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Ex-Yougoslavie, quand “la bête” bégayait en Europe

Le ver­dict récent du Tri­bunal Inter­na­tion­al de la Haye, qui con­damne le “bouch­er serbe” Ratko Mladić, et con­firme en appel une sen­tence de per­pé­tu­ité pour crimes de guerre et géno­cide en Ex-Yougoslavie, a été peu com­men­té dans la presse et les médias français.

Qu’un général, auteur et exé­cu­tant du plus grand mas­sacre de masse com­mis en Europe depuis la sec­onde guerre mon­di­ale, entre autres crimes com­mis en Ex-Yougoslavie1, soit défini­tive­ment jugé pour ce qui fut l’ex­pres­sion de ce dont l’ul­tra-nation­al­isme “serbe” fut capa­ble, sem­ble n’avoir intéressé qu’à la marge, alors que cette même “bête” rode tou­jours alen­tour. Et, ce jour du 11 juil­let, des mil­liers de per­son­nes se recueilleront prob­a­ble­ment en sou­venir de Sre­breni­ca, au mémo­r­i­al de Potočari, créé en mémoire des victimes.

Comme pour le géno­cide au Rwan­da, per­pétré dans les mêmes années, les crimes et géno­cides en Bosnie 2 font, en France notam­ment, l’ob­jet d’une impasse poli­tique et his­torique, tant à gauche qu’à droite. Abor­der, dans les milieux mil­i­tants ces “années Bosnie” se heurte à une totale absence de trans­mis­sion et donc de mémoire poli­tique, de ce qui pour­tant mobil­isa au début des années 1990, avec ce mot d’or­dre “Non à la purifi­ca­tion eth­nique”.

Pour le Rwan­da, le rôle de la France, à peine recon­nu encore aujour­d’hui, dans la cou­ver­ture poli­tique d’un géno­cide, voire son ali­men­ta­tion en arme­ment, n’est pour­tant plus qu’un secret de polichinelle, mais tou­jours nié pour­tant par les soci­aux démoc­rates à l’époque en pou­voir con­joint avec ce que fut la vieille droite tra­di­tion­nelle française. Pour l’Ex-Yougoslavie, c’est plus com­pliqué. La même péri­ode de con­fu­sion entre social démoc­ra­tie et néo libéral­isme nais­sant au pou­voir, a pro­duit les mêmes effets, qui plus est à l’échelle européenne. Et on peut même dire que l’his­toire fut en plus réécrite par des faus­saires médi­a­tiques, aidés par la mau­vaise con­science de cette fausse “gauche”, inca­pable de recon­naître “la bête” en action en Europe.

Et il n’est guère éton­nant de retrou­ver par­mi ces faus­saires, les mêmes qui, aujour­d’hui en France, pour­fend­ent “l’is­lamo-gauchisme” et prô­nent une “laïc­ité de com­bat”, print­anière et répub­li­caine, très chère désor­mais à toute l’ex­trême droite française, tous courants confondus.

J’ai un peu honte, je l’avoue, de trou­ver encore mon nom sur une “liste européenne” de 1994, aux côtés de ceux-là-même, qui d’ailleurs firent, déjà à l’époque, la preuve d’une totale duplic­ité. Même l’his­toire et la descrip­tion de cette liste, qui s’in­ti­t­u­lait “L’Eu­rope com­mence à Sara­je­vo”, sont main­tenant devenus un véri­ta­ble fake sur Wikipedia, pour qui l’a vécu de l’in­térieur, grâce à la pat­te de spé­cial­istes de l’amnésie.

Pourquoi donc alors n’avoir tiré aucun enseigne­ment poli­tique à trans­met­tre, de cette péri­ode de qua­tre années, qui fut une mobil­i­sa­tion anti-fas­ciste grandeur nature pour­tant, à pro­pos d’une guerre nation­al­iste en plein coeur de l’Eu­rope ? Pourquoi, à con­trario, est-il resté cette écume médi­a­tique qui depuis fit florès, comme marchep­ied de l’ex­trême droite raciste, iden­ti­taire et vir­iliste, en la per­son­ne “d’in­tel­lectuels français” nom­brilistes dont le naufrage n’est plus à prouver ?

J’oserai dire et écrire que cette décen­nie là, qui débu­ta par la dite “Pre­mière Guerre du Golfe”, avait, après la chute du mur, bien des chats à fou­et­ter. Au sein des gauch­es, le déchire­ment autour de l’ex-grand frère sovié­tique com­mençait à pro­duire ses effets désas­treux, entre autres. Et, ain­si, tant les soubre­sauts d’une guerre impéri­al­iste en Irak, que l’ex­trême répres­sion du peu­ple kurde en Turquie, le géno­cide au Rwan­da et… la dis­lo­ca­tion de l’Ex-Yougoslavie, fai­saient l’ob­jet d’un traite­ment médi­a­tique et poli­tique au gré des com­pro­mis­sions à cacher. Pour ces ques­tions “inter­na­tionales”, “affaires de spé­cial­istes”, les médias dif­fu­saient majori­taire­ment l’idée de “guer­res trib­ales d’une autre époque”. Pour­tant, “la bête” pondait ses oeufs.

Trente ans plus tard, on peut lire dans les coquilles cassées, de grandes lignes de fond, tou­jours d’actualité.

Ce ne sont donc pas des his­toires “d’an­ciens com­bat­tants pour Sara­je­vo” que je voulais écrire pour cette troisième chronique sur “la bête”.

Il y a à bien­tôt trente ans donc, une “guerre de purifi­ca­tion eth­nique” fai­sait 130 000 morts au coeur du con­ti­nent européen. Les rel­a­tivistes diront que c’est bien inférieur aux chiffres de la pandémie du Covid et, seule­ment le tiers du bilan pro­vi­soire de la guerre en Syrie, par exem­ple. L’in­hu­man­ité a donc fait bien mieux depuis, avec les mêmes acteurs qui s’améliorent. Alors pourquoi remuer le passé ?

Les Etats de l’U­nion Européenne aidés au début par les Etats Unis, sont passés depuis maîtres dans la manière de con­tribuer aux guer­res par procu­ra­tion, et comme “four­nisseurs” d’arme­ment et de tech­nolo­gie, depuis que les inter­ven­tions directes ont prou­vé leurs effets dévas­ta­teurs et créa­teurs de chaos. Les ruines sont tou­jours mau­vais­es pour les affaires, quand on n’est pas de ceux qui refer­ont couler le béton. La France par exem­ple l’a appris à ses dépens après avoir suivi les con­seils avisés d’un des prophètes dont je par­le plus haut, en Lybie. Les commentateurs/trices appel­lent cela de la “géopoli­tique”. Les Etats et blocs à “voca­tion hégé­monique” s’af­fron­tent en appui de puis­sances régionales à régimes nation­al­istes, religieux et total­i­taires. Puis c’est la diplo­matie du Rafale et du S 400. Les puis­sances régionales elles-mêmes délèguent à des groupes qu’elles arment le tra­vail de “ter­rain”. C’est le proces­sus util­isé par un mem­bre de l’OTAN comme la Turquie, four­nisseur de mil­ices, aptes aux crimes de masse comme à la den­telle crim­inelle ciblée et quo­ti­di­enne. Quel type de “bête” est-ce donc là, mi big­ote, mi psy­chopathe nationaliste ?

Mais revenons à la Bosnie, et cher­chons à savoir si déjà, et cette analyse fut faite, cette/ces guer­res étaient  un ter­rain d’af­fron­te­ment plus large, dans la droite ligne de l’im­mé­di­at après “guerre froide”, et si les “nation­al­ismes” n’é­taient finale­ment pas que de mau­vais­es bac­téries libérées par l’ef­fon­drement du bloc com­mu­niste de la Yougoslavie.

Finale­ment, les “tribus” se seraient réveil­lées par le fait que l’hégé­monie com­mu­niste yougoslave n’au­rait jamais respec­té les Etats-nation qui la com­po­saient dans les faits ? Penser ain­si reve­nait à dire qu’il était “naturel” et “légitime” qu’une Slovénie, qu’une Croat­ie, qu’une Ser­bie, exis­tent, et se reparta­gent donc les ter­ri­toires selon des peu­ple­ments majori­taires, la Bosnie devenant une part sup­plé­men­taire à découper, sans compter la Macé­doine et le Kosovo.

Ain­si, là où un osse­ment serbe repo­sait au soleil, une croix croate s’érigeait face au ciel, la terre devait appartenir à la “nation” cor­re­spon­dante. Et tant pis si c’é­tait dans le même cimetière. Debout les morts, et en ordre de marche, pour la nation !

Les peu­ple­ments sont des fruits de l’his­toire humaine. Com­ment pour­rait-il en être autrement. Et les peu­ple­ments dit “majori­taires” peu­vent tout autant être le résul­tat d’un étab­lisse­ment sur des ter­res qui remonte à des mil­lé­naires, que celui d’une con­quête et de coloni­sa­tions, ou de migra­tions suc­ces­sives très anci­ennes. C’est donc dans cette his­toire et ses strates que réside les clés d’un début de com­préhen­sion. En l’oc­curence, pour l’Ex-Yougoslavie, ces peu­ple­ments n’ont rien de migra­tions trib­ales, mais sont liés aus­si à une his­toire somme toute plus récente, qui impli­quait l’Em­pire Ottoman, ses guer­res, ses con­quêtes et ses lim­ites, dans ce cas pré­cis dans la par­tie européenne. Et, en remon­tant plus loin encore, on s’in­ter­rogerait sur la prove­nance de ces “slaves” qui s’établirent en ces lieux, et dev­in­rent des “mer­ce­naires” con­tre les Ottomans par la suite, en défense de l’empire ger­manophone qui ne les con­sid­érait guère.

Mais pourquoi dia­ble aller si loin ? Pourquoi finale­ment diluer et rel­a­tivis­er cette péri­ode dite de la “guerre en ex-Yougoslavie” en la présen­tant comme un pro­duit de l’his­toire humaine et des affron­te­ments de ter­ri­toires et de pou­voirs ? La vio­lence de ces guer­res de con­quêtes, là de re-con­quête, serait-elle finale­ment le “tra­vers” de l’e­spèce humaine ? Par­don pour l’a­mi Prévert, mais du coup “quelle con­ner­ie la guerre”, et vite, la paix, à tous prix. “La bête”, finale­ment, n’au­rait été là que comme dévoreuse de victimes.

Vous voyez bien que l’é­ti­quette “fas­cisme” demande là aus­si, en com­plé­ment, une autre avec la liste de tous les additifs.

Je ne suis donc pas con­va­in­cu que l’hor­reur des crimes com­mis au nom d’un nation­al­isme exac­er­bé quelque part suff­ise à qual­i­fi­er le fas­cisme. Car il ne s’ag­it pas seule­ment d’une vio­lence nation­al­iste et d’un sys­tème poli­tique qui l’orchestr­erait, mais bien d’une idéolo­gie à part entière, qui quelque part, se théorise en réponse à des crises, et lorsque les ten­sions sociales dues aux antag­o­nismes de classe d’un sys­tème ne peu­vent plus être maîtrisés que par des pop­ulismes iden­ti­taires. Et cette théori­sa­tion idéologique, si elle a une matrice, et la lit­téra­ture fas­ciste abonde, se fait tou­jours selon la crise du moment.

Ce détour rapi­de par la Bosnie me ramène donc au point de départ de cette chronique à ciel ouvert.

A suiv­re…

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Image : CC Lila Mon­tana pho­tographe jour­nal­iste solidaire

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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…