Au Kedis­tan, le mois d’avril fut prop­ice à la lec­ture et au jar­di­nage… Enfin… pas vrai­ment, mais on pour­rait presque le laiss­er croire, puisque voici une présen­ta­tion d’un roman, La langue de per­son­ne, de Sema Kılıçkaya, paru chez Emmanuel Col­las, que nous vous recommandons.

Dans l’est de la France vit mod­este­ment une famille dont le père, orig­i­naire de Turquie, est arrivé jusque là, dans les années 1970, pour trou­ver du tra­vail. L’his­toire com­mence quand revient Fat­ma, qui avait quit­té la France plus de vingt ans aupar­a­vant et s’é­tait réfugiée aux États-Unis. Elle retrou­ve une famille qu’elle avait lais­sé. Le père, hos­pi­tal­isé, sa soeur Élif, qui a dû pren­dre la respon­s­abil­ité de la famille, et les enfants. Tous vivent dans leur HLM de tou­jours. L’at­ten­tat con­tre Char­lie est en pleine actu­al­ité. Pour ne pas se laiss­er entraîn­er dans l’hys­térie qui s’empare de sa famille et de tout le pays, Fat­ma joue avec les mots et s’in­ter­roge sur le vivre ensemble.
Quelle expéri­ence partager, d’une généra­tion à l’autre, d’une langue à l’autre ?
Avec La Langue de per­son­ne, Sema Kılıçkaya s’in­ter­roge avec humour et ten­dresse sur les orig­ines de ce malaise.

Voilà briève­ment cam­pée la sit­u­a­tion de ce livre, telle que la décrit la qua­trième de cou­ver­ture. On y ajoute que “La ques­tion de la langue est cen­trale dans l’œuvre de Sema Kılıçkaya”.


Sema KılıçkayaL’au­teur, Sema Kılıçkaya est née en 1968 en Turquie, à Anti­oche, à la fron­tière syri­enne, dans ce milieu à la fois arabo­phone et tur­coph­o­ne. Arrivée en France très tôt,  à l’âge de qua­tre ans, elle est dev­enue pro­fesseur d’anglais et exerce aus­si comme traductrice.

Elle a pub­lié en 2004 un recueil de con­tes et légen­des de Turquie, Anadolu, puis un roman, Le Chant des tourterelles, qui racon­te l’histoire d’une famille turque, à cheval sur trois généra­tions. On en retrou­ve d’ailleurs cer­tains per­son­nages dans Le Roy­aume sans racines, le roman suiv­ant qui évoque le dif­fi­cile enracin­e­ment de la com­mu­nauté turque en France. Le Prix Selig­mann con­tre le racisme lui est décerné pour ce dernier ouvrage en 2014.

Le livre qui suiv­ra, Qua­tre-vingt-dix-sept, se déroule lui durant les man­i­fes­ta­tions autour de Gezi en 2013.


Voici le texte du dis­cours que prononça Sema lors de la remise du prix Selig­mann, ain­si qu’une inter­view qui éclairent les ques­tion­nements autour de “langue et identités”.

Dis­cours de Sema Kiliçkaya

Bibliographie :

Anadolu, Pub­lisud, 2004
Le Chant des tourterelles, L’Arganier, 2009
Le Roy­aume sans racines, In Octa­vo, 2013
Qua­tre-vingt-dix-sept, In Octa­vo, 2015.
La langue de per­son­ne, Emmanuel Colas, Avril 2018

Pour celles et ceux qui veu­lent faire con­nais­sance avec Sema, voici un inter­view de FR3 Alsace, émise le 12 mars 2015, où elle présente ses livres : Qua­tre-Vingt-Dix-Sept et Le Roy­aume sans racines.

Après tous ces prélim­i­naires, vous vous atten­dez sans doute à ce qu’on vous décor­tique un livre “d’en­seignante”, ennuyeux, jar­gonnant sur les obsta­cles placés sur les voies de l’in­té­gra­tion par la langue, et l’i­den­ti­fi­ca­tion et con­cepts aux­quels elle renvoie…

Un pas­sage pris au hasard vous détrompera sans doute, du moins pour l’écriture :

Mon neveu écla­ta de rire.

On ne va pas au ski, hein ! réus­sit-il à dire entre deux hoquets.

- Tu es com­plète­ment ridicule ! jeta mon beau-frère.

- J’hal­lu­cine ! T’as vu comme t’es sapée,” s’ex­cla­ma Damla, méprisante.

Une de ses amies ayant souf­fert de la mal­adie de Lyme et craig­nant d’être piquée par des tiques, Elif avait revê­tu une com­bi­nai­son et enfilé des chaus­settes qui lui arrivaient jusqu’aux genoux…

Sema KılıçkayaCe roman ne con­stitue pas pour autant une fic­tion à la saga Malaussène. La famille ramasse à elle-seule les traits et tra­vers de cen­taines d’autres, jusqu’à devenir sym­bol­ique d’UNE dias­po­ra turque des années 1970–85, qui a fuit certes ses orig­ines géo­graphiques et sociales, mais tant gardé ce que la “turcité” com­porte de refoule­ments, de dénis, d’im­pos­si­bil­ités de passerelles pour le vivre ensem­ble. La vie sem­ble s’être impro­visée dans le jour le jour, les tra­cas, le vieil­lisse­ment, les querelles, les incom­préhen­sions du lan­gage, pro­longées indéfin­i­ment, jusqu’à l’absurde.

Tante Fat­ma”, qui a changé son nom, en se ren­dant “In Amer­i­ca”, observe cette “boîte de Pétri”, au milieu d’autres, où tout germe pour­tant, pour le meilleur et pour le pire, mais sans jamais se mélanger. Et elle re-décou­vre qu’elle s’en est à peine échap­pée. La mère n’est déjà plus qu’ou­b­lis, oubli des mots ou oubli sous elle, et le père va s’en aller, et avec lui sans doute la nostalgie.

La fuite du “tableau” des orig­ines par le “Je” de la nar­ra­trice, n’au­ra finale­ment été qu’un détour elle aus­si ; et son retour, la con­stata­tion qu’i­ci ou ailleurs l’ex­il n’est pas le “bon­heur”.

Et si le livre se clôt sur une note d’op­ti­misme, c’est parce qu’il ligue d’un coup la nar­ra­trice et les femmes de la famille con­tre le nou­veau patri­arche qui a rem­placé le “Baba” disparu.

Main­tenant nous faisons bloc con­tre le titan. Con­tre tous les titans de la com­mu­nauté. Ils sont nom­breux, leur ombre est lourde. Mais nous sommes les filles et la petite-fille de Baba, haut com­mis­saire aux réfugiés.…

Alors, plutôt que bâiller devant un plateau télé devant une “chaîne par­lemen­taire”, où gloussent des “spé­cial­istes” de l’im­mi­gra­tion, sous la houlette d’un boloss, com­men­tant un film dont vous avez raté la moitié, prenez ce livre, et deman­dez asile pro­vi­soire entre ses pages.

Post scriptum du lundi 19 novembre 2018

Le prix lit­téraire France-Turquie 2018 est décerné à Sema Kil­içkaya pour La Langue de per­son­ne, paru aux édi­tions Emmanuelle Collas.
Chaque année depuis un peu moins de vingt ans, le prix lit­téraire du comité France-Turquie est décerné à un auteur turc ou français ayant écrit sur la Turquie. 
Le jury était présidé cette année par la roman­cière Kenize Murad et com­posé notam­ment des auteurs Vénus Khoury et Ned­im Gürsel.
Ce prix a déjà récom­pen­sé des auteurs comme Orhan Pamuk, Nedim Gürsel, Hakan Gün­day, Tahcin Yücel, Sema Kay­gusuz, Ahmet Incel ou Oya Baydar.
Il sera remis le mer­cre­di 5 décem­bre à 19h à Paris, mairie du 16e.


Image à la Une avec Maman

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Lila Montana
REDACTION | Journaliste
Voyageuse, pho­tographe, jour­nal­iste. Lib­er­taire, fémin­iste, activiste têtue et déterminée.
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