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En com­plé­ment de son dernier bil­let que nous parta­geons ici, Car­ol Mann nous écrit :

Les infor­ma­tions apparem­ment dis­parates s’accumulent.

Or en les rassem­blant, une cohérence sin­istre appa­raît mais qui n’est pas unique dans l’his­toire et qui rap­pelle les accords de Munich. Han­nah Arendt a sou­vent par­lé de ce refus, somme toute humain, de con­sid­ér­er le pire comme faisant par­tie des pos­si­bil­ités et des réal­ités qui nous entourent. C’est le but de ce papier.

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Kedis­tan donne donc la parole à Car­ol Mann, soci­o­logue spé­cial­isée dans la prob­lé­ma­tique du genre et des con­flits armés, et direc­trice de l’association Women in War. Car­ol imag­ine ce qui pour­rait advenir si la sit­u­a­tion en Turquie con­tin­u­ait à dégénér­er et si les Etats-Unis, la France et les pays mem­bres de l’Otan per­sis­taient dans leur aveu­gle­ment con­cer­nant les véri­ta­bles inten­tions d’Ankara.

Pré­parez-vous à lire une “antic­i­pa­tion-thriller” qui fait froid dans le dos, mais qui n’est hélas pas impossible !

Serions-nous en train de préparer une version actualisée des accords de Munich ?

Il est clair que bien des erreurs com­mis­es par le monde non-total­i­taire dans ses rela­tions diplo­ma­tiques avec les gou­verne­ments totalitaires…peuvent être mis­es au compte d’une impuis­sance soudaine du bon sens à avoir prise sur la réal­ité écrivait en 1951 la philosophe Han­nah Arendt dans son essai devenu célèbre*.

Cette impuis­sance soudaine du bon sens à avoir prise sur la réal­ité peut-elle être imputée aux gou­verne­ments actuels,comparable à celle con­statée par Arendt, en par­ti­c­uli­er lors des accords de Munich en 1938. C’est durant ces accords, signés par la France, la Grande Bre­tagne, l’I­tal­ie fas­ciste avec Hitler que fut autorisée l’an­nex­ion, par l’Alle­magne nazie, des régions peu­plées d’Alle­mands de la Tché­coslo­vaquie. Les prin­ci­paux intéressés, notam­ment le prési­dent tchèque Edvard Beneš, ne fut pas invité. A la sor­tie de cette fatidique réu­nion, le pre­mier min­istre bri­tan­nique, Neville Cham­ber­lain aurait pronon­cé ces paroles tris­te­ment célèbres: Mr. Hitler is a gen­tle­man, per­suadé que la guerre avait été évitée par ce tour de passe-passe diplo­ma­tique. Un an plus tard, qua­si­ment jour pour jour, l’Alle­magne envahit la Pologne et la Deux­ième Guerre Mon­di­ale démar­ra en trombe, entraî­nant qua­si­ment toute la planète dans son sillage.

Il est pos­si­ble de se deman­der si nos gou­verne­ments ne feraient pas preuve d’un aveu­gle­ment com­pa­ra­ble con­cer­nant la Turquie actuelle. Le Prési­dent Hol­lande n’a guère tari d’éloges à l’en­droit de son con­frère turc pour l’Élysée, l’engagement courageux du prési­dent Erdoğan con­tre le ter­ror­isme.Wash­ing­ton a fait preuve d’une appro­ba­tion com­pa­ra­ble et tout indique qu’après les prochaines élec­tions dans les deux pays, cet ent­hou­si­asme général­isé ne risque pas de disparaître.

Cepen­dant, l’acharne­ment de l’ar­mée turque con­tre les Kur­des laïques en général et le HDP en par­ti­c­uli­er com­mence néan­moins à trou­bler l’opin­ion inter­na­tionale (sinon ses dirigeants), per­plexe devant le manque d’al­lant con­tre l’en­ne­mi offi­ciel, l’É­tat Islamique. Celui-ci qui ne sem­ble pas avoir souf­fert par­ti­c­ulière­ment ni de la répres­sion poli­cière accrue en Turquie, ni des frappes mil­i­taires: tout l’arse­nal mil­i­taire et polici­er s’est con­cen­tré sur les sym­pa­thisants sup­posés ou réels du PKK, tant en Turquie qu’en Syrie et en Irak, y com­pris des bom­barde­ments de vil­lages kur­des.

En échange de l’au­tori­sa­tion d’u­tilis­er les bases turques d’Incirlik et de Diyarbakir pour bom­barder l’EI, comme je l’ai décrit dans mon arti­cle précé­dent, carte à l’ap­pui, la Turquie a obtenu une soi-dis­ant zone tam­pon juste à la fron­tière du Roja­va, sans soulever le moin­dre ques­tion­nement de la part des autres pays-mem­bres de l’OTAN. Et pour­tant, cette zone d’ex­clu­sion souligne le début d’une volon­té d’ac­croisse­ment ter­ri­to­r­i­al de la part de la Turquie. Les ambi­tions expan­sion­nistes font par­tie de la méga­lo­manie neo-ottomane du Prési­dent Erdo­gan et celles-ci, ce n’est un secret pour per­son­ne, visent à moyen terme de la prise des trois can­tons du Kur­dis­tan syrien, le Roja­va autonome dans un éventuel arrange­ment qui, toutes pro­por­tions gardées, rap­pelle sin­gulière­ment celui a mené aux accords de Munich.

Imag­i­nons le pire, le Scé­nario Cat­a­stro­phe d’i­ci six mois à un an. L’AKP est le seul par­ti autorisé ayant englouti les élé­ments d’ex­treme-droite. Tous les autres par­tis et regroupe­ments poli­tiques auront été inter­dits, les 80 députés du HDP élim­inés sans procès, toute l’op­po­si­tion muselée (kurde et non kurde, laïque, social­iste, athée, alévis, fémin­iste, LGBT, his­to­riens pro-arméniens etc.), et  ses mem­bres les plus con­nus croupis­sant désor­mais dans des pris­ons où les con­di­tions effroy­ables ont été dénon­cées depuis des années par divers­es organ­i­sa­tions des droits humains.

D’i­ci là, Erdo­gan, tou­jours flan­qué de son indécrot­table Davu­to­glu, aura mis en place un régime islamiste à peine soft admin­istré par la loi mar­tiale et se sera acheté les grâces de la France, par exem­ple, en s’of­frant des Rafale, façon Maréchal Sis­si ou roi Salman qui, par ailleurs, sera devenu son men­tor spir­ituel et juridique. Avec panache, Erdo­gan enver­ra quelques troupes d’élite faire une opéra­tion d’é­clat sur le sol syrien avec la con­nivence de l’EI qui acceptera de jouer le jeu pour les caméras. L’ar­mée turque, foulant le sol pour la pre­mière fois le sol syrien (à la place des Kur­des du Roja­va qui jusqu’i­ci étaient les seuls à se bat­tre con­tre l’EI), négociera sans prob­lème une petite vic­toire de parade, con­cédée de façon prag­ma­tique, realpoli­tik oblige

Vu qu’Ankara achèvera le proces­sus déjà large­ment entamé du con­trôle des médias (Twit­ter, Face­book inter­dit, AFP et autres cen­surés), les infos du monde entier relayeront exclu­sive­ment des images héroïques des beaux mil­i­taires mous­tachus, force mamans voilées en pleurs, jeunes filles égale­ment voilées lançant des fleurs etc.

En même temps, Erdo­gan assur­era les États-Unis que seul lui, Rey­cip, sait par­ler aux dji­hadistes et obtien­dra sans prob­lème de devenir le médi­a­teur exclusif. Il calmera tout le monde en reprenant les pro­pos de son brave Davu­to­glu, qui déclarait déjà en août 2014: L’État islamique n’est pas une organ­i­sa­tion ter­ror­iste, il s’ag­it d’un groupe de gens réu­nis par la colère

C’est ain­si qu’on retrou­verait ain­si une sit­u­a­tion com­pa­ra­ble au Pak­istan, pays béni par Wash­ing­ton. Après avoir financé les Moud­jhaddins islamistes du temps de Zia-Ul-Haq, Karachi a con­tin­ué à soutenir les Tal­ibans tou­jours act­ifs jusqu’à aujour­d’hui, tant sur leur pro­pre ter­rain qu’en Afghanistan. Sur le sol turc, dans cette même logique, l’UN­HCR con­tin­uerait à pren­dre en charge  les deux mil­lions de réfugiés syriens, mais Ankara en garderait offi­cielle­ment le con­trôle tout en refi­lant la ges­tion aux chefail­lons affil­iés à l’EI et con­sorts. Poten­tielle­ment la  même sit­u­a­tion que celle des camps de réfugiés afghans au Pak­istan. Avec les résul­tats que l’on sait.

Pous­sons un cran plus loin. À la suite de ces événe­ments pour le moment encore tout juste évita­bles, la Turquie se ver­rait d’abord hon­orée par un cer­ti­fi­cat de démoc­ra­tie, octroyé aux gros clients de Das­sault et de Dyn Corp Int., puis récom­pen­sée pour ses efforts diplo­ma­tiques et mil­i­taires par l’an­nex­ion des provinces kur­des sous pré­texte que des citoyens turcs y habitent et réclam­eraient d’être sauvés par Ankara… Munich 1938 ? Non, peut-être bien Ankara 2016 si la sit­u­a­tion actuelle dégénère

 Et pour con­clure. Peu de temps après, des rumeurs cir­culeront à Brux­elles que la Turquie, autrement plus solv­able que la Grèce grâce aux crédits de Ryad, pour­rait enfin inté­gr­er le giron de l’UE grâce à sa “lutte héroïqu” con­tre le ter­ror­isme islamiste et, récom­pense suprême, le fils d’Er­do­gan, Bilal, par­don­né pour ses indéli­cat­esses finan­cières, se ver­rait nom­mé secré­taire général de l’OTAN, prenant vail­lam­ment la suite de l’Améri­cain Alexan­der Ver­sh­bow qui lui cédera gen­ti­ment la place au nom des États-Unis reconnaissants….

Et qui viendrait pro­test­er au nom du gou­verne­ment d’un Assad dis­crédité qu’on lui aurait rogné une par­tie du ter­ri­toire syrien ? Ni l’I­ran, ni la Russie ne ris­queraient de ren­tr­er en guerre pour le défendre. Sauf que…. ( à suiv­re, un an plus tard, jour pour jour)

 Pour le moment encore, ce scé­nario-cat­a­stro­phe demeure, à peu près, une fic­tion, à con­di­tion que les pou­voirs déci­dent de con­fron­ter enfin la réal­ité. À Han­nah Arendt le mot de la fin : Les hommes nor­maux ne savent pas que tout est pos­si­ble; en présence du mon­strueux, ils refusent d’en croire leurs yeux et leurs oreilles. Et c’est bien une sit­u­a­tion mon­strueuse qui est en train de se dévelop­per, qui met en péril non seule­ment les mal­heureux Kur­des et toute l’op­po­si­tion turque, lâchés par nos dirigeants irre­spon­s­ables, mais l’équili­bre de la planète entière.

Car­ol Mann
Pub­lié ini­tale­ment sur son Blog Médi­a­part

 


(*) Han­nah Arendt : Les orig­ines du total­i­tarisme, Le sys­tème total­i­taire, Edi­tions du Seuil, Coll. Points 1972 p. 123

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