Apulée est une revue annuelle de lit­téra­ture et de réflex­ion ini­tiée par Hubert Had­dad, et “s’engage à par­ler du monde d’une manière décen­trée, nomade, inves­ti­ga­trice, loin d’un point de vue étroite­ment hexag­o­nal, avec pour pre­mier espace d’enjeu l’Afrique et la Méditerranée.”

Le comité de rédaction est con­sti­tué de Hubert Had­dad, rédacteur en chef, Yahia Belaskri, secrétaire de rédaction, Jean-Marie Blas de Roblès, Anan­da Devi, François-Michel Duraz­zo, Lau­re Morali, Cécile Oumhani, Cather­ine Pont-Hum­bert et Éric Sarner.

Le numéro #7, extrême­ment riche, comme à l’habi­tude, offre égale­ment aux lec­tri­ces et lecteurs, un remar­quable dossier con­sacré à la lit­téra­ture et aux fig­ures kurdes.

Cette édi­tion est dédiée aux “Lib­ertés”.

Libertés, tel est le thème de ce septième numéro, le pluriel de la vie don­nant sens et vis­age à la sin­gu­lar­ité du con­cept. Champ ouvert qui laisse à sa disponi­bilité native la parole poétique, la lib­erté – qu’elle soit ou ne puisse être – demeure la plus mag­ique et la seule irrécusable inven­tion humaine. Pas de libertés sans Lib­erté, et inverse­ment : on l’entrevoit plus que jamais dans le con­texte chao­tique actuel, où le pire est à combattre.

La revue Apulée a été fondée dans une per­spec­tive poé­tique, au sens plein. Du nom de l’auteur berbère du IIè siècle de notre ère – ini­ti­a­teur du roman mod­erne – qui revendi­qua devant l’Empire ses orig­ines africaines et sa lib­erté de pensée, Apulée est avant tout un pro­jet d’être, une œuvre col­lec­tive qui se con­stru­it à rebours des aliénations galopantes, dans un con­texte de sec­ouss­es civil­i­sa­tion­nelles, pour célébrer les langues du monde, ces chefs‑d’œuvre de l’humanité, et les arti­sans inspirés qui en témoignent, poètes, écrivains, con­teurs et tra­duc­teurs, philosophes, grands voyageurs. Plus qu’une revue, c’est une arche portée par l’exigeant désir d’une total­ité poétique et sen­si­ble, et le refus du nihilisme de con­fort. Il faut s’affronter au trag­ique de l’Histoire et ne jamais renon­cer au mir­a­cle d’exister, seule manière de garder foi aux lende­mains. « Nous pas­sons notre vie à avoir besoin de révélations », lançait Vic­tor Hugo il y a moins d’une cou­ple de siècles. Et d’ajouter superbe­ment : « Il nous faut à chaque instant la sec­ousse du réel.”
(Extrait de la revue Apulée #7)

Le dossier inti­t­ulé “L’oiseau qui chante avec la langue coupée, poètes et artistes de la résistance kurde” a été pré­paré avec amour par la poétesse Del­phine Durand, égale­ment autrice sur Kedis­tan et qui y partage ses vers régulière­ment.

Voici le con­tenu du dossier, et pour don­ner un avant goût de lec­ture, nous parta­geons avec vous, la pré­face de Del­phine Durand.

L’espoir viendra avec des yeux de lumière — Delphine Durand
Résistance était l’autre nom de la vieEntretien — Gérard Chaliand & Delphine Durand
Dieu n’est pas mort pour ma mère — Nazand Begikhani (traduit du kurde par l’autrice)
• L’appel de l’infini- Azad Ziya Eren (traduit du turc par Jacques Charcosset)
• Berceuses kurdes en exil — Estelle Amy de la Bretèque
• J’étanche ma soif avec le feu — Sherko Bekas (traduit du kurde vers l’anglais par Halo Fariq et Alana Marie Levinson — La Brosse et de l’anglais par Cécile Oumhani)
Chants populaires kurdes- Gérard Chaliand (traduit du kurde par Roger Lescot et Gérard Chaliand)
• Les livres de mon pèreChoman Hardi (traduit de l’anglais par Cécile Oumhani)
• Elle sentait le brûlé, ma grande sœurSuna Arev (traduit du turc par Naz Öke & Daniel Fleury)
• Écrits de prisonNûdem Durak (traduit du kurde par Fırat Baran, Sibel Er & Ayçanur)
• L’oiseau qui chante avec la langue coupée — Delphine Durand
• Prison °5-  Zehra Doğan (Illustration)

L’espoir viendra avec des yeux de lumière

La poésie kurde capte le monde comme beauté et destruc­tion, et douloureuse­ment l’assume dans un chant por­teur d’espérance. Le chant de ceux à qui il ne reste rien, hormis résister. Le chant de ceux qui con­nais­sent le déchirement de n’aller nulle part. En porte-parole des com­bat­tants et de tous les exilés, le grand poète Sherko Bekas (1940–2013) invoque cette souf­france immémoriale où la lumière du monde est enfermée dans un corps pris­on­nier : “Et chaque cha­grin que je porte s’adapte comme s’il était fait pour moi où que je sois.”

À Zehra, à Naz, aux cœurs brûlants.

La bouche déchirée de celui qui est privé de sa langue a tou­jours ren­dez-vous avec l’absolu. Mah­moud Dar­wich écrivait “le Kurde n’a que le vent” ; ils sont ain­si, les enfants des mon­tagnes, dans leur poésie qui, pour devenir ce qu’elle est, s’est dépouillée de la van­ité même de toutes les images pour mourir et renaître dans la ful­gu­ra­tion de l’être. Il n’est nul repos pour toi ô ma vie ! dit le poète. Il n’est nul repos pour celui qui est sans lieu et qui doit s’arracher les éléments de son feu, son impos­si­ble étoile, sa poussière même. Le Kurde n’a que le vent, il est sans ma’rifet (sans con­nais­sance), sans binyad (fon­da­tion, con­struc­tion), il est l’absence la plus forte de la “créature voilée” selon Abû Hamid al-Ghaz­a­li (1058–1111). C’est même un lieu com­mun de la mys­tique per­sane de Ruzbe­han de Chi­raz (1128–1209). Sans source. Sans orig­ine. Sans lignée. Sans frontières. Jusqu’à attein­dre cette lim­pidité obscure des larmes. Il est cen­dres et flamme, par les chemins de la mort, il renaît. Poussière et des­tin dans le sou­venir reviv­i­fié des chame­liers amoureux. Nomade des campe­ments les plus abandonnés. Sans livres. Sans présent, sans passé, sans avenir. Nul repos pour celui qui est privé de sa mort.

Enwaé mîlé Xwedan kitébin 
Kurmanc‑i tené di bé hesébin
“Les Kur­des n’ont pas reçu les livres en partage”

Ehmedê Xanî (1651–1706), l’auteur du mythique Mem et Zin, écrivait qu’une langue sans sou­verain pour la glo­ri­fi­er resterait clan­des­tine, qu’un peu­ple sans État ni prince resterait un peu­ple “sans savoir”. Une langue sans prince est une con­fronta­tion avec le gouf­fre. Son dit le plus essen­tiel fini­ra par mourir. En d’infinies résurgences, le poème de Dil­dar (1918–1948), Ey Reqib, devenu l’hymne nation­al kurde, proclame : “Nous sommes les fils des Mèdes et de Key Khorow.” La fig­ure du roi iranien détenteur des secrets de l’univers vient se mir­er à son tour dans les grandes dynas­ties du Kur­dis­tan. Ain­si du dieu chanté par Roûmi, il est ce men­di­ant dévasté qui meurt avec des yeux de lumière.

Le sens de cette poésie est à chercher dans la dis­per­sion de ce peu­ple sur tous les chemins du pos­si­ble. Le monde kurde est ce rêve arraché à l’aveuglement de la guerre. La poésie est ce cœur désintégré qui vient d’un au-delà de l’espoir. Ne résiste que le Résistant quand il appar­tient à l’Histoire qui emporte les êtres et leurs ombres emmêlées. Parce qu’ils ont tra­versé de grandes con­vul­sions et de boule­verse­ments déchirants, les Kur­des n’ont jamais vécu dans l’assurance mais dans l’intuition d’une mort tou­jours pos­si­ble ; depuis la fin de la Première Guerre mon­di­ale ils ont sans cesse été trahis. Massacrés, déportés. Peu­ple fra­cassé, broyé, soleil déchiré en attente d’une aube. La décennie qui va de l’Anfal (1987–1988) à la fin de la “sale guerre” turque (1993- 1999) a été la plus meurtrière et la plus ter­ri­ble pour eux. Et en 2019, la remise en ques­tion du pro­jet de Fédération démocratique de la Syrie du Nord et la curée des appétits d’Ankara, de Damas, Moscou et Téhéran leur por­tent un coup fatal. Turquie, anticham­bre du néant. Et le mar­tyre d’Hevrin Kha­laf. Y aurait-il un salut, il est dans le feu des com­bats. La bataille engagée est sans fin. Divisée entre un hier assas­sin et un demain mutilé, la poésie tran­scende les enfances per­dues. La dépossession mar­que une rup­ture dans la mémoire, à la manière de la Nak­ba des Pales­tiniens. L’angoisse, l’éperdue nos­tal­gie nour­ris­sent le lieu qui pousse ses racines dans le gouf­fre. Avec le long siège de Kobanê et la lutte con­tre Daech, ils n’auront de cesse que d’imposer leur courage aux yeux de l’Occident. En Syrie, dans la région du Roja­va, mal­gré la “trahi­son” américaine qui a aban­donné les forces kur­des à leur sort en octo­bre 2019, les com­bat­tants et surtout les com­bat­tantes ten­tent de faire face aux dji­hadistes et à l’armée turque. Dans l’étendue d’un monde chaque jour plus infortuné.

Alors que vous fran­chissez la porte de la geôle, vous vous retournez et vous croisez le regard de ceux qui sont restés sur place. En un instant, vous vous sen­tez blessé, comme un oiseau dont l’aile est prise dans un fil bar­belé. Pas totale­ment, libre, mais tou­jours pris­on­nier.
Finale­ment, qu’est-ce que la lib­erté au juste ?“
Zehra Doğan, 2021, Expo­si­tion indi­vidu­elle Prison n°5

Ce Mal­heur kurde, pour repren­dre un titre de Gérard Chaliand, se con­fond avec l’élan du poème, porté par la seule pas­sion fiévreuse de la lib­erté. Le com­bat devient cette roue qui brasse les des­tins. Pour le spécialiste des con­flits et le poète, cette bataille est d’abord la bataille du des­tin. Pour les Kur­des “le domaine des pos­si­bles va au-delà de la seule survie”. Poésie d’ailes et de tempête des chan­sons pop­u­laires, où l’amour se vole, le couteau du bon­heur dans la gorge. Ils veu­lent être. Être. Tel est le com­bat­tant trag­ique­ment seul, dans un monde de beauté dévoilée du rien, la vie à peine émergée de la vio­lence d’être. Voilà cette poésie de Nazand Begikhani, Choman Har­di, Azad Ziyad Eren, poésie armée et désarmée qui tire de ce com­bat et de l’exil, la force irra­di­ante du courage. Voici le lan­gage arraché aux mères tournoy­ant autour des berceaux.
Voici les com­plaintes des bidonvilles d’Istanbul collectées par l’ethno-musicologue Estelle Amy de la Bretèque. Voici le tableau de Zehra Doğan qui dit le sai­sisse­ment et l’effroi des oiseaux de prison. De tels éclairs ne peu­vent être apprivoisés.

Du mal­heur à la poésie, il y a un chemin qui tra­verse le cœur. C’est le trag­ique défi de ceux qui savent que la fin du monde est chaque jour et chaque instant.

Mais l’espoir viendra 
Avec des yeux de lumière

Del­phine Durand

Vous pou­vez acheter la revue Apulée, sur le site des Edi­tions Zul­ma, ou la com­man­der auprès de votre librairie préférée.

Kedis­tan s’ef­force égale­ment de traduire des auteurs et autri­ces non connue.es par le lec­torat non tur­coph­o­ne ou kur­do­phone comme Suna Arev dont un de ses mag­nifiques textes fig­ure dans le dossier d’Apulée, comme Mer­al Şimşek dont la lit­téra­ture fut récem­ment récom­pen­sée par le prix autrichien Theodor Kramer, comme les arti­cles qui ont envoyé la roman­cière Aslı Erdoğan en prison, ain­si que ses textes inédits, comme la poésie de Azad Ziya Eren, la poétesse kurde Choman Har­di, ou encore la plume de Zehra Doğan, amie jour­nal­iste et artiste kurde…

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