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Affe…
Les jours viendront des retrouvailles du printemps avec l’été, et les yeux du paysan scruteront toujours les nuages. Pleuvra-t-il ? Et si oui, quand ?
Cette année là, pas une seule goutte ne tomba sur le village. Ma grand-mère, en nettoyant les branches sèches des plantations dans le jardin, levait la tête sans cesse, et regardait désespérément le ciel. Les femmes du quartier, les bras croisés sur la poitrine, échangeaient les papotages sur le manque d’eau.
Il ne restait plus grand chose avant que les écoles entrent en vacances, et, il me semble, c’était une fin de semaine. Les livres de Jules Verne sur mes genoux, je m’étais allongé sur le rebord de ma baie, je voyageais dans un autre monde. Ni la sécheresse, ni la pluie n’étaient mon soucis. Ma mère attrapa une des cruches en terre posées sous le soleil, devant la porte, et disparut. Evident que mon père allait se laver. Sous peu, il passerait devant moi, enroulé dans son peignoir de mille ans, en s’épongeant la tête, les yeux.
J’entendis d’abord, depuis le bout bas de la rue, des voix joyeuses d’enfants, qui se rapprochaient. J’étais arrivé presqu’à la fin de L’île mystérieuse, mais je ne pus retarder ma curiosité, et je me levais, sortis à la porte. Quelques maisons plus bas, en plein milieu de la rue, une foule d’enfants bien bruyante. La plupart était de notre quartier. Au milieu, tante Affe, de la famille Kireççi, avec un âne gris, marchait en faisant du raffut. De chaque maison dont Affe frappait à la porte, sortait une personne, qui déversait l’eau remplie dans une cruche ou un seau, sur la tête de Affe. Et elle laissait ensuite, dans les sacs sur le dos de l’âne, des paquets de boulgour, de pain, ou du beurre. Cet étrange rituel se terminait, lorsque Affe prenait la cruche vide, et la cassait en le balançant sur le sol. C’était une femme aux yeux de ciel, blonde, grande, trempée de l’eau qu’on lui avait déversée sur la tête, cheveux en pagaille, chemise, caleçon collés à son corps charnu. Les enfants, autour d’elle, chaque fois que l’eau se répandait, criaient autant qu’ils le pouvaient.
Ma mère, en passant avec un plateau rempli de tomates et de concombres qu’elle venait de cueillir dans le jardin, s’arrêta un instant, et regarda la rue.
“Regarde” a‑t-elle dit, “Affe est devenue mariée de la pluie !”
Etre la mariée de la pluie, dans les steppes, c’est le remède à la sécheresse ! La femme la plus courageuse du quartier, se promène tout au long de la journée, d’une maison à l’autre, et récolte de la nourriture contre l’eau qui est déversée sur elle. Des pots et cruches sont cassés. Affe est la plus brave du village, parce que Affe est la seule femme qui monte sur un vélo. Affe a trouvé une mine de fer à la montagne Ziyaret, Affe va à la chasse, son fusil à l’épaule, et à chaque tir elle fait mouche. La voix d’Affe est si forte qu’elle peut appeller son fils depuis le bas quartier, il qu’il vient de Aydınaltı en courant, pour retrouver sa mère. Et le plus important, Affe est de notre famille, du côté de ma mère !
La foule se rapprocha bien de notre maison. Affe frappa à la porte de nos voisins, sur le côté. Lorsque l’eau se déversa sur la tête de Affe, le pot glissa de la main du propriétaire. Il alla frapper la tête de Affe. Affe s’écroula. Le voisin s’affola, les enfants hurlèrent, l’âne s’agaça. Un peu plus tard, âne attaché à la porte, Affe était assise devant la baie, silencieuse. L’eau qui ruisselait d’elle formait un lac sous ses pieds. Nous nous regardâmes.
“C’est quoi ton prénom ?” me dit elle.
“Ercan.”
“Tu lis un livre ?”
“Vi !”
“Bravo ma prunelle, lis toujours, d’accord ?”
Un peu plus tard, ma mère héla tante Affe. Elle rentrèrent à la maison, ensemble.
J’étais encore plongé dans les livres. Ma tante Affe ressortit, cheveux lavés, peignés, portant des vêtements secs de ma mère.
“Bravo ma prunelle” dit-elle encore, en passant près de moi. “Bravo !”
Elle monta sur son âne et repartit.
Maria…
(..) Mustafa Suphi et ses camarades, après avoir communiqué avec le gouvernement à Ankara, s’étaient mis sur le chemin pour rejoindre la lutte, mais leur route fut coupée à Erzurum. Leur accès à la ville fut empêché, ils furent orientés vers Trabzon 1.
(..) Le journal İstikbal et l’Association de défense des droits nationaux 2 avaient commencé la propagande afin d’inciter le peuple… Les gangs étaient dirigés pas Kahya Yahya 3. C’était un vendredi, on a dit au public dans la mosquée “Ceux qui ont massacré nos descendants en Russie, arrivent”. Alors, la route de Mustafa Suphi et ses camarades fut coupée à Değirmendere. En janvier, le temps était pluvieux. Ils les ont attaqués, ils ont trainé tous les quinze dans la boue.
(..) Ils les ont fait monter, par la force, dans un bateau. Le bateau, qui a pris la mer dans la nuit hivernale, fut suivi par un autre, secrètement. Dans celui-ci il y avait Kahya Yahya et ses hommes. Deux heures plus tard, ils ont rattrapé le bateau de devant, l’ont abordé. Ils ont attaqué avec couteaux, armes. Mustafa Suphi est ses camarades furent attachés et jetés à la mer. Lorsque les hommes rentrèrent au petit matin, avec eux, il y avait Meryem, une des quinze. On dit que son vrai prénom serait Maria. Elle était la compagne de Mustafa Suphi, et elle était communiste. (B.Sönmez — Birgün)
Maria fut amenée d’abord chez Yahya Kahya. Elle essaya d’informer de l’endroit où elle était maintenue, le consulat russe. Lorsque l’homme, qui portait sa lettre, s’avéra un homme de Yahya Kahya, elle fut donnée à la maison de Nemlizade Ragıp Bey [un riche notable de la région de Mer Noire]. Un peu plus tard, Maria fut offerte comme “cadeau” à la population de Rize4. Après mille supplices et humiliations, elle fut tuée, et enterrée dans une fosse commune, à Trabzon.
Le souvenir amer des 15, enfoui dans les eaux sombres de la Mer Noire, ne nous quitte jamais. Quant à l’histoire de Maria, la brave compagne de Mustafa Suphi, elle se rajoute à notre douleur.
En lisant la vie courageuse de Maria, je me suis souvenu ainsi soudain de ma tante Affe. Maria est une proche pour nous tou.te.s. Elle est notre “mariée de la pluie”. Elle est notre espoir. Elle est le courage intarissable de nos femmes. Les eaux indomptables de la Mer Noire, qui tombent en cascade sur ses cheveux de soie, sont le remède contre nos sécheresses, son courage est la remède contre nos peurs. Nous sommes redevables à Maria. Cette dette que nous essayions de combler pour ma tante Affe, avec du pain et du blé, je ne sais pas comment nous la pouvons rembourser à Maria.
Parce que nous avons cette dette de renverser la tyrannie, le mensonge et le supplice.
Ercan Kesal
(Extrait de Zamanın İzinde — Sur la trace du temps)
Ercan Kesal, né le 12 septembre 1959, est un acteur, réalisateur, écrivain et médecin turc. Il est diplômé de la faculté de médecine de l’Université d’Ege en 1984. Il a travaillé comme médecin à l’hôpital d’État de Keskin et dans des cliniques de Balâ et des districts environnants. Il a commencé sa carrière d’acteur en 2002 avec un rôle dans le film Uzak de Nuri Bilge Ceylan. Il a également écrit le scénario du film Bir Zamanlar Anadolu’da (Il était une fois en Anatolie) avec Ebru et Nuri Bilge Ceylan. Outre sa carrière d’acteur, il a publié plusieurs livres, dont Peri Gazozu (2013), Nasipse Adayız (2015), Cin Aynası (2016), Bozkırda Bir Gece Yarısı (2017), Aslında… (2017) et Evvel Zaman (2014).
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