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La vérité tapie der­rière la porte à bat­tant, c’é­tait l’é­tat mis­érable d’Os­man, son coeur meur­tri. C’est son bébé mort, allongé sur le sol, fra­cassé, bleui. La vérité der­rière la porte à bat­tant c’est la per­plex­ité d’Os­man, qui ne sait quoi faire, de con­ster­na­tion et de remords.

A dater de ce jour, Osman ne dit un mot… Il ne se sou­cia plus de rien, ni des champs de son héritage, ni de ses deux jeunes fils restants, pas davan­tage de sa mai­son, de ses bêtes, de ses biens et argent.

Une rumeur d’in­cendie en son intérieur, et les pleurs du bébé qui demande de l’aide, “ouinnn”.  Cette voix, c’est le seul endroit où la vie arrive et s’ar­rête. Les pleurs du bébé privé de sa mère. C’est tout.

Il ne par­la avec per­son­ne et ne prononça un seul mot. Pas autre chose que de l’eau ne toucha ses lèvres séchées. La soeur d’Os­man prit alors ses deux jeunes fils sous sa protection.

Même si Osman n’avait ouvert la bouche, les vil­la­geois avaient vu le corps meur­tri du bébé, en le lavant 1. Chaque regard, chaque vis­age détourné, cri­ait que Osman était un père infan­ti­cide. Et pour Osman, c’é­tait insupportable.

Durant des jours il ne sor­tit. Dans le lieu où il avait frap­pé son fils au sol, il enta­ma une con­fronta­tion intérieure, une guerre de con­science. Près de lui se trou­vait un cof­fre sculp­té dans du bois de noy­er. Un cof­fre de dot, qui lui restait de sa femme Blanche. Dedans, dor­maient, deux pièces d’or sur lesquelles ils avaient bâti des rêves d’avenir. Avec cet or, ils allaient acheter les ter­res les plus fer­tiles du vil­lage, se faire envi­er des frères. C’é­tait leur pre­mière épargne ; deux pièces jaunes d’or…

Après maints jours, une aube ouvrit ses ailes avec le ciel du jour lev­ant. Osman, comme voûté, le coeur écrasé, ouvrit la porte, et sor­tit. Il prit la route d’E­laz­iz, en trainant les pieds, tel un mort vivant. Est-il pos­si­ble de se cacher de soi-même, d’avoir honte de soi-même ? Est-il pos­si­ble de com­plaire, à la terre qui brûle à chaque pas, aux ronces qui piquent les pieds, à son estom­ac qui n’a pas vu une seule bouchée de pain depuis des jours ? Eh oui, c’est pos­si­ble… Osman voudrait que tout lui fasse du mal, le blesse, qu’il enfouisse sa con­science dans cette terre noire. En marchant, il frot­tait les buis­sons de ses mains, et ne s’en plaignait…

Que ça saigne” dis­ait-il, “que ces mains se déchirent en lam­beaux. N’est-ce pas ces mains qui ont brisé un inno­cent petit, qui l’ont frap­pé au sol et l’ont tué ?… Qu’elles saig­nent, et pire…” Il con­tin­u­ait le chemin ainsi.

Il vit les regards posés sur lui, et fit sem­blant de ne pas les voir. Il vit les femmes attroupées à la fontaine déguer­pir en cachant leur bouche de leur fichu, et il fit sem­blant de ne pas les voir. Ce n’é­tait rien. Ni les choses que ses frères avaient fait pour des pro­priétés, ni même la mort de sa femme avec laque­lle il avait bâti des rêves de toute une vie, ne lui avaient pas fait autant mal, pas autant que le fait qu’il tue son enfant de ses pro­pres mains. Avec ça, il avait mal, plus que tout.  Ain­si il se com­plai­sait dans l’at­ti­tude exclu­ante des vil­la­geois, bais­sait douce­ment son cou sous l’épée de sa puni­tion acceptée…

Ne me jetez pas de pier­res, tuez-moi…” dis­ait-il. Il le dis­ait avec toute sa voix intérieure. C’é­tait le ver­dict de la voix qui s’élève de sa con­science souf­frante : mourir. Mourir en faisant face à ses remords.

*

Foule à Elaz­iz, un défer­lement de gens. Com­merçants, chau­dron­niers, forg­erons, marchands de tis­sus… Des gens qui rient, qui dis­cu­tent, qui se disputent…

Mais aucune peine n’est aus­si destruc­trice que celle d’Os­man. Où qu’il aille, le dernier pleur de son enfant, ce dernier instant, lui creuse l’in­térieur, telle une pioche. A tout moment, son âme se trans­forme, sous la souf­france de sa con­science, en un lieu d’in­cendie, et Osman se consume.

Il arri­va au marché. Il échangea ses pièces jaunes, son or, puis regar­da l’ar­gent dans sa paume. Ce qu’il voy­ait, c’é­tait son mariage avec sa femme bien aimée, leurs pre­miers bais­ers, les promess­es d’amour inde­struc­tibles qu’ils s’é­taient faites, pour les meilleurs et pires des jours. La nais­sance de leur pre­mier fils, la promesse de Blanche pour répon­dre à une larme qui tombe, “pour toi, je met­trais en feu, neuf vil­lages”… Osman rep­longe dans le sou­venir de leurs promess­es, tou­jours exprimées main dans la main, ensem­ble, les beaux jours ou mau­vais jours, dans le sou­venir de leur deux­ième fils, des éclats de rire qui se rajoutaient les uns aux autres, dans le sou­venir de cette mai­son d’ar­ménien en ruine qu’ils avaient réparée pour recom­mencer une nou­velle vie… Puis, la mort trag­ique de Blanche, ensuite… Ensuite, ce moment où il a frap­pé sur le sol, son fils nou­veau-né, inno­cent, de ses pro­pres mains. Et cette voix… qui ne quitte jamais ses oreilles, ce dernier cri, “oui­i­i­in”.

Ensuite, il regar­da le ciel. Le ciel était immense, le ciel offrait un bleu infi­ni. La chaleur jaune du soleil atteignait tout être vivant.

Osman regar­da le ciel, puis la défer­lante des gens. Il regar­da comme vivre pou­vait être beau… Il regar­da, regar­da… Il regar­da sa courte vie, qui pleu­rait sans cesse en son for intérieur, dans son coeur, et qui l’a­me­nait au bout de la corde. Il la regar­da. Il leva sa tête épuisée encore une fois sur le ciel et dit : “Que t’a-t-elle fait de mal, cette pau­vre âme, pour que tu lui infliges cette cruauté ?”

Il entra dans une quin­cail­lerie. Le marc­hand lui ven­dit une corde de jute solide. La corde était alors, la seule chose qui pou­vait extraire le remords, comme un couteau, le couper de sa vie. C’é­tait sa seule fortune.

Sor­tant de la quin­cail­lerie, Osman était si mis­érable. Des chaus­sures en caoutchouc usées aux pieds, son sarouel rapiécé aux genoux, son gilet délavé par l’usure, cou­vrant à peine sa chemise au col sale, une cas­quette glis­sée sur le côté. Ah, Osman, le misérable.

Si une per­son­ne doit pleur­er, ce sera ta mère, si pas de mère, ce sera ta grande soeur“2 Osman, dans l’ob­scu­rité aveu­gle de la nuit, refit un tour, autour de la mai­son de sa grande soeur. Il ouvrit la porte de l’étable, attachée par un fil. Il lais­sa dans la réserve de l’étable, sa faible for­tune qui tenait dans une petite bourse, la pièce d’or restante et les Livres. Sur la Terre, tout le monde dor­mait, sauf Osman, et les pleurs du bébé en lui…

Les femmes se réveil­lent tôt. Tant que les femmes ne sont pas réveil­lées, la Terre ne tourne qu’à moitié. La soeur d’Os­man est une lève-tôt, comme toutes les femmes. Avant que le soleil ne naisse, elles achèvent une tonne de travaux, tout passe entre leurs mains, tout trou­ve vie dans leurs mains. La soeur d’Os­man descen­dit à l’étable. Le soleil venait tout juste de se lever. En face d’elle, dans la réserve, se tenait une bourse.

C’é­tait le dernier cadeau que Osman léguait à ses fils. Un feu tom­ba dans la poitrine de sa soeur. Elle cou­rut vers la porte d’Os­man. La porte à bat­tants était ver­rouil­lée, elle l’a frap­pée à s’en fra­cass­er les mains. “Réponds Osman, réponds !” cria-t-elle.

Ensuite, elle regar­da par le gros trou de la ser­rure. Elle vit une boite en tôle, ren­ver­sée au sol, et deux pieds nus, cou­verts de cors, sus­pendus, immo­biles. Et là, elle a lancé un tel cri, que la Terre entière est venue s’at­trouper autour. Tous les vil­la­geois ont poussé la porte, mais la porte à bat­tants ne s’est pas ouverte. Der­rière la mai­son, il y avait une petite fenêtre. Une minus­cule lucarne toute étroite, qui ne pour­rait être tra­ver­sée que par le fils cadet d’Osman.

Ils lev­èrent l’en­fant, et le relâchèrent. Il n’avait que cinq ans. Il eut peur, pas­sa en le con­tour­nant près du corps pen­du de son père, et déver­rouil­la le loquet. La porte s’ouvrit.

Osman se tenait de toute sa sil­hou­ette, pen­du, là où il avait frap­pé son bébé au sol. Tout le monde pleu­rait, sa soeur encore davantage.

Chaque mort fait jas­er sur le défunt, c’est ce qui se pas­sa pour Osman. Les un.e.s eurent pitié, d’autres inter­prétèrent, certain.e.s par­lèrent d’une malé­dic­tion jetée par le bébé, d’autres encore firent allu­sions aux querelles menées pour la propriété…

Ce qui fut anéan­ti, fut la vie d’Os­man, et sa jeunesse.

La peur du revenant de Mauş

Une lune s’é­tait lev­ée dans la nuit som­bre, le bas quarti­er baig­nait dans un blanc de lait. Mauş était une bonne amie de Blanche, la com­pagne d’Os­man. A côté de la mai­son de Mauş, il y avait une fontaine à l’eau glacée. Les femmes appor­taient ici, le soir, les pots de yaourt cail­lé, pour les refroidir à la fontaine, et les barat­ter avant la lev­ée du jour.

Ce soir là, Mauş en fit autant. Elle prit deux seaux de yaourt et descen­dit à la fontaine. Elle posa ses seaux dans l’eau glacée qui coulait, et se mit à remuer le yaourt pour le refroidir. Tout alen­tour est désert, tout est silen­cieux, l’air est blanc de lait… A ce moment là, un paysan du vil­lage, plus bas, sur son âne, dont il a chargé les marchan­dis­es dans les sacoches, avance lente­ment sur le sen­tier. C’est là la route des marchan­dis­es, qui seront ven­dues à Elaziz.

Dans le désert de la nuit, la présence d’un être humain donne d’abord de la force à Mauş. Mais, plus l’homme et son âne se rap­prochent, plus une peur étrange s’éveille en elle. Il est main­tenant juste der­rière elle. L’âne est sur le point de se diriger vers la fontaine. L’homme prend un élan, et se remet en route.

Mauş, peur au ven­tre, regarde un instant le paysan s’éloign­er. Et que voit-elle ?

Le corps de l’homme sur son âne s’étire vers le ciel, ses pieds trainant au sol… et sa cas­quette… Ne serait-ce pas Osman ?

Osman, dont le tombeau est encore frais…

Elle n’a jamais vécu une telle peur dans sa vie, Mauş. Elle veut ren­tr­er à la mai­son, à deux pas, mais elle ne peut marcher. Elle veut crier, elle ne peut non plus. Alors que le paysan, indif­férent, s’éloigne lente­ment, Mauş arrive enfin à attein­dre sa mai­son, en ram­pant. Ce chemin par­cou­ru parait à Mauş une éternité.

Avec un trem­ble­ment fiévreux, avec un dernier effort, elle jette son corps glacé sous la cou­ette. Son mari est inqui­et. La bouche de Mauş est ver­rouil­lée, elle ne fait que trem­bler. Ce jour là, elle res­ta au lit jusqu’au soir, en pâmoi­son, comme morte…

La langue de Mauş délie enfin le lende­main, et elle racon­te ce qui s’est passé à son mari. Osman, déjà dans toutes les bouch­es au vil­lage, Osman, l’in­fan­ti­cide, devient cette fois Osman le revenant…

Comme il a tué un bébé pur et inno­cent, la terre mère n’a pas accep­té de le pren­dre, les anges Munkar et Nakîr l’ont inter­rogé, jugé coupable et l’ont rejeté de son tombeau…

Dès lors, ce jeu d’om­bres sous le reflet du clair de lune, fait revivre à Mauş, encore et encore, ce trau­ma­tisme de fan­tôme, à chaque décès, chaque tombeau creusé, à chaque rassem­ble­ment de funérailles. Cette phas­mo­pho­bie agit comme une hémor­ragie chez-elle. Elle eut soudain peur de tout. Surtout de la nuit, surtout des gens qui meurent, des tombeaux, de la terre. Cette frayeur qui se ressource de tout ce qui est lié avec la mort, lui vola presque toutes les plus belles, les plus fer­tiles années de sa vie. La peur trans­for­ma la vie de Mauş en une per­ma­nente souffrance.

Sur ces ter­res, le lot de Mauş était, comme pour les autres vil­la­geois, la pau­vreté. Elle ne put ni démé­nag­er de cette mai­son voisi­nant le cimetière, ni eut assez à manger, pour caler sa faim. Elle pas­sa sa vie, en éle­vant ses huit enfants, dans cette mai­son, pénétrée par la peur d’Os­man le revenant. Elle vécut dans la mis­ère, les yeux, son coeur privés de tout. Elle res­ta veuve, dès son jeune âge, elle s’ac­crochait à la lumière du jour comme à un boucli­er, et tra­vail­lait comme serf. Elle éle­va ses enfants ainsi…

Les jeunes de ces endroits se sont rebel­lés, pour une vie meilleure, con­tre l’or­dre établi. Illes furent tué.es par la main de l’E­tat, ou gâchèrent leur vie dans des pays loin­tains pour trois sous. Les cimetières se rem­plirent de jeunes corps. Celles et ceux qui purent rester en vie, eurent leur lot de prison, et ces peu­ples his­toriques, ces peu­ples blessés, eurent leurs lots de sup­plices, de souf­frances, et de misère.

Un jour Mauş s’est réveil­lée avec une fine douleur dans les seins. Elle reçut ce jour là, la nou­velle de la mort de son jeune fils, élevé dans la peine, cha­grin et pauvreté…

On dit : “La tache de la mûre noire se net­toie avec la feuille de mûri­er noire“3… Fal­lait il une telle épreuve pour remédi­er à cette peur ?

Lorsque le jeune fils de Mauş trou­va dans le cimetière sa dernière demeure, la ter­reur d’Os­man le revenant, née des ombres sous la clarté de la lune, dis­parut. Mauş choisit le cimetière comme une deux­ième mai­son, un deux­ième refuge. Jour ou nuit, per­son­ne ne put plus sor­tir Mauş de là…

Cette his­toire de déso­la­tion, qui brise les coeurs, con­tin­ua ain­si, jusqu’à ce que Mauş soit enter­rée près de son fils…


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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.