions, includ­ing the cul­ture edi­tor and a car­i­ca­tur­ist ! Cumhuriyet has recent­ly pub­lished coura­geous reports on Turk­ish-Isis rela­tions and strong­ly protest­ed the rabist attack on Char­lie Heb­do. Many jour­nal­ists includ­ing my self have been pros­e­cut­ed for our sol­i­dar­i­ty with Char­lie Heb­do, some have received prison sentences.

We need your sup­port, sen­si­bil­i­ty and sol­i­dar­i­ty. PEN, orig­i­nal­ly an organ­i­sa­tion for writ­ers, has been active­ly fight­ing for the free­dom of pros­e­cut­ed jour­nal­ists. When free­dom of thought and expres­sion is under per­il there can be no discrimination.

Lib­er­ty, Equal­i­ty, Fra­ter­ni­ty”: con­cepts we owe to French Rev­o­lu­tion! More than two cen­turies have passed to give a mean­ing, and real­i­ty, to these con­cepts, formed by cen­turies of rea­son­ing and thought and lit­ter­al devel­op­ment formed by cen­turies of toil, strug­gle, war, blood… Con­cepts that need to be uni­ver­sal, in the­o­ry and in real­i­ty, for every­one, with­out exceptions.

I feel that the recent cri­sis of Europe, trig­gered by refugees and ter­ror­ist attacks, is not only a polit­i­cal and eco­nom­i­cal one. It is an exis­ten­tial cri­sis that Europe can solve by only hold­ing onto its own nations.

There have been too many sig­nals that indi­cate Euro­pean lib­er­al democ­ra­cies can no longer feel secure when the fire around is expend­ing. The “democ­ra­cy cri­sis” in Turkey, for so long under­es­ti­mat­ed or ignored for prag­mat­ic rea­sons, name­ly the grow­ing risk of islam­ic-based, mil­i­taris­tic dic­ta­tor­ship, will have seri­ous out­comes. No one has the lux­u­ry to turn a blind eye to the sit­u­a­tion, espe­cial­ly us, jour­nal­ists, writ­ers, aca­d­e­mi­cians, as we owe our exis­tance to free­dom of thougt and expression.

Many thanks.
Best regards.

Aslı Erdoğan
Prison de Bakırköy C‑9


Les fichiers orig­in­aux que nous avons reçus (cliquez dessus pour agrandir)

 


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