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Faire face aux souf­frances des autres, les voir, est une ver­tu. Quant à agir pour ces souf­frances, par empathie, c’est une ver­tu encore plus grande encore. Mais les sys­tèmes qui se nour­ris­sent de la peur, de l’in­di­vid­u­al­isme, et ses maîtres, détes­tent ces ver­tus, et en général châ­tient celles et ceux qui les pos­sè­dent. Les pris­ons de mon pays sont rem­plies de per­son­nes qui sont punies pour ne pas avoir pu ignor­er les douleurs des autres, et dont les pro­pres souf­frances sont ignorées.

Celle qui a fait entr­er cette notion de cette façon, dans la lit­téra­ture, est Susan Son­tag. Comme par­fois cer­taines notions font sur­gir des vis­ages dans votre tête… Lorsqu’on dit “voir les souf­frances des autres”, le pre­mier vis­age qui appa­rait dans ma tête, est celui d’Eren Keskin, et sa voix, sa conscience.

Cette femme qui parait au pre­mier regard, naïve, frag­ile, dont la voix ressem­ble aux chants d’oiseaux, est en fait, incroy­able­ment forte et solide. En vérité, nous savons cela, toutes et tous. En dis­ant “nous tous”, je par­le de celles et ceux qui ont des ennuis et appel­lent “au sec­ours”. Dans ces sit­u­a­tions évi­dentes, elle est tou­jours la pre­mière per­son­ne appelée, sol­lic­itée, Eren. Par ailleurs, sa con­science, son car­ac­tère, son coeur et cerveau étant pétris d’empathie, elle n’ex­prime jamais ce qu’elle endure elle-même.

Alors, cette affaire est la notre. Per­son­ne n’a le luxe de dire “je m’en fiche”, car du fait de son activ­ité de rédac­trice-en-chef du jour­nal Özgür Gün­dem, et pour ses arti­cles pub­liés dans le même quo­ti­di­en, Eren Keskin fut déclarée “mem­bre d’or­gan­i­sa­tion ter­ror­iste”. Elle fut d’abord châtiée par le Tri­bunal pénal n°23 d’Is­tan­bul, puis cette con­damna­tion absurde fut con­fir­mée, avec une déci­sion rapi­de, par la Cour régionale de jus­tice d’Is­tan­bul, ce 7 avril 2022. Main­tenant, on attend l’ex­a­m­en de la Cour de cassation.

Eren Keskin

Puits de terrorisme sans fond

J’ai lu le dossier, l’acte d’ac­cu­sa­tion, la déci­sion de la lourde peine, les défens­es d’Eren et la déci­sion motivée de la Cour d’ap­pel. Vous le savez, il est très facile pour la société de juger les gens avec deux phras­es et deux lignes d’écri­t­ure enten­dues à droite à gauche, je souhait­erais que vous puissiez tous lire les motifs avancés de cette “puni­tion”.

Ce pays est arrivé à un tel stade que, toute per­son­ne pointée comme dan­gereuse et comme un obsta­cle, peut facile­ment être punie par tous moyens. Ce moyen décliné est : “le ter­ror­isme”. Non, je n’ex­agère pas. Beau­coup d’en­tre vous com­pren­drez lorsque cela vous arrivera pour vous-même, mais, dans ce pays, désor­mais, le chemin le plus facile pour accuser une per­son­ne opposante est de l’in­ti­t­uler “ter­ror­iste”. Nous sommes dans un puits de ter­ror­isme sans fond, dans une spi­rale, et n’im­porte qui, à tout moment, peut être pris dans ce vor­tex et aller en prison. C’est exacte­ment ce qui est arrivé à Eren aujourd’hui.

Allégations sans preuves

Après avoir tout lu, je suis arrivée à cette con­clu­sion sur la logique des accu­sa­tions : Le tri­bunal,  déclare d’abord le jour­nal Özgür Gün­dem comme organe de pub­li­ca­tion d’or­gan­i­sa­tion illé­gale, sim­ple­ment en se bas­ant sur des théories fig­u­rant dans cer­taines pub­li­ca­tions de l’organisation.

Pour­tant, vous pou­vez tout à fait ne pas être d’ac­cord avec ce qui est écrit dans un jour­nal et les opin­ions de ses jour­nal­istes, mais pour appel­er le jour­nal “l’or­gane de presse de l’or­gan­i­sa­tion” et ses auteurs “mem­bres de l’or­gan­i­sa­tion”, vous devez détenir des con­stats et des preuves formelles, non ? Y’en a‑t-il ? Non. “La ligne édi­to­ri­ale me déplait !”

Oui, dès le pre­mier pas, peut être en par­tant des arti­cles qui peu­vent être perçus comme les plus pro­pa­gan­distes, le jour­nal fut con­sid­éré comme un organe de presse de l’or­gan­i­sa­tion illé­gale. Ensuite, comme si cette affaire se basait sur des preuves très cohérentes, ce fut le tour des auteurs. Tous les arti­cles qu’ils, elles ont rédigés, tout en usant de leur lib­erté de penser et d’ex­pres­sion, dev­in­rent comme des preuves d’ap­par­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste. Je répète; vous êtes d’ac­cord ou pas d’ac­cord, vous appré­ciez ou cri­tiquez, vous lisez ou non, mais bon sang, qu’est-ce que l’ap­par­te­nance à une organ­i­sa­tion ? Auriez-vous un organ­i­gramme à portée de main de l’or­gan­i­sa­tion en ques­tion ? Une quel­conque struc­ture hiérar­chique serait-elle déchiffrée ? Exis­terait-il des rela­tions ascen­dantes et descen­dantes ? Quelques cor­re­spon­dances de l’or­gan­i­sa­tion seraient-elles inter­cep­tées ? Croyez-moi, j’ai cher­ché une logique, un sché­ma, une hiérar­chie, un mes­sage, une cor­re­spon­dance, etc. dans le dossier, non, il n’y a rien de tout cela. La logique est donc la suiv­ante : “le piment est vert, le piment est piquant, donc le piquant est vert”. Nous l’avons dit, c’est fait, c’est fini, c’est tout.

Eren Keskin

La défense exemplaire d’Eren

Regardez ce que Eren Keskin a dit lors de sa défense devant le Tri­bunal pénal :

Depuis 30 ans je suis avo­cate et défenseure des droits humains. Actuelle­ment je suis co-prési­dente de l’As­so­ci­a­tion des droits humains İHD. J’ai con­nu le jour­nal Özgür Gün­dem, dès sa pre­mière paru­tion, et j’en fus l’av­o­cate dès son pre­mier jour d’ex­is­tence. Parce que je fus témoin du meurtre des per­son­nes de 9 ans à 74 ans, qui écrivaient dans ce jour­nal, qui le dis­tribuaient. Ce jour­nal fut cible des bombes, il fut fer­mé de nom­breuses fois, et à nou­veau édité sous le nom “Özgür Gün­dem”. On me deman­da mon sou­tien : ‘En tant que défenseure des droits humains, pou­vons-nous y met­tre votre nom ?’. J’ai accep­té volon­tiers, et je ne l’ai jamais regret­té. Si j’en suis dev­enue un moment la rédac­trice-en-chef, je l’ai fait comme une dette de coeur, envers Musa Anter, Fer­hat Tepe et tous les autres.”

Du fait que mon nom fig­ure sym­bol­ique­ment dans l’ours du jour­nal, même pour des arti­cles que je n’avais pas écrit, env­i­ron 140 procès furent ouvert à mon encon­tre. Je lutte pour les dossiers des meurtres non réso­lus, et je suis une per­son­ne qui n’a jamais défendu la vio­lence de sa vie. Je ne suis pas mem­bre d’or­gan­i­sa­tion armée, je suis défenseure de droits humains.”

Lisez-le s’il vous plait. L’avez-vous lu ? Tout n’est pas très clair ? Du fait d’un titre très sym­bol­ique de rédac­trice-en-chef, et de quelques arti­cles, une défenseure des droits humains, antim­i­latariste, pro-paix, une femme légendaire, pro­tec­trice des oublié.es, est belle et bien déclarée comme étant poten­tielle­ment mem­bre d’or­gan­i­sa­tion. L’or­gan­i­sa­tion en ques­tion défend la lutte armée. Il est donc ques­tion là, de qual­i­fi­ca­tions com­plète­ment invers­es à la place que Eren occupe sur cette Terre.

Je laisse la parole à Eren à nou­veau, et elle dit dans sa défense :

Je n’ai jamais pris une arme dans ma main, pas une seule fois. Je suis quelqu’un qui a des réflex­ions dif­férentes de l’idéolo­gie offi­cielle, au sujet de la ques­tion kurde, du géno­cide arménien, du prob­lème de Chypre, et je suis plutôt favor­able au fait d’ex­primer mes pen­sées ouverte­ment, partout. J’ai payé le prix pour cela de nom­breuses fois. Mes opin­ions dif­férentes de l’idéolo­gie offi­cielle n’ont jamais changées. Mais l’E­tat a la tête très con­fuse. Comme les opin­ions de l’E­tat changent sans cesse, par exem­ple en 2013, dans la péri­ode nom­mé ‘proces­sus de réso­lu­tion’, aucun procès ne fut ouvert à l’en­con­tre de ce jour­nal. Et, à l’époque, je n’é­tais donc pas ‘ter­ror­iste’. Mais, subite­ment, les rela­tions de pou­voir de l’E­tat, sa vision sur la ques­tion kurde, et les poli­tiques qu’il mène ont changé. Moi, et d’autres per­son­nes comme moi, seraient devenus tout à coup des ‘ter­ror­istes’, des séparatistes, des crim­inelles. Cela n’a vrai­ment aucune ratio­nal­ité. Pour­tant, moi, je me suis tenue tou­jours à la même place. Depuis 30, je suis défenseure des droits humains. 

Je ne ferai pas d’autre défense en dehors de cela. Je ne suis nulle­ment oblig­ée de ren­dre des comptes con­cer­nant mes pen­sées,  à qui que ce soit.”

Oui voilà, c’est exacte­ment là, nous arrivons au vrai prob­lème, au crime impar­donnable d’Eren : “penser dif­férem­ment de l’idéolo­gie offi­cielle”, c’est bien celui-ci, le plus grand crime. De plus, exprimer ses pen­sées, les écrire : voilà, le sec­ond grand crime, vous le tenez. Il parait que la lib­erté d’opin­ion et d’ex­pres­sion exis­tent. Non, ne me dites pas que cette lib­erté n’ex­iste pas, bien évide­ment qu’elle existe, mais seule­ment pour celles et ceux qui pensent comme l’idéolo­gie offi­cielle nous le dicte, et ceux là, dégus­tent les lib­ertés jusqu’à plus soif.

Par­lons d’un autre point. C’est vrai, Eren, comme elle le dit, a tenu tou­jours la même posi­tion. Depuis que je la con­nais, elle n’a fait aucune con­ces­sion sur sa ligne, elle n’a pas changée. Mais oui, l’E­tat a la tête con­fuse. Ceux qui, lors de la péri­ode de “proces­sus de réso­lu­tion“1, ont par­ticipé à des pour­par­lers avec les mem­bres de l’or­gan­i­sa­tion armée, ‑et à titre per­son­nel, je trou­ve ce type d’ini­tia­tives très juste‑, peu­vent aujour­d’hui déclar­er “ter­ror­istes”, des défenseur.es de droits humains, des per­son­nes qui n’ont même pas vu une arme de près dans leur vie. Une telle jus­tice peut-elle exis­ter ? Quelque chose existe belle et bien, mais son nom ne peut être justice.

Mis à part tout, il y a aus­si plusieurs con­ven­tions inter­na­tionales que la Turquie a signées. Par exem­ple ce qu’on fait subir aujour­d’hui à Eren, sont la vio­la­tion de tous ces traités, à com­mencer par la Con­ven­tion européennes des droits de l’homme.

Et encore, il des jurispru­dences de la Cour de cas­sa­tion.  Que dit la Cour ? La preuve de l’ap­par­te­nance est d’être dans la hiérar­chie d’une organ­i­sa­tion, et d’ap­pa­raitre dans son organ­i­gramme. Mais on voit que les tri­bunaux ignorent le Droit intérieur et dis­ent que rédi­ger des arti­cles est preuve d’ap­par­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale. Pourquoi ? Parce que le vert est piquant.

Eren Keskin empathie

En attendant, se décomposer sans rien faire ?

Evidem­ment, il y a aus­si l’autre face de la médaille. On attend les déci­sions de la Cour de cas­sa­tion… Croyez-moi, tout le monde les attend, réelle­ment. Allez savoir pourquoi cet opti­misme… Alors, je dirai, et par­lons franc, nous savons tous en notre for intérieur, qu’en tant qu’in­di­vidu nous n’avons et n’au­rons pas assez de force pour faire face à des oppres­sions aus­si fortes, des blo­cus aus­si sévères. Mais, dites moi donc, pour elle, cette femme, qui devient l’ange de tous celles et ceux qui sont opprimé.es, sans aucune dis­crim­i­na­tion… Allons-nous rester spec­ta­teurs, spec­ta­tri­ces, du fait qu’Eren, soit choisie par­mi nous, et puisse être enfer­mée dans une prison ?

Allons-nous pass­er notre temps à nous com­porter en vic­time, à nous api­toy­er sur nous-mêmes, à chanter des lamen­ta­tions  au sujet de celles et ceux que nous avons per­dus, ou bien, en rela­tant au max­i­mum ces injus­tices et illé­gal­ités, en les met­tant à l’or­dre du jour, et en la sou­tenant, allons-nous pro­téger Eren ? Vous pou­vez faire la moue en dis­ant “ça ne don­nera pas grand chose”, et peut être bien que ce n’est pas faux. Mais, à titre per­son­nel, je préfère mille fois dire “j’ai fait tout mon pos­si­ble, mais ça n’a pas suf­fi”, plutôt que dire “j’ai regardé sans rien faire, je me suis décom­posé, et j’ai chan­té des lamen­ta­tion après…”. C’est un con­seil, pour vous aussi.

Comme Eren l’a exprimé à toutes les étapes du procès, et dans toutes ses con­ver­sa­tions qu’elles nous a adressées, elle ne va nulle part, ne fuit pas. Cette femme puis­sante, d’ap­parence frag­ile, à la voix comme un chant d’oiseau, accueille aus­si ce blo­cus avec dig­nité. Mais nous, ne pou­vons pas faire cela, nous ne devri­ons pas.

Je voudrais soulign­er ; que per­son­ne ne tente d’im­put­er à Eren le prix de ses pro­pres con­fu­sions, des erreurs et péchés des autres. Ce serait de la plus grande des mal­hon­nêtetés et et une injustice.

Main­tenant à votre tour.

Aslıhan Gençay


 

Aslıhan Gençay
Aslıhan Gençay est née en 1974, elle est diplômée de la Faculté des sciences économiques et administratives de l’Université Dokuz Eylül d’Izmir. Du fait de son identité d’opposante de gauche, elle fut emprisonnée en 1992 durant 10 ans. Elle porte encore des séquelles de “jeûnes de la mort” menés dans les prisons en l’an 2000. Après sa libération pour raison de santé, elle a commencé à travailler comme journaliste. Elle fut autrice dans le journal Radikal, la revue Milliyet Sanat, et éditrice des pages culture et art dans Özgür Gündem. En 2016, une décision de sursis de la CEDH, la concernant fut annulée, et pour compléter sa peine, elle fut emprisonnée à nouveau, durant cinq ans, dans les prisons de Sincan (Ankara), Tarsus, Kayseri et Sivas. Elle retrouve sa liberté en mai 2021. Elle est actuellement chroniqueuse dans Davul Gazetesi et éditrice pour une ONG.

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