Pas de ça dans l’Eu­rope ! dis­ent en choeur les opposants à l’en­trée de la Turquie dans l’U­nion Européenne, au lende­main du vote du Brexit.

Et pour­tant, les ouver­tures de “chapîtres” en vue de l’ad­hé­sion con­tin­u­ent, comme si la pen­d­ule remon­tée depuis 1987 n’obéis­sait qu’à ses rouages internes.

Voici ce qu’en dis­ent les diplo­mates français par exem­ple, lorsqu’ils font offi­cielle­ment un rap­pel chronologique (sources France diplomatie) :

Sep­tem­bre 1963 : la CEE et la Turquie sig­nent un accord d’association, dit “accord d’Ankara”. Il prévoit le ren­force­ment des rela­tions économiques et com­mer­ciales, afin d’instaurer in fine une union douanière.

14 avril 1987 : la Turquie présente offi­cielle­ment sa can­di­da­ture à l’adhésion à la CEE.
1er jan­vi­er 1996 : l’Union douanière, prévue par l’accord d’association entre l’UE et la Turquie entre en vigueur.
10–11 décem­bre 1999 : le Con­seil européen d’Helsinki recon­naît la Turquie comme pays can­di­dat à l’adhésion de l’UE et pré­cise “qu’une con­di­tion préal­able à l’ouverture de négo­ci­a­tions d’adhésion est le respect des critères poli­tiques de Copen­h­ague”. Lance­ment d’une stratégie de pré-adhé­sion pour la Turquie.
12–13 décem­bre 2002 : le Con­seil européen de Copen­h­ague décide que le respect par la Turquie des critères poli­tiques de Copen­h­ague en 2004 per­me­t­tra d’ouvrir les négo­ci­a­tions d’adhésion.
16–17 décem­bre 2004 : le Con­seil européen de Brux­elles décide d’ouvrir les négo­ci­a­tions en octo­bre 2005, sous réserve que la Turquie procède à l’entrée en vigueur de six lois iden­ti­fiées par la Com­mis­sion et qu’elle signe le pro­to­cole addi­tion­nel à l’accord d’Ankara, visant à éten­dre cet accord aux nou­veaux Etats mem­bres. Le Con­seil européen demande au Con­seil de définir les principes et méth­odes du “cadre de négociations”.
29 juil­let 2005 : la Turquie et l’UE sig­nent le pro­to­cole addi­tion­nel à l’accord d’Ankara. Mais la Turquie assor­tit cette sig­na­ture d’une déc­la­ra­tion uni­latérale dans laque­lle elle réaf­firme qu’elle ne recon­naît pas un des Etats mem­bres de l’UE (République de Chypre).
21 sep­tem­bre 2005 : en réponse à la déc­la­ra­tion turque, l’UE adopte une déc­la­ra­tion qui rap­pelle que la Turquie doit appli­quer le pro­to­cole d’Ankara, qu’elle doit recon­naître tous les Etats mem­bres et nor­malis­er ses rela­tions avec eux.
3 octo­bre 2005 : ouver­ture des négo­ci­a­tions avec la Turquie. Le “cadre de négo­ci­a­tions” pré­cise que “ces négo­ci­a­tions sont un proces­sus ouvert dont l’issue ne peut être garantie à l’avance” et qu’elles dépen­dent de la capac­ité d’assimilation de l’Union, ain­si que de la capac­ité de la Turquie à assumer ses oblig­a­tions. Dans le cas con­traire, elle devra être “ancrée dans les struc­tures européennes par le lien le plus fort pos­si­ble”. Les con­di­tions de fer­me­ture ou d’ouverture des 35 chapitres seront décidées à l’unanimité.

Ouvertes le 3 octo­bre 2005, les négo­ci­a­tions d’adhésion avec la Turquie n’ont pas con­nu d’avancée con­crète entre juin 2010 et novem­bre 2013. L’ouverture du chapitre con­sacré à la poli­tique régionale (chapitre 22), en octo­bre 2013, a toute­fois per­mis une redy­nami­sa­tion des dis­cus­sions, avec la sig­na­ture de l’accord de réad­mis­sion UE-Turquie le 16 décem­bre 2014.
A ce stade, 15 chapitres ont été ouverts, dont un a pu être refer­mé. Pour mémoire, deux chapitres ont été ouverts entre 2005 et 2007, onze entre 2007 et 2012, et deux depuis mai 2012.

Le chapitre 17 « poli­tique économique et moné­taire », a été ouvert le 14 décem­bre 2015.
Lors du som­met UE-Turquie du 18 mars, les Etats mem­bres ont mar­qué leur accord à l’ouverture du chapitre 33 con­sacré aux « dis­po­si­tions budgé­taires et finan­cières », d’ici la fin de la prési­dence néer­landaise, en juin 2016.

A l’occasion des som­mets UE-Turquie, le 29 novem­bre 2015 et le 18 mars 2016, le gou­verne­ment turc et l’Union européenne se sont accordés sur un plan d’action sur les migra­tions, qui prévoit plusieurs volets : d’une part, une assis­tance à l’accueil et à l’intégration des réfugiés en Turquie et, d’autre part, la lutte con­tre les fil­ières de passeurs, le ren­force­ment du con­trôle des fron­tières et la réad­mis­sion. Par ailleurs, la déc­la­ra­tion UE-Turquie du 18 mars prévoit la réad­mis­sion en Turquie, depuis les îles grec­ques, de l’ensemble des migrants en sit­u­a­tion irrégulière, et la réin­stal­la­tion de Syriens, simul­tané­ment, vers l’UE sur le principe du « 1 pour 1 » (un Syrien réin­stal­lé dans l’UE pour un Syrien réad­mis en Turquie)..

Une aide finan­cière de l’Union européenne, au tra­vers d’une facil­ité de 3 Mds €, des­tinée à financer des actions human­i­taires en Turquie a égale­ment été agrée. Lorsque l’ensemble de ces fonds auront été dépen­sés, une nou­velle enveloppe de 3 Mds € pour­ra égale­ment être mobil­isée, d’ici 2018.

Au-delà, plusieurs engage­ments ont été pris :
une relance du proces­sus d’adhésion, au-delà de l’ouverture d’un nou­veau chapitre de négo­ci­a­tions le 14 décem­bre (le chapitre 17 « poli­tique économique et moné­taire »). Lors du som­met UE-Turquie du 18 mars, les Etats mem­bres ont mar­qué leur accord à l’ouverture du chapitre 33 (« dis­po­si­tions budgé­taires et finan­cières ») d’ici la fin de la prési­dence néer­landaise, en juin 2016 ;
une accéléra­tion de la mise en œuvre de la feuille de route sur la libéral­i­sa­tion des visas, en vue d’une lev­ée de l’obligation de visas à la fin du mois de juin, à la con­di­tion que l’ensemble des 72 critères, qui prési­dent à la libéral­i­sa­tion des visas, soient remplis ;
le rehausse­ment du dia­logue entre l’UE et la Turquie : des som­mets réguliers auront lieu deux fois par an dans un for­mat à définir.

Les con­di­tions fixées par l’UE à la Turquie, tant s’agissant de ses négo­ci­a­tions d’adhésion que de la libéral­i­sa­tion des visas restent inchangées. Des pro­grès sub­stantiels sont égale­ment atten­dus de la Turquie, en par­ti­c­uli­er en matière d’Etat de droit et de respect des lib­ertés fondamentales.

Voilà donc posé l’é­tat d’e­sprit offi­ciel de la diplo­matie française, en osmose avec celle de l’u­nion européenne pour le moment.

Désolé de vous en avoir infligé la lec­ture, mais il faut savoir de quoi on par­le. Et puis, mal­gré un Brex­it abon­dam­ment com­men­té, le “com­mis­saire autrichien à l’élar­gisse­ment” Johannes Hahn, ne dis­ait-il pas encore au moment où s’ou­vrait, ce lun­di 5 juil­let, un som­met entre l’U­nion européenne et des pré­ten­dants, “l’heure est à l’élargissement” ?

On y voit sans avoir besoin de lunettes géo poli­tiques, que l’UE, cette grosse machine à textes, traités, chapîtres et réu­nions, tout comme les machiner­ies diplo­ma­tiques et admin­is­tra­tives des états, con­tin­ue son bon­homme de chemin sans que les con­tra­dic­tions poli­tiques de l’heure ne la dévie en urgence de sa route. Tout juste les intè­gre-t-elle quand des “som­mets” lui four­nissent de nou­velles matières, comme ce fut le cas récem­ment lors de la grande “trouille” à con­no­ta­tion xéno­phobe qua­si général­isée à pro­pos des réfugiés syriens. Les “principes” et les “valeurs” dont elle se gar­garise s’ef­facent devant le “marché”, et sa main longue.

En apparence donc, la machine se con­tre­fiche des déc­la­ra­tions des politi­ciens d’après Brex­it et con­tin­ue ses “ouver­tures de chapîtres”, en prenant son temps.

Le régime Erdo­gan finale­ment, aurait bien tord de se gên­er, puisque cette logique bureau­cra­tique laisse majori­taire­ment croire qu’il n’y a que des “dis­cus­sions” entre gens de bonne com­pag­nie, qui ne con­cer­nent que des ques­tions de “respect de l’E­tat de droit et des lib­ertés fon­da­men­tales” en général. De la “procé­dure” quoi ! Et comme Erdo­gan a, pour la Turquie et lui même, d’autres ambi­tions que d’être le 28e sur un plan de table, tant que per­son­ne n’ap­pelle un chat un chat, tout va bien. “Ôooo l’europe !”

Car autant de très nom­breux états européens savent que leur “opin­ion publique” et leur “classe poli­tique” s’op­poserait à une adhé­sion, autant Erdo­gan n’u­tilise plus l’ar­gu­ment européen que comme un os à ronger pour ses milieux d’af­faires, et un point d’al­liance avec le ven­tre mou kémal­iste pro européen en interne. Pour le reste, il marchande.turquie europe

D’un côté le “grand machin” fait mine d’ig­nor­er ses crises internes et les men­aces d’im­plo­sion, de l’autre, le can­di­dat à l’ad­hé­sion reste prêt à tous les dessous de table, pourvu que per­son­ne n’in­ter­vi­enne dans les affaires du mem­bre de l’Otan qu’il est.

Dans la chronolo­gie ci-dessus, quand on lui super­pose les “péri­odes poli­tiques” internes à la Turquie, on con­state que les mas­sacres et tor­tures au Kur­dis­tan turc des années 90, qu’on ne peut imput­er au régime AKP, n’ont pas davan­tage fait réa­gir “l’Eu­rope” des 12, puis des 15, très occupée à l’époque par “Maas­tricht” et l’élar­gisse­ment du “marché intérieur”, en même temps qu’à régler par le “partage nation­al­iste” une guerre européenne autour de Sara­je­vo . On pour­rait même penser que près de 15 années plus tard, sans qu’il soit ques­tion de regret­ter le “mil­i­tarisme kémal­iste”, les “exi­gences de réformes” facil­itèrent en par­tie l’ar­rivée au pou­voir des big­ots autori­taires d’aujourd’hui.

Cette ques­tion “européenne” joue donc un cer­tain rôle dans la poli­tique intérieure turque, mais n’a jamais réelle­ment été un sou­tien pour ses com­posantes d’op­po­si­tion démoc­ra­tique et ses minorités, au contraire.

Ce faux débat sur le “pour ou con­tre la Turquie dans l’UE” cache donc bien plus de parts de réal­ité qu’il n’en inter­roge.

Il a le mérite, pour les européistes con­va­in­cus, par­ti­sans d’eu­rope nou­velle, sociale ou refondée, de ne pas se pos­er une ques­tion qui deviendrait pour­tant évi­dente si l’épou­van­tail AKP et sa tête d’Er­do­gan n’ex­is­tait pas : qu’est-ce que le Peu­ple turc, dans toutes ses com­posantes divers­es, viendrait foutre dans cette galère coachée par la finance ? Et n’y est-il pas déjà indi­recte­ment mêlé, quand on voit avec qui couche sa finance, (certes polygame) ?

Il dis­simule aus­si un vieux réflexe ori­en­tal­iste, où le racisme oscille entre “intérêt” ou xéno­pho­bie, selon les circonstances.

Intérêt quand le “harem” se mon­tre docile, xéno­pho­bie quand il mon­tre des velleités d’au­tonomie. Régime Erdo­gan mis à part, là encore, la Turquie n’est plus la pos­si­ble colonisée, terre d’af­faires et de dif­féren­tiels soci­aux exploita­bles. Ce n’est pas la Roumanie de l’Ori­ent. Si, aujour­d’hui, l’UE peut encore pass­er com­mande avec un régime cor­rompu, celui-ci s’ap­puie quand même sur une force économique et sociale et un Peu­ple, qui dans sa diver­sité pour­rait demain s’avér­er très desta­bil­isant pour son marché “con­cur­ren­tiel”.

L’en­nui avec les voisins du Moyen Ori­ent, c’est que l’his­toire les a amené à exis­ter. Et c’est sans doute pour cela que les “Autres” s’achar­nent à les divis­er, ou à en armer ses guerres.

Tout comme on pour­rait rêver d’un con­ti­nent européen élar­gi hors de ses fron­tières his­toriques, où des Peu­ples réalis­eraient un con­fédéral­isme démoc­ra­tique en coopéra­tions choisies, hors du joug cap­i­tal­is­tique, Brux­elles rêvait autre­fois, elle, d’un colo­nial­isme financier, fait de traités et d’ad­hé­sions exten­sives. Ses crises finan­cières et démoc­ra­tiques, sa con­cur­rence faite de dump­ing social, amène le pro­jet au bord d’une implo­sion. On compte 4 états au moins d’in­té­gra­tion récente ou non, dont les régimes poli­tiques sont bien loin des “valeurs” affichées et sont des pointes avancées des pop­ulismes identitaires.

Il ne faut donc pas s’é­ton­ner que ce sont ces mêmes forces pop­ulistes et de repli xéno­phobe, qui s’ex­pri­ment à la fois con­tre l’ac­cueil des réfugiés de guerre, et font mine de vilipen­der Erdo­gan, alors que ce sont en réal­ité les Peu­ples qui sont la cible de leurs refus de coopéra­tion. Per­son­ne ne peut donc atten­dre de ces fortes cri­tiques et attaques, un sou­tien réel. L’en­ne­mi de mon enne­mi peut s’avér­er plus tox­ique encore que lui.

Ce n’est pas dans la Com­mis­sion européenne, ni dans le Con­seil européen, que se trou­veront des alliés poli­tiques pour les forces démoc­ra­tiques turques, le mou­ve­ment kurde, ou la défense des minorités. Et pas davan­tage au sein des forces majori­taires aujour­d’hui de “con­tes­ta­tion” de l’Eu­rope, qui elles se sat­is­feraient d’un Erdo­gan, pourvu qu’il reste à faire le ménage chez lui.

Le par­ti HDP a fort heureuse­ment com­pris que ce n’est pas dans les insti­tu­tions européennes qu’il trou­vera l’aide à la paix civile en Turquie. Et s’il en utilise le haut par­leur, de ren­con­tres en entre­tiens, c’est davan­tage pour user des con­tra­dic­tions internes, entre façade démoc­ra­tique et réal poli­tique, sans illusions.

Aucune “rup­ture” défini­tive et bru­tale n’est à atten­dre du marchandage Turquie/UE, guidé par des intérêts qui sou­vent sont bien éloignés de la démoc­ra­tie et de l’avenir des Peu­ples. Alors, ces­sons de porter aux nues l’ar­gu­men­taire du “refus de la Turquie dans l’UE”, comme s’il avait un sens, d’un côté comme de l’autre.

Et comme aujour­d’hui, même au sein des courants poli­tiques “ant­i­cap­i­tal­istes” et “antilibéraux”, c’est tou­jours l’eu­ro cen­trisme qui l’emporte, avec la touche d’ori­en­tal­isme en guise de cerise sur le gâteau, les forces sociales et poli­tiques por­teuses de pro­jets d’avenir pour le Moyen Ori­ent, Turquie incluse, vont se sen­tir bien seules. Il n’est qu’à voir com­ment, pour le Roja­va, au mieux c’est la fas­ci­na­tion “héroïque” et l’im­agerie “de la fémin­iste révo­lu­tion­naire com­bat­tante” qui l’emporte, au pire la délé­ga­tion de pou­voir mil­i­taire con­tre Daech.

Le pro­jet poli­tique en con­struc­tion, le proces­sus, tou­jours réversible du con­fédéral­isme démoc­ra­tique, ne pas­sionne guère que des anars roman­tiques nos­tal­giques de la guerre d’Es­pagne et quelques chats noirs égarés comme nous…

Je sais, là j’ex­agère un peu dans le pes­simisme. Mais qui est prêt à recon­naitre qu’une réflex­ion poli­tique et un proces­sus en cours au Moyen Ori­ent a plus à apporter aux Peu­ples européens que mille “nuits debout” autour de ques­tions de con­sti­tu­tion­nal­ité ? Si nous par­venons à nous y intéress­er et à le com­pren­dre, nous aurons peut être fait un grand pas dans le débat sur “l’Eu­rope” aussi.

Et là haut, sur l’impériale…


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…