Brume et soleil, odeurs de goudron, effluves de cumin grillé et de parfums bon marché, douceur et violence. “Un accident ici, à Istanbul, n’est pas un accident, c’est un meurtre.”
… Me voilà de retour à Istanbul, accueilli chez un frère musicien, dans le but de préparer une tournée en Anatolie en juin prochain, si Hak et le nouveau sultan ottoman le veulent bien, et jouer sous le ciel du village où est né Yaşar Kemal, mon maître écrivain… Ton café est noir, Abla1, et comme la mer du même nom, j’aimerais m’y noyer…
Un soir, je descends des verres de rakı avec le fils de Aşık Nesimi Cimen, Mazlum Cimen. Son père, troubadour « amoureux », chantait: « Si le petit Mehmet se réveillait, il ne se laisserait pas faire. Il creuse la terre, il arrache les pierres, il supporte tout. Le pays que je construis avec ma faim est à moi. Ce pays est le mien mais pas une pierre ne m’appartient… Ils disent que c’est Dieu qui a fait le partage. On t’endort, ami, et on vole ton travail… » En souvenir de ses poèmes et du regretté Aşık tué par les loups gris, j’embrasse son fils sur le front, et nous buvons…
L’écume, dans la tasse, âpre en sa surface, me remplit d’amertume…
Un autre soir, une amie me confie autour d’une belle table de dîner, que son vieux père est en prison depuis deux mois, et qu’elle craint pour sa santé. Nous avons repris du vin blanc sec et des aubergines farcies en silence. Ils ont retiré les passeports à toute la famille…
Ton café est noir, Abla, et comme la mer du même nom, je m’y noie. Ouvrant les portes de cette prison, le vent chante ton nom de plume. Je te salue, sœur d’infortune, je te porte mon selam de cuivre et de sel marin, ma tendre orpheline…
A peine atterri à Paris, de retour au pays, j’apprends que le sang a coulé à nouveau près du stade de Beşiktaş… Ton café est noir, Abla, et comme la mer du même nom, j’aimerais m’y noyer.
Titi Robin
au bord d’une route, 10 décembre 2016
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