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Note de Kedis­tan : Aslıhan Gençay promet­tait dans sa chronique précé­dente un qua­trième et dernier arti­cle, et ter­mi­nait son arti­cle avec ces mots : “Je voudrais partager avec l’opinion publique et le min­istère de la Jus­tice, un prochain arti­cle, qui don­nerait place à mes reven­di­ca­tions et propo­si­tions sur les con­di­tions car­cérales, et les prob­lèmes que j’ai observés et vécus per­son­nelle­ment en prison .”

Elle a exprimé ces reven­di­ca­tions et propo­si­tions lors d’une inter­view don­née à Ekmek ve Gül. Nous pub­lions donc la tra­duc­tion de cet entre­tien, afin de com­pléter cette série de témoignages.

***

Aslıhan Gençay est une jour­nal­iste qui a vécu de longues péri­odes d’emprisonnement dans dif­férents étab­lisse­ments péni­tenciers en Turquie, et une des femmes qui élèvent la voix con­tre les mal­trai­tances, et les fouilles-à-nu imposées. Aujour­d’hui, elle est libre sous con­trôle judi­ci­aire, mais elle ne peut oubli­er ce qu’elle a vécu en prison, et ce dont elle fut témoin…

Selon toi, la tor­ture est-elle pra­tiquée dans les pris­ons en Turquie?

Selon moi, bien qu’on ne ren­con­tre pas de tor­tures sauvages et élim­i­na­tions, comme ce fut le cas dans les années 90, des poli­tiques en quelque sorte “affinées”, usant de méth­odes plan­i­fiées, d’in­tim­i­da­tion, de renon­ce­ment, de har­cèle­ment, afin de dompter les prisonier.es sont déployées. Le but est d’obtenir ceci : com­pren­dre cela telle­ment bien, que tu feras tout ton pos­si­ble pour ne pas revenir ici.

Avec tout ce que j’ai vécu moi-même et de ce que j’ai observé, je peux aisé­ment faire cette analyse : je pense que le min­istère de la Jus­tice mène une poli­tique erronée à l’en­con­tre des prisonnier.es,  les dompter, leur appren­dre à obéir, jouer le prêtre et le bour­reau. Les bour­reaux sont les admin­is­tra­teurs de cer­taines pris­ons, et le prêtre est bien sûr, le min­istère de la Jus­tice. Par exem­ple, lorsqu’en 2016 j’é­tais à la prison de Sin­can (Ankara), l’ad­min­is­tra­tion de l’étab­lisse­ment établit, dans tous les quartiers aus­si bien poli­tiques que droit com­mun, une liste des pris­on­nières qui défendaient leurs droits, qui tenaient tête aux admin­is­tra­teurs. Et ensuite, dès que la prison de Tar­sus fut ouverte, nous dépor­ta toutes là-bas.

Les con­di­tions de la prison de Tar­sus étaient ter­ri­fi­antes, pas dif­férentes d’un enfer, l’étab­lisse­ment était comme un cen­tre de tor­tures. Ceci était une poli­tique délibérée, ayant l’ob­jec­tif d’écras­er les pris­on­nières rebelles. Sans logique aucune, tout ce que vous pou­vez imag­in­er était inter­dit, et le per­son­nel était habité d’une agres­siv­ité per­ma­nente. Les sanc­tions dis­ci­plinaire volaient en l’air, les pris­on­nières souf­fraient chaque jour. C’é­tait comme si nous recom­men­cions tout de zéro, nous allions obtenir en menant une résis­tance, même pour l’eau chaude, droit humain le plus basique. Finale­ment, celles qui ont pu résis­ter résistèrent, tin­rent le coup et ce qui se pas­sait à Tar­sus arri­va à la lumière du jour.

Et, que s’est-il passé après ? Le min­istère de la Jus­tice, comme s’ils n’é­taient pas au courant de ce qui se pas­sait dans cette prison, envoya des inspecteurs, fit inspecter, et cer­tains dirigeants et fonc­tion­naires tor­tion­naires furent mutés ailleurs.

Aujour­d’hui, nous apprenons par Ömer Faruk Gerg­er­lioğlu, député du Par­ti démoc­ra­tique des peu­ples (HDP), que des faits sim­i­laires se déroulent dans la prison N°2 de Silivri (Istan­bul). L’ob­jec­tif est de per­sé­cuter les prisonnier.es, autant que pos­si­ble pen­dant ces quelques mois, et de tra­vailler leur incon­scient. Mon con­seil à tous les prisonnier.es qui subis­sent des per­sé­cu­tions, ‑leurs proches qui m’en­ten­dent peu­vent leur trans­met­tre mes paroles‑, il faut résis­ter, il faut tenir. Soyez-en sûr.es, toute cette per­sé­cu­tion n’est pas faite parce ce qu’on n’en­tend pas vos voix, c’est une poli­tique sys­témique. Tenez bon, résis­tez, ne renon­cez pas à vos droits, et à votre entête­ment, même dans les cel­lules les plus aveu­gles, pour que ces pra­tiques pren­nent fin.

Garibe Gez­er, elle aus­si a subi des mal­trai­tances, des agres­sions sex­uelles, sa voix avait été portée en vain. Quelle fut ton ressen­ti après sa mort ?

L’his­toire de Garibe m’a brisée, dans le plein sens du terme. L’isole­ment rend fou, un quarti­er surpe­u­plé est cause de querelles et de maladies.

Je pense que pour Garibe, du fait d’être une femme qui résis­tait, le sys­tème ten­ta de la dompter, de la bris­er par l’isole­ment. Elle a subi toutes sortes de choses, mais ce n’est pas un hasard. Je répète que je pense qu’il s’ag­it d’une poli­tique qui fut délibéré­ment menée.

Autant que je sache, il existe un pro­gramme de “réha­bil­i­ta­tion des élé­ments rad­i­caux” que le min­istère de la Jus­tice mène con­join­te­ment avec l’Es­pagne. Les admin­is­tra­teurs péni­ten­ti­aires espag­nols expliquent aux nôtres, quelles poli­tiques ils met­tent en œuvre dans les pris­ons pour “réha­biliter” les mem­bres de l’E­TA, et il existe aus­si un groupe de tra­vail con­joint. Garibe était une femme de car­ac­tère têtue, résis­tante et rad­i­cale et c’est pour cette rai­son qu’on ne l’a jamais sor­tie de l’isole­ment, on a con­stam­ment ten­té de la faire pli­er, on a for­cé ses limites.

Elle a fait sa pre­mière ten­ta­tive de sui­cide en toute con­science. Elle pen­sait que si elle mour­rait, on s’in­téresserait aux vio­la­tions de ses droits, et mal­heureuse­ment elle avait rai­son. Elle jouait de la gui­tare, elle fai­sait des broderies, pourquoi voulez-vous qu’elle se tue ? Ce qui s’est passé c’est en vérité  c’est que les admin­is­tra­teurs de la prison de type F N°1 Kandıra l’ont poussé au sui­cide, avec leur pra­tiques d’in­tim­i­da­tion et de broiement, et les isole­ments insistants.

J’ai vécu cet état psy­chologique dans la prison fer­mée de Sivas, mal­gré mon expéri­ence et mon niveau de con­science. Je fus mise dans une cel­lule comme une niche à chien, seule, isolée de tout le monde et de tout. On me dis­ait con­stam­ment que je n’al­lais jamais pou­voir sor­tir de là, et un moment, j’ai même cru à cela. Cet état psy­chique est tra­vail­lé fine­ment, c’est une com­plète tac­tique d’ef­fon­drement : “per­son­ne ne peut t’aider, tu n’as qu’une seule solu­tion, obéis­sance et sub­or­di­na­tion”. Pour quit­ter cet état psy­chologique, j’ai du mon­tr­er une très forte volon­té. C’est pour cette rai­son, que je com­prends telle­ment bien Garibe, que je peux la ressen­tir de tout mon coeur. Si elle avait survécu, je pour­rais lui écrire tout cela, je pour­rais lui dire “tiens bon encore un peu, ça va pass­er”. Lorsque j’ai appris son décès, j’en fus pétri­fiée, au point même de ne pas pou­voir pleur­er, mon souf­fle s’est coupé. Alors que je tra­ver­sais ma rou­tine quo­ti­di­enne, elle, toute seule, avait subi ce que j’avais vécu avant, et je n’avais rien pu faire. En tant que jour­nal­iste, je ferai tout mon pos­si­ble pour la jus­tice. N’ou­blions pas, l’isole­ment est une tor­ture, l’isole­ment rend fou, l’isole­ment tue.

De quoi fus-tu témoin dans les prisons ?

  • Imag­inez les femmes qui vivent sous un amas de béton et de fer, dans des quartiers faits pour 10, en groupes de 20 ou encore plus. San­i­taires uniques pour toutes. L’isole­ment détru­it la rai­son, mais des quartiers surpe­u­plés sont cause de querelles. En effet des querelles écla­tent très sou­vent. Ce mode de vie à l’étroit, dans lequel l’in­tim­ité est sup­primée crée avant tout des prob­lèmes psy­chiques et psy­chologiques. On peut dire “dans les pris­ons il y a les prom­e­nades…”. Oui, mais, par exem­ple les prom­e­nades des prison de type T sont si petites que le tour est fait en, cinq six pas. Alors, com­ment 20, 25 femmes, dont cer­taines sont incar­cérées avec leurs enfants, peu­vent-elle s’en­tass­er dans ce lieu exigu ?
  • Dans les quartiers surpe­u­plés, la sit­u­a­tion des femmes avec des enfants est ter­ri­ble. La rou­tine nor­male des autres détenues qui veu­lent naturelle­ment, regarder la télé, écouter de la musique, chanter, dis­cuter, devient pour les femmes qui ont des enfants, un réel enfer. Ce prob­lème de sur­pop­u­la­tion doit être résolu avant toute chose, car cela tombe sur les gens comme une souf­france psy­chologique. Par ailleurs, cela crée aus­si de nom­breux prob­lèmes au niveau de l’hy­giène et de la santé.
  • Un autre prob­lème impor­tant con­cerne les délais des procé­dures entre l’ar­resta­tion et l’in­car­céra­tion, jusqu’à la pre­mière audi­ence du procès. Même si le procès se ter­mine par un acquit­te­ment, les femmes se trou­vent avoir fait une peine de prison. Cette attente dure au moins 7, 8 mois. Et cette pra­tique est égale­ment util­isée, je pense, con­sciem­ment, dans le cadre des poli­tiques de “domp­tage”.
  • Lors de cette péri­ode, les femmes qui atten­dent leur sort, dans l’in­quié­tude, peur et stress, ne peu­vent pas com­mu­ni­quer cor­recte­ment avec leur famille, com­pagnes et enfants qui sont dehors. Car, les prisonnier.es sont incar­cérées dans des pris­ons à des cen­taines de kilo­mètres de dis­tance de leur domi­cile et de leur famille. C’est en effet, un autre prob­lème très impor­tant, et  un prob­lème plus sérieux encore pour de jeunes mères, car elles sont séparées de leurs enfants restés dehors, pour de bon. La crise économique sura­joute aux dif­fi­cultés. Par exem­ple, une femme dont le domi­cile Istan­bul, est déportée à la prison de Tar­sus, à 950 km de dis­tance. L’af­faire ne se règle pas juste avec un voy­age Istan­bul-Tar­sus. Les pris­ons sont con­stru­ites bien en dehors des villes. Pour s’y ren­dre, il faut donc trou­ver avec vos pro­pres moyens, un trans­port en com­mun s’il y en a, ou un taxi… Il y a aus­si le retour, les repas, la nuitée… Finale­ment les familles doivent dépenser une for­tune pour les vis­ites. Et tout cela pourquoi ? Pour une vis­ite de max­i­mum 45 min­utes, actuelle­ment réduite à 30 min­utes ! Naturelle­ment, les pris­on­nières se sen­tent oblig­ées de dire à leur famille “ne venez pas, ne faites pas autant de frais, juste pour une demie heure.”
  • Les détenues de droit com­mun tra­vail­lent dans des “foy­ers de tra­vail”, en général dans le tex­tile. Durant la pandémie elles ont con­tin­uelle­ment cousu des com­bi­naisons et des masques. Elles s’oc­cu­pent aus­si du net­toy­age de l’étab­lisse­ment, dis­tribuent les repas au per­son­nel et aux quartiers, gèrent la can­tine, tra­vail­lent aus­si dans d’autres par­ties comme l’in­firmerie ou un point de thé. Qua­si tout le poids de la prison repose sur le dos des détenues de droit com­mun. Mal­gré le fait qu’elles par­tent au tra­vail le matin, et revi­en­nent à 17h le soir, elles reçoivent un salaire men­su­el de 200, 250 livres turques (équiv­a­lent de 14, 15 euros), et bien évidem­ment elles n’ont pas de sécu­rité sociale. Il s’ag­it là, d’une sérieuse exploita­tion. Les femmes le savent, mais pour ne pas rester 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, dans l’at­mo­sphère étouf­fante des quartiers surpe­u­plés, et pour sub­venir économique­ment à un min­i­mum de leurs besoins, elle souhait­ent vrai­ment tra­vailler. Dans les pris­ons “fer­mées”, bien sûr, seule­ment les pris­on­nières “méri­tantes”, choisies par l’ad­min­is­tra­tion, peu­vent tra­vailler. Quant aux pris­ons “ouvertes”, le tra­vail est oblig­a­toire pour tout le monde, peu importe, que tu le veuille, ou non.
  • Au point de vue hygiène et san­té, comme je dis­ais un peu plus haut, dans les quartiers surpe­u­plés, les mal­adies sévis­sent. Vous pou­vez être très pro­pre, pru­dente, vous pou­vez ne pas pou­voir éviter les mal­adies. Avant la pandémie de Covid, les pris­on­nières nou­velles étaient assignées aux quartiers directe­ment, sans aucun con­trôle de san­té préal­able. Il est très fréquent d’ob­serv­er des cas d’hé­patite, d’eczé­ma, d’in­fec­tions vagi­nales, de champignons, mais aus­si, les poux et la gale… Par exem­ple, à la prison de Tar­sus, il y eut une infes­ta­tion de poux, qui s’é­ten­dit à tous les quartiers, et il fut impos­si­ble d’en finir pen­dant des mois.
  • L’ac­cès à l’in­firmerie est un prob­lème dans de nom­breuses pris­ons. Un médecin général­iste vient à la prison, une ou deux fois par semaine et pour une heure de disponi­bil­ité. Et il y a des cen­taines de requêtes pour une vis­ite à l’in­firmerie… Dans ces con­di­tions, seules les pris­on­nières sélec­tion­nées peu­vent accéder à l’in­firmerie. Si, suite à la vis­ite, il est néces­saire de faire un trans­fert à l’hôpi­tal, le prob­lème grandit. L’a­chem­ine­ment vers l’hôpi­tal peut dur­er une heure, une heure et demie. Vous faites cette route, menot­tée, dans un véhicule-cel­lule, appelé “Ring”, qui ressem­ble à un cer­cueil. La clim du véhicule ne peut être réglée, c’est soit la chaleur de l’en­fer, soit vous claquez les dents de froid. Beau­coup de femmes, juste pour éviter cette souf­france, ne veu­lent pas aller à l’hôpi­tal, et essayent de calmer leur maux avec des solu­tions pro­vi­soires, des anti­douleurs… Per­son­nelle­ment, j’ai tou­jours essayé d’éviter d’aller à l’hôpi­tal, car j’en reve­nais chaque fois encore plus mal.
    Si hôpi­tal, là aus­si, il y a d’autres prob­lèmes… Les sol­dats essayent d’as­sis­ter à la con­sul­ta­tion, on refuse d’en­lever tes menottes…
  • Dans de nom­breuses prison, les livres envoyés de l’ex­térieur ne sont pas accep­tés. Dans cer­taines, ils sont accep­tés mais avec un quo­ta : on a droit de pos­séder au max­i­mum cinq livres dans le quarti­er, dans quelques pris­ons le quo­ta est de dix, cela change selon la bonne inten­tion des administrations.
  • Un autre des plus gros prob­lèmes con­cerne les sanc­tions dis­ci­plinaires. On peut subir une sanc­tion dis­ci­plinaire pour un mot pronon­cé, selon l’in­ten­tion des dirigeants et des officiers de l’ap­pli­ca­tion de la loi et de la pro­tec­tion (İKM). Avec le règle­ment du min­istère de la Jus­tice, le “comp­tage mil­i­taire”, qui est con­traire à la dig­nité humaine, fut aboli, mais il est tou­jours imposé dans de nom­breux endroits. Lorsque je fus déportée à la prison de Tar­sus, durant cinq jours, matin et soir je fus inquiétée pour mon refus de cette pra­tique. A cause des sanc­tions dis­ci­plinaires don­nées, les prisonnier.es ne peu­vent utilis­er leurs droits de lib­erté sous con­trôle judi­ci­aire, c’est encore un autre prob­lème. Actuelle­ment, nous sommes infor­més du fait que les con­seils n’au­torisent pas la libéra­tion, même si les détenu.es n’ont pas de sanc­tions disciplinaires.
  • Les fouilles sont faites de dif­férentes façons. S’il s’ag­it d’une “fouille détail­lée”, toutes vos affaires sont mis­es à sac. Des objets qui sont nor­male­ment autorisés, par exem­ple deux oreillers, peu­vent vous être retirés lors de la fouille. Les fouilles sont comme les fils élec­triques, à haute tension.
  • Les admin­is­tra­tions de prison dis­tribuent tous les mois aux détenues, des pro­duits et servi­ettes hygiéniques. Mais, pour ces pro­duits, le min­istère n’at­tribue pas de crédit aux unités et demande aux admin­is­tra­tion de faire face à ces frais, sur leur pro­pre bud­get. Et de fait, il arrive sou­vent que dans de nom­breuses pris­ons, les admin­is­tra­tions lim­i­tent les pro­duits dis­tribués. Cer­tains dis­tribuent seule­ment l’eau de jav­el et les servi­ettes hygiéniques, d’autres seule­ment du détergeant… Sur ce sujet, il n’y a aucune équité entre les étab­lisse­ments, ni une quel­conque coordination.
  • Je note égale­ment que les pris­on­nières qui souhait­ent pour­suiv­re leur par­cours d’é­tudes, ne sont pas traitées équitable­ment d’un étab­lisse­ment à l’autre. Il arrive que tous les livres sco­laires ne soient four­nis, ou encore les dates d’ex­a­m­en soient com­mu­niquées avec retards etc.

Quelles autres dif­fi­cultés vivent les pris­on­nières en incar­céra­tion préven­tive ou condamnée ? 

Dans les dernières cinq années, dans cinq dif­férentes pris­ons, j’ai croisé tout autant des femmes qui avaient subi la tor­ture de Daech, des femmes qui essayaient de sur­vivre en prison avec leur bébé nou­veau-né, des femmes qui ne par­laient pas un seul mot en turc, des femmes illet­trées, et des femmes qui igno­raient totale­ment leurs droits.

Ce sont les enfants qui m’ont attristée le plus. Je dois avouer que de la part de l’E­tat et des gens bien­veil­lants, il y a une cer­taine aide pour les bébés et les enfants dans les pris­ons. A peu près tous leurs besoins vitaux ont été pen­sés. Mais cela ne change pas la réal­ité quo­ti­di­enne de l’en­fant qui vit dans un quarti­er de prison. Bien qu’il y ait des crèch­es dans les étab­lisse­ments, et que. les enfants soient con­fiés aux crèch­es en semaine, leur vie se passe dans un quarti­er. Par con­séquent, toutes les dif­fi­cultés et prob­lèmes vécus par leur mère se reflè­tent aus­si psy­chologique­ment sur eux.

A Tar­sus nous avions un bébé d’Afrin, Lilaf. Il y avait un bébé dans le quarti­er, mais pas de berceau… Les filles ont con­fec­tion­né un berceau de for­tune, avec des cordes et des draps. Et un jour, notre bébé est tombé de ce berceau sur le sol en béton, et sur la tête. C’est seule­ment après cet acci­dent, que nous avons réus­si à obtenir, à corps et à cri, une pous­sette. Et cela fut excep­tion­nel, juste pour Lilaf.

Il y a beau­coup de con­di­tions qui étouf­fent les femmes. Les activ­ités dites “de loisir” n’é­tant pas autorisées pour les détenues poli­tiques, nous pou­vons sor­tir dans la salle de sport, seule­ment une fois par semaine et durant une heure. Les femmes s’en­nuient énor­mé­ment. Et s’il y a sanc­tion dis­ci­plinaire, cette unique sor­tie est égale­ment sup­primée. Les détenues ont droit à un appel télé­phonique heb­do­madaire d’une durée de 10 min­utes. Oui, mais que peut-on racon­ter, échang­er, en si peu de temps ? Plus les mères s’é­touf­faient et pleu­raient, plus les enfants s’é­touf­faient et pleuraient…

J’ai observé en prenant con­science des his­toires des détenues de droit com­mun, que la plu­part d’en­tre avaient été poussées aux dif­férents dél­its et crimes pour lesquels elles étaient là, par­ti­c­ulière­ment la drogue, par les hommes. Leurs maris, leurs amoureux les habituent à la drogue, puis les met­tent à la vente, etc. Ensuite, ce sont les femmes qui en paient le prix. Le domaine crim­inel est une zone où l’iné­gal­ité de genre sociale grandit comme une avalanche, et il est trop facile d’ac­cuser la femme, en regar­dant seul l’acte com­mis, indépen­dam­ment des con­di­tions et con­texte. Mais la réal­ité est qua­si tou­jours toute autre. Les iné­gal­ités de genre sociales que les femmes subis­sent sont mal­heureuse­ment ignorées dans le Droit.

Il FAUT QUE L’HUMILIATION, LA MAlTRAITANCE, LES DISCRIMINATION CESSENT !

Com­ment faudrait-il opér­er pour empêch­er ces mal­trai­tances et vio­la­tion des droits ?

  • A mon avis, la plu­part des per­son­nes empris­on­nées sont con­damnées pour des dél­its qui ne néces­sit­eraient pas une incar­céra­tion. Celles qui sont empris­on­nées pour leurs partages sur les réseaux soci­aux par exem­ple. On dit qu’en Turquie la lib­erté d’ex­pres­sion existe, c’est faux. J’ai ren­con­tré per­son­nelle­ment celles qui sont en prison pour leurs partages sur Twit­ter, Face­book… Bien qu’elles soient libérées à l’is­sue du proces­sus judi­ci­aire, en général, elles restent en prison, en atten­dant leur procès, durant au moins sept, huit mois, pour être “domp­tées”. Ceci est une poli­tique. Les per­son­nes qui utilisent leur droit de lib­erté d’ex­pres­sion ne doivent pas être en prison.  
  • Ma deux­ième reven­di­ca­tion impor­tante con­cerne le trans­fert des détenues vers des pris­ons situées dans leur lieu de rési­dence, proche de leur famille. Car dans les con­di­tions actuelles, même si les vis­ites famil­iales sont autorisées, les proches ne peu­vent pas venir en visite.
  • Les sanc­tions d’isole­ment en cel­lule doivent être sup­primées. Par­ti­c­ulière­ment après la mort de Garibe Gez­er, c’est plus que nécessaire.
  • Les admin­is­tra­teurs et le per­son­nel péni­ten­ti­aire ont un besoin urgent de for­ma­tion aux droits humains et à la démoc­ra­tie, car beau­coup pensent qu’ils sont le min­istre de la jus­tice eux-mêmes et qu’ils peu­vent se per­me­t­tre de per­sé­cuter les détenu.es. Bien qu’il ne soit pas de leur devoir de juger et de punir les gens en fonc­tion de leurs crimes, ils peu­vent agir sans ciller avec des préjugés et des qual­i­fi­cat­ifs. Ils peu­vent par exem­ple s’adress­er aux prisonnier.es en les qual­i­fi­ant de “ter­ror­istes”.
  • Les quo­tas con­cer­nant les livres et les vête­ments doivent être aug­men­tés. Tout ce qui peut per­me­t­tre aux détenu.es de se sen­tir mieux, pour appren­dre, s’en­richir, s’é­du­quer doit leur être ouvert. Les livres et les vête­ments ne sont pas des men­aces pour la sécurité !
  • Trois médecins, qui tra­vailleront 24 heures sur 24, devraient être nom­més dans chaque étab­lisse­ment péni­ten­ti­aire. Il faut aban­don­ner la pra­tique actuelle des médecins de famille, disponibles dans deux ou trois étab­lisse­ments en deux heures et sur un ou deux jours par semaine.
  • Les véhicules “Ring” de type cer­cueil util­isés pour les sor­ties hos­pi­tal­ières et pour les trans­ferts doivent être retirés de l’usage et rem­placés par des véhicules de type minibus qui per­me­t­traient aux détenu.es de respir­er et de se déplac­er dans la dig­nité humaine.
  • Les pra­tiques humiliantes telles que l’in­tro­duc­tion de sol­dats dans la salle d’ex­a­m­en médi­cal, l’ex­a­m­en médi­cal avec mains menot­tées et “la fouille buc­cale” doivent être supprimées.
  • Toutes les régle­men­ta­tions doivent être mis­es en con­for­mité avec les droits humains et les normes démoc­ra­tiques d’une manière qui ne per­me­tte pas la per­sé­cu­tion par des admin­is­tra­teurs malveillants.
  • Au lieu de pra­tiques humiliantes telles que la “fouille-à-nu”, des appareils à rayons X et des détecteurs devraient être placés dans tous les étab­lisse­ments et les fouilles devraient être menées de cette manière.
  • Les détenu.es qui reçoivent une for­ma­tion doivent avoir la pos­si­bil­ité d’é­tudi­er et de pass­er les exa­m­ens, et les manuels doivent être four­nis immédiatement.
  • Les femmes avec des enfants ne devraient jamais être incarcérées…

Aslıhan Gençay

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Aslıhan Gençay
Aslıhan Gençay est née en 1974, elle est diplômée de la Faculté des sciences économiques et administratives de l’Université Dokuz Eylül d’Izmir. Du fait de son identité d’opposante de gauche, elle fut emprisonnée en 1992 durant 10 ans. Elle porte encore des séquelles de “jeûnes de la mort” menés dans les prisons en l’an 2000. Après sa libération pour raison de santé, elle a commencé à travailler comme journaliste. Elle fut autrice dans le journal Radikal, la revue Milliyet Sanat, et éditrice des pages culture et art dans Özgür Gündem. En 2016, une décision de sursis de la CEDH, la concernant fut annulée, et pour compléter sa peine, elle fut emprisonnée à nouveau, durant cinq ans, dans les prisons de Sincan (Ankara), Tarsus, Kayseri et Sivas. Elle retrouve sa liberté en mai 2021. Elle est actuellement chroniqueuse dans Davul Gazetesi et éditrice pour une ONG.

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