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Sadık Çelik, photo journaliste indépendant, correspondant et membre de rédaction du webmagazine Kedistan, a été agressé en Patagonie argentine.
Si j’écris cet article, ce n’est pas seulement pour apporter un soutien à notre camarade et collègue Sadık Çelik. C’est aussi pour dénoncer l’agression d’un journaliste en plein exercice de son travail, et pour essayer de mettre encore une fois devant les yeux le réel danger que ces femmes et hommes courent pour documenter les luttes des peuples autochtones qui se battent et meurent contre à la fois les multi-nationales, et leurs relais colonialistes, encouragés dans la région par les gouvernements corrompus et militaristes. Le combat pour la terre, la culture, l’existence même, que mène les peuples colonisés par les états centraux et expropriés par les colons, est un combat qui nous concerne toutes et tous, car il est aussi question de destruction de milieux naturels de vie, de biodiversité, pour le profit des systèmes industriels de l’agro-alimentaire mondialisé, sur des territoires où les populations autochtones vivaient avec un autre modèle.
Pour un reportage sur les luttes de ces peuples autochtones de la Patagonie argentine et chilienne, Sadık est actuellement en immersion chez le peuple mapuche.
Le 7 août 2022, vers deux heures de l’après-midi, alors qu’il était accompagné de l’activiste mapuche Ingrid Soledad Cayunao et de son jeune fils, pour une promenade de découverte et de reportage, dans la région de à Arroyo Las Minas, province de Río Negro, les choses se sont précipitées.
Le petit groupe avait pris un sentier sur les terres mapuches, lorsqu’il fut agressé et menacé par l’employé de sécurité d’un ranch, qui se trouvait sur leur chemin.
Ingrid Soledad Cayunao témoigne de l’agression, “Nous passions par la route locale qui débouche sur la rivière, et à cet endroit se trouve un ranch indiqué par un panneau comme “Establecimiento Sapucay” (Établissement de Sapucay). A cet endroit nous avons rencontré Miguel Alberto Gonzalez, le gardien d’un couple étranger, Tammy Robaina et Dominique. Ce gardien suit les ordres de ces étrangers, qui “occupent” cet endroit maintenant.
Nous avons entendu d’abord les cris de mise en garde du gardien Gonzalez, puis il est arrivé près de nous. Au début il a eu quelques échanges de mots avec moi, puis, en voyant Sadık avec une caméra, Gonzalez a pris un bâton de saule pour frapper son cheval, pour qu’il prenne peur et fasse tomber Sadık. Le cheval n’a d’abord pas réagi, car il est dressé. Alors, Gonzalez essaya de saisir la caméra, mais en vain. Il attrapa alors Sadık par son poncho, et le tira violemment pour le faire tomber. Le cheval fit demi-tour avec Sadık, suspendu sur le flanc, un pied pris dans l’étrier. Gonzalez continua à l’attaquer, alors que Sadık était suspendu. Nous essayâmes de faire descendre Sadık, et, pendant que mon fils s’efforçait d’attraper le cheval, l’animal traversa presque la rivière, en trainant Sadık, toujours accroché par le pied, ce qui était très dangereux pour le journaliste…”
Ingrid Soledad Cayunao nous détaille les échanges entre elle et Gonzalez, qui se sont transformés en menaces graves…
“Au début, nous avons échangé quelques mots, alors que je lui parlais gentiment. Puis il m’a dit ‘si vous continuez comme ça vous finirez comme à Cuesta del Ternero’, faisant référence à l’assassinat de Elías Garay, jeune activiste mapuche, tué en novembre 2021 à Cuesta del Ternero.”
Afin de souligner la gravité des menaces proférées par Gonzalez, je voudrais vous donner des précisions sur le contexte. Un petit retour dans le temps s’impose…
L’assassinat de Elías Garay
Le 21 novembre 2021, dans la province argentine de Rio Negro, à 15 kilomètres d’El Bolsón, Elías Garay Yem, un jeune Mapuche de 29 ans fut assassiné et Gustavo Cabrera, 26 ans, blessé par balles, Appartenant tous les deux à la communauté lof Quemquemtreu, ces jeunes, faisaient partie des Mapuches qui, depuis septembre, réoccupaient les terres, sur le site de Cuesta del Ternero. Elías décéda quelques instants plus tard en raison de la gravité de ses blessures, Gustavo, touché par deux balles à l’abdomen, s’est lui rétabli, après intervention chirurgicale et plusieurs jours passés à l’hôpital de Bariloche.
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Cet homicide se produisit au milieu d’un conflit qui durait depuis plus d’un mois dans la région de Río Negro et que le gouvernement provincial avait décidé de, on peut le dire : “de ne pas résoudre”.
Le 18 septembre, les membres de Lof Quemquemtrew proposèrent une action dans le cadre du “retour aux terres inhabitées depuis des décennies” et qui sont “laissées à la merci des intérêts immobiliers, forestiers et hydrauliques, qui polluent la région”. L’entreprise familiale Rocco, y disposant d’une concession contestée, pour planter des pins, y réalisait des travaux.
Suite à l’annonce de l’action, les territoires de Cuesta del Ternero furent occupés par les Mapuches. Le “propriétaire” Rolando Rocco, l’homme d’affaires qui détient la concession et exploite ces terres, demanda l’expulsion. Six jours plus tard, malgré un accord pour ne pas utiliser la force, la procureur Betiana Cendón ordonna une opération au cours de laquelle quatre personnes furent arrêtées, et il y eut des expulsions partielles. Les membres de la communauté dénoncèrent avoir été cibles de balles en caoutchouc et réelles, le vol de leurs biens et l’agression d’un mineur. Puis, un groupe tactique de la police provinciale assiégea l’endroit, mit des points de contrôle sur le parcours, l’isolant, sans possibilité pour ceux qui y restaient de recevoir de la nourriture.
C’est dans ce contexte de fortes tensions, le dimanche 21 novembre, que deux personnes armées de calibres 22, Martín Feilberg et Diego Ravasio, entrèrent dans cet espace gardé par les forces de sécurité. Interceptés par des membres de la communauté mapuche restés sur place, les deux hommes répondirent, qu’ils “se rendaient à leur lieu de travail”. Ils seraient donc des collaborateurs de Rocco. Une dispute éclata et les deux hommes tirèrent, en assassinant Elías Garay Yem et blessant Gustavo Cabrera . Les deux accusés sont en détention préventive, et en cours de jugement encore aujourd’hui pour “homicide avec l’intention de tuer”.
À la suite de ces incidents, les tensions s’intensifièrent et les peuples autochtones, profondément affectés, demandèrent justice pour ce qui s’était passé. La réponse du gouvernement de Rio Negro fut d’assurer que la police provinciale n’était pas intervenue dans l’incident.
Le 23 novembre, dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux, Moira Millán, leader mapuche du “Mouvement des femmes indigènes pour le bien-vivre”, dénonça que le 22 novembre, les membres de la communauté qui essayaient d’entrer dans le Lof pour prononcer un dernier adieu à Elías furent également réprimés : “la police a répondu au droit à un enterrement, par des balles”, souligna-t-elle. Ensuite, la communauté mapuche donna une conférence de presse en ligne, dans laquelle elle précisa ses demandes et revendications concrètes. Ensuite, les activistes qui occupaient les terres, laissèrent passer les experts et le procureur pour voir le corps et permettre son transfert.
Deux semaines après le début du conflit, le procureur provincial convoqua finalement une table de dialogue avec Rocco, les procureurs et la communauté, reconnaissant les représentants mapuches comme des acteurs du conflit. La Province décida de ne pas participer à ces rencontres, mais jusqu’au jour du crime, les pourparlers avaient plus ou moins progressé…
Une partie des conflits avec les communautés mapuches en Patagonie est liée au non-respect par la province de Río Negro de la loi d’urgence territoriale indigène (26,160). Cette règle, qui a maintenant 15 ans, exige une enquête sur tous les territoires revendiqués par les peuples d’origine. Mais, à Río Negro, seules 55 des 106 communautés furent interrogées, ce qui provoque une situation d’impuissance juridique pour tous ceux qui ne figurent pas dans la liste. A cette situation fragile s’ajoute que cette loi d’exception, qui a expiré cette semaine, a dû être prorogée en l’état par le pouvoir exécutif, puisqu’elle n’a pas été traitée par les députés avant son terme.
D’autre part, Río Negro a également une loi provinciale reconnaissant la propriété indigène (2 287), qu’il ne respecte pas non plus. L’application de la norme faciliterait la régulation de ces terres et pourrait atténuer nombre de conflits.
Dans de nombreux cas, les occupations de terres, qui sont pour les communautés mapuches, des “reprises”, sont utilisées et instrumentalisées, par différents acteurs intéressés à promouvoir l’idée de “violence mapuche”, en criminalisant leur lutte légitime pour leurs terres ancestrales. Mais, en même temps, ils constituent des actions qui cherchent à rendre visibles des conflits qui, autrement, seraient réduits au silence en raison de l’avancée privée sur le terrain. Le manque de volonté de l’État de garantir les droits déjà reconnus et d’étendre les politiques de restitution provoque également des conflits et des protestations.
Les menaces
Soledad continue son témoignage : “Elías, qui a perdu la vie à Cuesta del Ternero, par la main de personnes violentes, nous fait craindre que cela puisse se reproduire. Les paroles de Gonzalez sont inquiétantes, car nous savons selon les propres commentaires de Gonzalez, qu’il est généralement armé, bien que ce jour là, je n’ai pas vu d’arme à feu.
Une partie de nos échanges fut enregistré par la caméra qui continuait à tourner. Quelques échanges n’y figurent pas, car le cheval était parti plus loin et j’avais dit à mon fils d’aider Sadık. A ce moment là, Gonzalez, m’a dit ‘tu as de la chance d’être avec ton fils, sinon il apparaîtrait un [corps] flottant dans la rivière’.”
Il nous est inévitable de ne pas trouver dans ces propos, une référence à la disparition forcée du jeune militant argentin Santiago Maldonado, le 1er août 2017, dont le corps fut découvert le 18 octobre dans le fleuve de Chubut.
Soledad ajoute “Gonzalez m’a également dit qu’il connaissait les personnes que je rencontrais à El Bolsón, et savait que je fréquentais des personnalités dirigeants de la lutte mapuche, et il m’a dit que ces personnes n’allaient pas passer de bons moments.
Ce que je voulais lui faire comprendre, c’est que pour nous, en tant que membre du peuple mapuche, ce qui s’est passé avec Elias à la Cuesta del Ternero est très grave, et plus grave encore le fait qu’il utilise cet incident grave pour nous menacer. C’est une blessure encore ouverte, c’est très récent, et ses paroles ont généré une réelle peur en nous. Nous pensons réellement que ces personnes sont capables de mettre leurs menaces à exécution.
Je voudrais aussi dire que lors de la discussion que nous avons eue, j’ai dit à Gonzalez que j’étais consciente des abus qu’ils font en territoire mapuche, qu’ils utilisent ces terres pour du tourisme, sans demander permission à aucun voisin. Ils entrent dans notre territoire qui ne leur appartient pas, et ils l’exploitent pour le tourisme. Par dessus tout, notre présence sur les lieux les met en colère. En réalité ils refusent d’admettre qu’il s’agit des territoires mapuches, et que nous sommes les locaux.”
Finalement, le fils de Soledad a réussi à attraper et calmer le cheval, en évitant la noyade dans la rivière. Sadık s’en est sorti avec des blessures internes à la hanche. Soigné à l’hôpital, et avec un rapport médical obtenu, une plainte a été déposée au bureau du Procureur.
Il n’y a plus qu’à attendre, en espérant que la Justice argentine ne soit pas comme en Turquie…
Nous sommes bien sûr en possession des documents comme le rapport médical, la plainte déposée, les témoignages.
Enfin, il n’est pas inutile de rappeler la mort du journaliste britannique Dom Phillips et de l’expert brésilien Bruno Pereira, disparus en Amazonie cette fois et officiellement “assassinés par des pêcheurs”. Bolsonaro avait pour eux déclaré que se mêler d’affaires dangereuses comportait des risques à assumer.
On pourrait documenter ces questions par le petit bout de la lorgnette et les réduire à des querelles de terres entre peuples d’origine et pseudo “modernité”. En faire des cas “locaux”. Mais la “modernité” a justement un visage, et parfois des noms de sociétés, minières, agro-alimentaires, forestières, d’énergie hydraulique… Et ce visage est systématiquement celui de la prédation capitaliste, et des ravages causés à la planète, les humains qui l’habitent et les écosystèmes.
Et même si en l’occurence cet incident violent, accompagné de menaces, pourrait apparaître comme isolé, c’est justement pour démontrer le contraire, que notre ami et chroniqueur du Kedistan s’est immergé pour la troisième fois au milieu d’un Peuple qui se bat pour ses Droits.
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Image à la Une : Extrait de la vidéo. Miguel Alberto Gonzalez en “action”…
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