Leyla Bedirxan première danseuse kurde, de renommée internationale, ne correspondant pas à l’image qu’on se ferait de la “femme traditionnelle”, a été ignorée longtemps par son peuple, surtout des hommes kurdes. Elle est aujourd’hui considérée comme une des femmes qui représentent le mieux le Kurdistan. Elle en est une icône.
Leyla est un vrai personnage. Femme de caractère, elle assume totalement son identité en tant que femme, artiste et kurde. Elle n’hésite pas à rectifier quand elle est par erreur présentée comme artiste arabe ou perse, et à préciser avec fierté qu’elle est kurde.
Elle vient au monde en 1908 à Istanbul, de parents mixtes. Sa mère Henriette Hornik était une juive, et son père Abdulrezzak venait d’une grande famille kurde, Bedirxan. Ce noyau familial multiculturel explique peut être qu’elle était prédestinée à conjuguer avec Art, les différentes cultures.
Leyla suit ses parents dans leur exil vers l’Egypte et elle y passe son enfance. Après le décès de son père, elle commence à vivre avec sa mère à Vienne. C’est à Vienne que Leyla prendra ses premiers cours de danse. Et c’est encore dans cette ville, à l’Opéra de Vienne, en 1925, qu’elle grimpera sur scène pour la première fois.
Leyla vient en France et pour pouvoir y rester, elle épouse en 1930, Henri Touache, son compagnon depuis longtemps. Elle devient maman d’une fille ; Nevin.
La lumière artistique de Leyla dépasse les frontières et trouve écho à l’étranger. Elle voyage, elle danse, et embrasse un public international.
Leyla, a un répertoire chorégraphique inspiré des styles de danse égyptiens et assyriens. Elle tourne en Europe, aux Etats-Unis et aime accentuer les origines historiques de sa chorégraphie en mettant en résonance sa performance et les lieux. On peut imaginer que son art trouvait sa plénitude par exemple lors du spectacle qu’elle a réalisé en Egypte, où elle intégrait le Sphinx de Gize sur sa scène, comme un décor naturel et historique.
Leyla dansait le 23 janvier 1932, à La Scala, pour la première de “Belkis, la Reine de Saba” d’Ottorino Respighi, avec la chorégraphie de Léonide Massine. Elle incarnait bien sûr Belkis, accompagnée du danseur David Lichine. La Reine de Saba, est une des oeuvres les plus ambitieuses représentés dans les années 30. Des instruments comme le sitar, qui ne figuraient pas dans les orchestres occidentaux ont été intégrés dans l’orchestre, les trompettes ont quitté leur place et sont montées sur scène, et des techniques nouvelles pour l’époque comme des machines à vent ont été utilisées. Des documents concernant cette première à La Scala, conservés dans les archives de la ville de Milan, et des critiques publiées dans la presse, identifient La Reine de Saba, comme le ballet le plus important de l’histoire de La Scala.
Le 30 mai 1935, elle danse au Centre Marcelin Berthelot à Paris. Elle continue à enchainer les représentations, elle prend place dans cinq représentations dirigées par Maurice Naggiar. La même année, elle monte sur scène à La Grande Salle, accompagnée de l’orchestre dirigé par Maurice Naggiar et le piano d’Ire Aitoff.
Leyla Bedirxan, ou Leyla Bedirhan, ou encore, avec l’orthographe qu’elle préfère utiliser dans les pays européens, Leïla Bederkhan devient à Paris, une étoile brillante. Elle est applaudie par toute la presse française de l’époque, Georges Mussi au Figaro, Carol Berardo à l’Echo de Paris, Pierre Wolf à La Liberté sont subjugués… La Semaine de Paris, Le Guide Musical, Le Monde Musical émettent des critiques enchantées.
“Je suis la première danseuse qui prend scène à La Scala. On me demande, ‘êtes-vous une femme orientale ?’ A commencer par l’Egypte, aucun des pays où j’ai passé mon enfance, et rien qui se trouve dans ces pays, ne me sont loin.”
Leyla, était également une femme très cultivée. Elle possédait non seulement la culture européenne mais les cultures égyptienne, indienne et iranienne… Pour elle, qui était élevée dans la tradition kurde, la culture kurde était naturelle, telle sa langue maternelle. Les ballets de Leyla, Estamp Persane, Hiéroglyphe, Dîlan (danse kurde), Guerrier Kurde, Tef (Tambourin), Danse Druse, et tant d’autres, puisaient directement dans cette source qu’elle maîtrisait.
Leyla est inscrite dans l’Histoire culturelle comme “LA danseuse kurd” et elle gardera ce titre jusqu’à aujourd’hui, même après sa mort en 1986 à Paris.
Devenue un phénomène dans son domaine, forte de ses études de danse en Autriche, en Allemagne, en Suisse, Leyla brûla les planches dans des villes européennes. Mais elle ne trouvera jamais, de son vivant, l’attention qu’elle méritait en tant qu’artiste kurde, de la part de son propre peuple, surtout de la part des hommes. « Princesse kurde », « Etoile kurde », « Danseuse kurde », malgré le désintérêt de son peuple, c’est elle qui pourtant contribua à porter l’identité kurde sur la scène internationale.
Dans la dernière période de sa vie, de nombreux kurdes vivant en exil politique dans les pays étrangers, qui en principe sont pourtant des gens à l’esprit ouvert et progressistes ne s’intéressèrent toujours pas à elle et son glorieux parcours, voire les nièrent. Cette ignorance entêtée vient probablement du fait que le diaspora kurde gardait alors encore les effets du patriarcat, et que Leyla ne correspondait pas à l’image de la femme traditionnelle, portée par les hommes kurdes. Aucune rencontre ni communication entre Leyla et les Kurdes en exil, n’est enregistrée dans les pages de l’Histoire.
Son nom ne reviendra que quand les femmes kurdes revendiqueront leur identité, et prendront leur place activement dans les résistances et la vie de tous les jours. Les effets nocifs du patriarcat s’épongeant petit à petit, les mentalités changeant, Leyla retrouvera enfin sa place, aux yeux de son peuple.
Si le groupe Mezopotamya Dans, a consacré son dernier spectacle à Leyla Bedirxan, ce n’est pas un hasard. Yeşim Çoşkun, qui incarne Leyla sur scène, expliquait dans une récente rencontre, que Leyla était considérée dans le domaine du ballet, comme l’Isadora Duncan des Kurdes.
Yeşim soulignait que le spectacle avait été précédé d’une longue période de recherches. “Leyla Safiye, a écrit un livre sur Leyla. Depuis une dizaine d’années elle mène des recherches sur la danseuse. Ce livre nous a été très utile. Nous avons aussi pris contact avec les arrières petits enfants de l’artiste, Sinemxan et Sidar Bedirxan. Après un long travail de découvertes et recherches, nous avons décidé de construire notre spectacle, à travers des moments de la vie de Leyla. Il y a par exemple, des plans où les relations de Leyla avec son père, avec son mari sont mises en scène.”
A l’heure où les femmes kurdes prennent leur place aux premiers rangs, dans toutes les luttes, et donnent le courage à toutes les femmes, en prouvant que si on veut changer du monde cela viendra des femmes, au coude à coude avec les hommes, il était temps que les hommes s’en rendent compte.
Leyla avait beaucoup d’avance sur son temps. Mais le patriarcat reste de tous les temps et de toutes les générations.
Et puissent ces exemples montrer aux femmes que rien n’est jamais gagné. Car aujourd’hui, même les combattantes, sont souvent utilisées comme symboles, “jolies de préférence”, du fait de leur sexe, et non de leur place et de leurs compétences.