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La classe était pleine d’enfants, des enfants qui regardaient avec de grands yeux ébahis, des enfants en guenilles, misérablement accoutrés, dont le seul tracas était le pain… Leur famille les avaient confiés à l’enseignant-chef en disant : “Prenez les donc, leur chair t’appartient, à nous leurs os”.
L’enseignant-chef est l’un de ceux qui, venus de l’Asie lointaine, ont envahi ces terres, avec les sabots ensanglantés de son cheval. Ce monde n’a jamais vu une nation plus puissante et plus sacrée que la leur !
Il y a une fille dans la classe. Elle s’appelle Derman, la fille aînée de Memo… Vous savez, comme celles que les brûlantes chansons traditionnelles sacrifient à l’amour ; “elle a à peine treize, quatorze ans” 1Derman… Elle est un peu plus grande que ses pairs, et plus développée physiquement. Peau hâlée comme le blé, elle a de longs cheveux noirs tressés, atteignant sa taille.
Belle à couper le souffle, elle est la favorite de l’“instit blond”.
“Allons, dis-moi Derman, combien font deux plus deux?”. L’instit blond attrape les mains de Derman, il prend les doigts doux et fragiles, montre aux enfants quatre de ces doigts, il leur fait répéter “deux plus deux, quaaaatre !”, puis, pour que les autres enfants puissent voir, lui fait écrire sur le tableau noir, avec la craie blanche, tout en tenant les doigts de Derman. Il leur apprend que deux plus deux font quatre, avec les mains de Derman. Ensuite ce sera le tour d’apprendre l’alphabet “Derman attrape la balle, Derman saute à la corde, Derman court“2…
Derman, qu’a-t-elle connu d’autre que sa maison de boue qui se nourrit de la pauvreté, et que la violence familiale?
“Bien Derman”, “Bravo Derman, tu es très intelligente Derman.…”
Memo, pauvre, manque de tout, comme tout le monde dans ce village. Memo, père d’une famille de 9 personnes, à laquelle un fonctionnaire d’Etat, un étranger, s’intéresse autant pour la première fois. Memo est devenu aujourd’hui “Memo Efendi“3. L’instit blond l’estime, lui donne de l’importance, il procure aussi du travail à son ainée Derman, que peut-il faire de plus?
Ne serait-ce pas bien que Derman puisse s’occuper des tâches ménagères de l’instituteur ? Qu’elle lave ses linges, qu’elle cuisine, qu’elle allume son poêle et serve son thé…
Le labeur de Derman veut dire pour cette maison pauvre, du savon, du thé, du sucre. Ça veut dire, des chaussettes pour les pieds nus. Ça veut dire des chaussures en caoutchouc noires pour ses frères et sœurs. Ça veut dire du tabac amer pour Memo. Le labeur de Derman, veut dire quelques rapiècements à leur manque intarissable…
“Merci à tes mains Derman, que ton chemin soit sans embûches, comme tu es belle Derman, assieds-toi à côté de moi Derman, n’aie pas peur Derman, n’aie pas peur, je ne te ferai pas de mal Derman, détends-toi Derman…”
“Oui comme ça Derman, ouvre tes jambes, laisse-toi aller à moi Derman, détends-toi Derman, ne te crispe pas Derman, relâche-toi Derman… Ne le dis à personne Derman, je vais t’emmener d’ici, te sauver, Derman… Ta vie de souffrance prendra fin Derman. Tout le monde sera jaloux de toi, tu seras la femme d’un fonctionnaire… Ah Derman, quelle chance tu as, Derman, tu es la bien-aimée servante d’Allah…”
Lorsque l’été survient sur ces montagnes, il annonce la noce de la mère Terre. Lorsque les montagnes, roches et vallées verdissent, il ne peut rien arriver à ce peuple pauvre. La terre est généreuse, elle offre tout ce qu’elle a aux miséreux, comme son lait immaculé. Elle fait des arbres des mariées, elle apporte la fertilité dans les maisons aux toits de terre… Et voilà, cet été fut comme cela, comme tous les étés…
Mais il y a un problème, un grand problème. Derman est enceinte. Derman est désormais deux vies.
L’instituteur blond l’avertit de ne rien dire à personne. “Que le dieu préserve, si par jalousie on t’empêchait, s’ils ne supportaient pas que tu deviennes une femme de fonctionnaire, s’ils empêchaient que tu deviennes une dame de la ville !… Les murs ont des oreilles, n’en dit un mot, ne parle à personne, jamais !”. Voilà l’unique conseil de l’instit blond pour Derman.
Derman est pâle, elle a maigri, elle ne peut avaler une bouchée, elle plonge dans les songes d’autres univers. Parce qu’il y a une autre âme en elle, qui grandit avec elle. L’instit blond, quant à lui, continue son quotidien comme si de rien n’était. Et les villageois ne font pas défaut au respect et à l’affection pour ce “savant, fils de savant”. Car l’homme sait tout, c’est un homme bien dévot et mine benoîte.
C’est sa mère qui s’aperçut en premier des changements sur le corps de Derman. Son ventre qui gonflait, ses lèvres qui pâlissaient, sa mère les vit… Peu importe si Derman subissait une tonne de coups de sa mère, parlera-t-elle ? Plus tard, c’est Memo qui apprendra la grossesse de sa fille…
Des bâtons furent cassés sur le dos de Derman… Des cheveux furent arrachés de sa tête, poignées par poignées, ses larmes coulèrent à flot. Seul Allah le sait. Arriva un jour, la fin des coups qu’elle recevait en retirant ses genoux sur son ventre, pour le protéger, les coups qui tombaient sur son dos. Elle eut mal, sa chair fut arrachée, son jeune corps ne supporta plus les douleurs, elle ne résista plus aux insultes, elle raconta alors tout à sa mère, et à elle seule. Avait-elle une autre porte où frapper que celle de sa mère? Quant à l’instituteur, depuis la grossesse, il se comportait comme un “voyou”, et ignorait Derman.
Maintenant, la maison de Memo est comme une maison de condoléances. Memo s’adonne au tabac amer, sa femme chante des lamentations, elle ne dit autre chose que des “Wiyy, ce qui nous arrive, wiyy”…
Memo serra les poings, il serra les dents jusqu’à les faire saigner. Il attendit la nuit, si le village l’apprend, sa tête se baisserait, ses autres enfants seraient démolis. Il se leva avec colère, se rendit à la porte de l’instit. La rue était abandonnée aux aboiements des chiens, et aux bruits des insectes, elle était si déserte…
Derman et sa mère attendaient avec inquiétude, mais Memo ne revenait pas. Ce n’est que bien des heures après, que Memo fatigué, abattu, Memo casquette à la main, franchit la porte basse de la maison, dos courbé.
Memo est-il mort, est-il vivant, impossible de le savoir. Derman dort sur un matelas avec ses frères et sœurs. Dormir est un bien grand mot. Allongée, tendue comme un arc, elle attend. Elle attend de savoir ce qu’il s’est passé…
Sa mère demande à Memo, “raconte donc, qu’est-il arrivé ?”
Memo soupire profondément “Ah, ben ah” dit-il. Une souffrance qui dure depuis mille ans, la langue d’un autochtone, qui fut toujours “autre”, se délie soudain :
“Je suis allé chez l’instit, sans que personne ne me voit, en rasant les murs. J’ai frappé à sa porte. En s’adressant à moi comme ‘Mehmet Efendi’, il m’a fait entrer. J’ai raconté Derman. Il a juré, mis la main sur le Coran. Il m’a reproché d’avoir pu l’accuser comme ça. Il a dit que, de plus, ce que nous avons fait serait un crime, j’irais même en prison pour avoir insulté un fonctionnaire. Il pourrait s’agir d’un des villageois…”
“Y aurait-il une preuve ? Honte à nous, il ne s’attendait pas à cela de notre part. Il préférerait que je ne sois pas allé le voir, et qu’il n’ait pas entendu parler de cela. Et ces procès coûteraient trop cher, même vendre les bêtes d’une étable entière ne suffirait pas. Quels seraient ma chair, mon dos, pour chercher la justice à la porte de l’Etat”.
Puis Memo était sorti de la maison, avait supplié les immenses montagnes, les rivières blanches, s’était réfugié vers elles, implorant leur secours, avait fait tomber des larmes… “Viens Xızır4au cheval gris, viens au secours de mes enfants…” Il suppliait “ne me fais pas baisser la tête, ne me déshonore pas devant tout le monde”.
Memo et sa femme restèrent assis, comme ça, désespérés, mains sur la poitrine. Puis, “Dappir” dirent-ils, “si quelqu’un peut être remède à cela ce serait Dappir. Elle fera avorter l’enfant, et l’affaire sera close sans que personne ne le sache…”
Que faire d’autre ? Le matin la mère se rendit chez Dappir. Elle lui embrassa l’épaule, frotta son visage à sa jupe. Dans un coin retiré, elle lui raconta tout. En faisant couler des larmes chaudes, elle lui dit, “tu es notre ‘bilan’ 5 il n’y a que toi qui peux nous aider”.
Dappir se rendit à la maison, elle coucha Derman, elle la tâta de partout. Aussi prononça-t-elle les insultes les plus improbables, mit-elle sa main entre les jambes avec un “tu n’as donc pas pu maîtriser ton fond ?”, ainsi la gronda-t-elle.
Puis, “c’est tard” annonça Dappir, “c’est trop tard, cet enfant ne peut être avorté. Si on le fait ta fille mourra. Ce serait sacrifier Derman”.
Et ils n’ont même pas une proche, une connaissance, qui vivrait au loin, très loin. Il y aura tous les cancans, toutes les insultes du monde…
Derman devra se cacher de tout le monde, cacher son ventre, et on verra bien quand le jour arrivera. Ils se dirent désespérément “Allah est grand” et l’attente commença…
L’enseignant chef s’évapora. La terre dit “je ne l’ai pas vu”, le ciel rétorqua “moi non plus”. Il partit et disparut. Il ne resta de lui, même pas un nom à dénoncer plus tard. Juste “l’instit blond”, c’est tout…
Comment les jours se transforment en années, comment les heures se pétrifient-elles, et ne quittent pas leur place, ça, seules Derman, sa mère et Memo, le savaient…
L’été quitta son lit chaud, en le confiant à l’hiver. Derman cacha son ventre sous les robes larges de sa maman. Il neigea sur les montagnes, il neigea comme pour tisser le linceul de Derman. Derman reçut des coups et des insultes tous les jours, autant que son âge, elle s’enferma, son monde fit l’obscurité…
Memo et aussi sa femme ont fuit les autres, leur monde se rétrécit, devint une geôle large d’un pas.
Il n’y a que Dappir, qui connait leur souci sans remède, et ils ne peuvent couler le poison qui les lamine qu’auprès de Dappir, elle seule.
La maison de Dappir est en dehors du village. Derman accouchera dans l’étable de Dappir, personne n’entendra, ne saura. Derman se cachera là, et lorsque les neiges fondront, ils apporteront l’enfant et le donneront à l’institution de la protection des enfants.
Dappir le sait, le jour de Derman est proche. L’enfant est sur le point de naître.
Le corps de Derman, sans vitamines, sans force, souffre depuis deux jours. Depuis deux jours, ses gémissements s’évanouissent entre les murs. Dappir la tient sous le bras, elles marchent dans l’étable, de long en large. Toutes les deux sont fatiguées, sans sommeil, à bout de forces.
Enfin, Derman perd ses eaux.
“Pousse Derman, pousse, il ne reste que peu, pousse mon coeur…”
Un coup Dappir, pousse le ventre de Derman vers le bas, un coup elle lui couvre la bouche pour qu’on n’entende ses cris. “Pousse Derman, pousse, il ne reste que peu, pousse”.
Voilà l’enfant a glissé… Dappir est assise devant les maigres jambes de Derman. Dappir, qui a fait accoucher toutes les femmes du village, qui a coupé le cordon de tous les enfants, fut de toutes et tous, donna les bonnes nouvelles, reçut des cadeaux… Mais là, pour Derman, rien ne va, c’est une toute autre histoire.
Entre les jambes chétives de Derman, apparut d’abord la tête de l’enfant, puis, on vit ses cheveux noirs, longs comme Derman montrant ses quatre doigts. Les mains de Dappir tirèrent l’enfant et le sortirent. Sur le champ, les douleurs de Derman cessèrent, elle respira profondément, elle fut délivrée.
L’enfant pleura, il dit une seule fois “ouin”, puis il ne pleura plus…
Les yeux de Derman s’étaient figés. Dans la main de Dappir, il y avait le cou de l’enfant, qu’elle avait serré pour lui couper le souffle. Oui, Dappir avait étouffé l’innocent. Dans l’étable, dans la lueur des bougies, il y avait des paires d’yeux écarquillés, grands comme la Terre… Les yeux de Derman, et de Dappir, ahuris, larges, et qui ne seraient plus jamais fermés, se croisèrent. Deux regards qui deviendraient plus tard, des ennemis. Ces derniers regards, comme coupés au couteau. Cette échange ouvrit alors une plaie qui se sera jamais oubliée, ni cicatrisée.
Derman regarda son enfant, puis Dappir. Ensuite, comme d’autres femmes, comme tant avant elle, elle s’évanouit…
On l’appelle saxaoul. Cet arbre pousse seulement sur les bords des rivières. Ses branches sont souples, se plient, prennent forme facilement, deviennent panier porté au dos, déversent de leur bouche le fumier du bétail. Il est léger, solide, mais pas cette fois. Là, le panier saxaoul est lourd, trop pesant. Car il contient une lourde dépouille de bébé. Un nourrisson mort, qui deviendra bientôt la nourriture des loups affamés.
Dehors, la neige est à hauteur d’homme, le froid est sépulcral, il n’y a que les chiens qui aboient et les loups qui hurlent. Ce doit être ce qu’on appelle l’Enfer. Les loups sont affamés durant l’hiver. Ils descendent vers les villages, s’attaquent aux étables, faute d’y parvenir ils se saisissent les chiens transis recroquevillés devant les portes. Dappir a placé le cadavre pantelant du bébé dans le panier rempli de fumier et l’a déversé dans le tas d’engrais. Dehors, il y a l’odeur du sang et la clameur des loups.
Dappir a nettoyé un honneur, de ses propres mains. Ces mains dont elle deviendra la pire ennemie, ces mains qui entoureront sa gorge partout où elle ira, ces mains qui l’étoufferont partout et toujours.
Ces mains asphyxiées, qui ont étouffé, veinées, devenues pierres, avec des taches semblables aux mottes de terre des champs labourés, ces mains qui jettent des cris, qui saignent… Les mains de Dappir sont plus vieilles que celles de tout le monde, elles sont les plus grandes, les plus en peine, les plus lourdes…
Personne n’aime Dappir… Ni même Dappir n’aime Dappir…
A suivre…
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