Cha­cun dans son rôle de com­po­si­tion, deux chefs d’E­tat aux mains ensanglan­tées se dis­putent la notoriété médi­a­tique des massacres.

Ce pour­rait-être le pitch d’une série sur Netflix.

Israël et la Turquie ont établi entre Etats de pleines rela­tions diplo­ma­tiques dès 1949.

Adnan Menderes, le pre­mier min­istre turc qui fut “pen­du” en 1960, avait signé des accords de coopéra­tion anti­com­mu­nistes et “anti rad­i­cal­i­sa­tion au Moyen-Ori­ent” avec Ben Gou­ri­on et Gol­da Meir en 1958.

Rap­pelons que la Turquie est mem­bre de l’OTAN depuis 1952, alors qu’Is­raël dis­pose d’un statut d’al­lié majeur lui per­me­t­tant de se fournir en arme­ment depuis 1987, ce qui lui per­met d’être le mieux fourni en arme­ment améri­cain de façon con­tin­ue. Ceci étant à met­tre en rap­port avec l’ac­cord de l’époque.

En 1967, la Turquie vote la demande de retrait des troupes israéli­ennes des ter­ri­toires occupés, mais en même temps refuse de recon­naître Israël comme agresseur dans “la guerre des 6 jours”, con­ser­vant ses rela­tions diplo­ma­tiques, pour exem­ple. En 1986, les diplo­mates pren­nent même rang d’am­bas­sadeurs. On a alors à faire avec des gou­verne­ments issus de coup d’E­tat forte­ment dirigés par l’ar­mée en Turquie. Les accords d’Oslo en 1991 vont accélér­er le rapprochement.

Ces rela­tions fer­ont l’ob­jet d’une détéri­o­ra­tion dans les années 2000 avec la mon­tée vers le pou­voir de Recep Tayyip Erdoğan et de son par­ti AKP, poli­tique intérieure oblige, la cause pales­tini­enne restant tou­jours érup­tive en Turquie, comme ailleurs dans les “pop­u­la­tions arabes” au Moyen-Ori­ent. 2010, 2014, furent des années de “crise diplo­ma­tique” autour de Gaza.

Mais, en 2015, nou­veau revire­ment et échanges d’am­bas­sadeurs, autour d’un pro­jet d’a­chem­ine­ment gazier via un pipe line israélien.

En 2016, les rela­tions sont con­solidées, un nou­v­el ambas­sadeur accueil­li à bras ouverts et un accord est trou­vé avec Netanyahu pour que la Turquie con­stru­ise avec des fonds turcs une cen­trale élec­trique, une usine de dessale­ment et un hôpi­tal à Gaza. La Turquie s’engage engagée à empêch­er le Hamas de men­er des activ­ités con­tre Israël depuis son territoire.

On est bien loin des accu­sa­tions de 2014 con­tre le Bibi, déjà com­paré à Hitler. On remar­quera aus­si que dans la poli­tique du Bibi, appuyant déjà dans les faits la prise de pou­voir du Hamas à Gaza, la Turquie joua alors le rôle que joua plus tard le Qatar.

En 2019 enfin, alors que le Qatar s’in­stalle plus pré­cisé­ment dans son rôle de bailleur de fonds, en repré­sailles, Erdoğan dénonce à nou­veau Netanyahu comme nazi à la tri­bune de l’ONU.

Entre 2018 et 2022, au fil des événe­ments en Pales­tine comme des événe­ments gaziers en Europe, les rela­tions s’en­ven­i­ment et se réchauffent.

Pen­dant la “crise”, le com­merce con­tin­ue donc, et le jeu des duet­tistes s’éclaire.

En 1996, un accord sur l’échange de haute tech­nolo­gie et d’arme­ment fut signé, et rompu en 2010 dans sa par­tie militaire.

En 2002, un accord sur les ressources en eau et l’aide à Israël en ce domaine est conclu.

En novem­bre 2008, les dis­cus­sions avan­cent entre la Turquie et Israël sur l’ex­ploita­tion de ressources pétrolières et de gaz et les fameux pipelines tra­ver­sant Israël.

Enfin, les accords sur la “lutte anti ter­ror­iste” entre ser­vices dédiés sont tou­jours en cours entre les deux Etats.

Le vol­ume des échanges com­mer­ci­aux entre Turquie et Israël, de 50 mil­lions de $ en 1985 étaient arrivés à 1,3 mil­liards de $ en 2002 et n’a cessé de croître depuis.

Metin Cihan, jour­nal­iste d’in­ves­ti­ga­tion pub­li­ait le 5 décem­bre sur son Twit­ter, la liste ci-dessous, qui a crée beau­coup de réac­tions. Suite aux accu­sa­tions de faux, il l’a d’ailleurs étof­fée avec plus de détails depuis.

J’ai fait des recherch­es sur les expédi­tions vers Israël, qui se pour­suiv­ent au vu de vous tous, depuis trois semaines.
Provenant de sources publiques, toutes les infor­ma­tions sont facile­ment vérifiables.”

  • Le com­merce se pour­suit sans rupture.
  • Des cen­taines de navires expé­di­ent des cen­taines de mil­liers de tonnes.
  • Les expédi­tions par avion se pour­suiv­ent égale­ment quotidiennement.
  • Les cadres d’Hü­da­par 1 glo­ri­fient le hold­ing qui effectue les expédi­tions régulières vers Israël.
  • Un dirigeant de province de l’AKP expédie des car­gaisons avec ses navires.
  • Le dirigeant et fon­da­teur du BBP 2 effectue des expédi­tions régulières
  • Burak Erdoğan [fils de Recep Tayyip Erdoğan] expédie des marchan­dis­es vers Israël
  • Erkam Yıldırım [fils de Binali Yıldırım, le dernier pre­mier min­istre turc] expédie des marchan­dis­es vers Israël.
  • Un député de l’AKP expédie à la fois en Israël et entre­tient le pétroli­er de l’É­tat d’Is­raël dans son chantier naval.
  • Tout cela se passe pen­dant qu’Is­raël bom­barde Gaza.
  • Les mem­bres de l’AKP qui appel­lent au boy­cott con­sid­èrent ces trans­ac­tions comme normales.
  • La Turquie envoie des sous-vête­ments ther­miques au sol­dats israéliens.
  • Les besoins en aci­er d’Is­raël sont cou­verts par İçd­aş 3, mem­bre de Müsi­ad [Asso­ci­a­tion des indus­triels et hommes d’af­faires indépen­dants, organ­i­sa­tion non gouvernementale].
  • Selon les archives de TÜİK [Insti­tut sta­tis­tique de Turquie], nous envoyons tou­jours des armes à Israël et au Pales­tiniens, des prières…

Voilà un aperçu sur les réseaux soci­aux des dessous des échanges. Chaque pub­li­ca­tion est sour­cée et doc­u­men­tée. D’un côté, en façade, des “ama­bil­ités”,  de l’autre, des marchan­dis­es et du sou­tien logis­tique à la guerre.

Erdoğan se glisse dans le vide lais­sé au Moyen Ori­ent par les dirigeants arabes, qui peinent à maîtris­er leurs pop­u­la­tion à pro­pos des mas­sacres à Gaza et con­sacrent leurs éner­gies vers leur intérieur. Fort de la maîtrise qu’il a du sujet en Turquie même, Erdoğan s’au­torise des sail­lies à l’in­ter­na­tion­al, qu’il sait appré­ciées dans d’autres par­ties du monde non alignées sur la posi­tion améri­caine. Le Qatar repren­dra la main dès que l’al­lié améri­cain lui redonnera.

Ce qui est de l’or­dre du grotesque, dans ce duo, c’est l’ac­cu­sa­tion réciproque qui devrait faire sens pour­tant de tru­cider ses “minorités”, pales­tini­ennes et kurdes.

Côté israélien, si on com­prend facile­ment que la majorité sion­iste ne se sent pas con­cernée et trou­ve sans hésiter là une sim­ple querelle de moral­ité entre lut­teurs “anti ter­ror­istes”, on est cepen­dant ques­tion­né sur le reste de pop­u­la­tion israéli­enne qui ne prend pas là con­science du par­al­lèle et, du coup, on com­prend qu’en Turquie le ques­tion­nement est tout autant entier.

Deux dirigeants illibéraux, pour employ­er un terme à la mode, qui ne recon­nais­sent aucun droits à leurs opposants, se dressent comme des coqs pour se cri­ti­quer sur la façon dont ils ten­tent de liq­uider des peu­ples sur le ter­ri­toire de leurs Etats. Et, de chaque côté, plutôt que regarder la lune, on regarde le doigt du chef.

Il est vrai aus­si que sur le plan poli­tique, les résis­tances pales­tini­ennes et kur­des con­nais­sent et ont con­nu des par­cours très dif­férents, et des alliances opposées. Résumer l’une et l’autre à des résis­tances à l’op­pres­sion et à l’oc­cu­pa­tion, en faire une résis­tance anti colo­niale aux intérêts com­muns au Moyen_Orient, est extrême­ment réduc­teur. De plus, l’im­passe politi­co religieuse et mil­i­taire que représente le Hamas ne peut absol­u­ment en rien être com­parée au mou­ve­ment kurde. Un nation­al­isme religieux exac­er­bé par le pour­risse­ment sécu­ri­taire du colon sion­iste, l’é­clate­ment et les guer­res suc­ces­sives face à un Etat dont la reli­giosité guide de façon mes­sian­ique les guer­res d’un côté, de l’autre, une lutte de libéra­tion dont la direc­tion poli­tique s’est enrichie d’une utopie réal­is­able d’au­tonomie démoc­ra­tique et plurielle, pour faire court.

Pas éton­nant qu’en Israël cela se con­cen­tre sur des solu­tions d’E­tats séparés, dans le meilleur des cas, alors que le mou­ve­ment kurde n’est pas séparatiste, y com­pris en Syrie.

Enfin, on ne peux pass­er sous silence l’at­ti­tude du gou­verne­ment turc qui, prenant d’un côté la tête de l’or­gan­i­sa­tion même des “man­i­fes­ta­tions de sou­tien aux Pales­tiniens” en prof­ite pour accentuer sa pres­sion sur le Nord Syrien et bom­barde inten­sé­ment le Roja­va depuis le 7 octo­bre. Sa volon­té de détru­ire les infra­struc­tures énergé­tiques en plein hiv­er est crim­inelle, mais le gou­verne­ment turc utilise la réthorique du “droit à se défendre”, dev­enue bible dans les chan­cel­leries. Plus de 128 frappes et près d’une cen­taine de vic­times, c’est là le dernier bilan de ce “droit à se défendre” de la Turquie, puisque l’ar­gu­ment serait la référence à un atten­tat com­mis en novembre.

Ain­si va la finance, le cap­i­tal­isme mon­di­al, se frayant tou­jours un pas­sage sur les mon­ceaux de cadavres quand ceux-ci devi­en­nent des “dom­mages col­latéraux” des échanges.

Et, lorsque c’est néces­saire advient un numéro de clowns, mon­strueux, se ren­voy­ant à la fig­ure, non des tartes à la crème, mais le flot cail­lé du sang de leurs vic­times, passées ou à venir.

Que des pop­u­la­tions béates s’agi­tent tou­jours devant ces numéros de cirque m’é­ton­nera toujours.


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…