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(À toutes les femmes dont le corps a été envahi, et qui furent coupées de la vie)

Une flèche ne peut être lancée qu’en la tirant vers l’ar­rière. Quand la vie n’est plus que pesan­teur et dif­fi­cultés, cela sig­ni­fie qu’elle va bien­tôt vous propulser dans quelque chose de grand. Con­tin­uez à viser !”

Paulo Coel­ho

Mes mains, mais mes pieds ne remuent pas. Ce goût de plas­tique dans ma bouche, me donne la nausée. Comme si des grattes-ciels avaient été bâtis sur mes paupières, je ne peux pas ouvrir les yeux. Des ombres vertes, évanes­centes, se promè­nent autour de moi. Mes yeux s’ou­vrent enfin, et ce que je vois est ter­ri­fi­ant. Je suis cou­verte de sang ! Je m’agite…

Lais­sez-moi ! Au sec­ours ! Per­son­ne ? Sauvez-moi ! Ne me touchez pas, lev­ez vos mains sales de moi, ne me touchez pas !”

Pourquoi per­son­ne ne m’en­tend ? Des sons insai­siss­ables sour­dent à mes oreilles, des sons dif­fus. Mes yeux se refer­ment à nouveau.

Ce n’est pas pos­si­ble, doc­teur, la patiente s’est réveillée !”

Où suis-je ? A moi !”

Elle entre en état de choc, son coeur va s’ar­rêter ! Une nou­velle dose d’anesthésie, immédiatement.”

Doc­teur, il y a aus­si une intox­i­ca­tion, doc­teur, une inter­ac­tion médica­menteuse, elle s’empoisonne !” 

Au sec­ours ! Pourquoi per­son­ne ne m’en­tend ? Où est tout le monde ? Que me faites-vous ?”

J’ai dit une nou­velle dose d’anesthésie ! ”

Nous com­mençons docteur.”

D’ac­cord, pas­sons au lavage de l’estom­ac. Faites atten­tion, l’ab­domen est ouvert.”

Mes yeux sont clos, ils ne s’ou­vrent pas, mes yeux. Le goût de plas­tique dans ma bouche se trans­forme en une lourde odeur, dans mes nar­ines. Qu’est-ce que cette douleur qui descend de mon nez à ma gorge ? Maman, où es tu ? Sauve moi, j’ai très mal ! Ah, mes poumons déchirent ma cage tho­racique ! Si ça se trou­ve, c’est mon dernier souffle…

Une voix douce fil­tre à mes oreilles

Réveille-toi main­tenant, s’il te plait !”

J’ai soif. Comme si une seule goutte d’eau n’avait touché mes lèvres depuis un mil­lion d’années.

Où suis-je ? S’il vous plait, une gorgée d’eau !” 

Autour de moi, des rais de lumière se baladent. Il fait très froid. J’ai froid. Mes dents claque­nt, comme l’épi­cen­tre d’un séisme. Je dois me lever. Mon dieu, en dessous de mon cou, mon corps est hors de mon con­trôle. Pourquoi suis-je nue? Non, non, pas encore une fois. S’il vous plait, pas encore ! Je n’ai plus de forces, pas encore une fois !

Où suis-je ? Lais­sez-moi par­tir, j’ai des enfants, je suis mère. Pas encore une fois, pas cette fois !”

J’ai des enfants, moi. Quels étaient leur prénoms ? quand suis-je dev­enue mère ? J’ai froid. Cette sen­sa­tion glacée m’est très famil­ière. Non, ce n’est pas pos­si­ble. J’é­tais sor­tie de cette cel­lule ? Oui j’en étais sor­tie. Non, ce n’est pas pos­si­ble, où suis-je ?

Doc­teur, la patiente ne se réveille pas”.

Choquez-là ! Quelque chose ne va pas, elle devrait être réveil­lée depuis longtemps.”

Mon dieu ! Quelle est cette douleur sur mon visage ?

Comme si j’é­tais lacérée de partout. L’en­vie d’ou­vrir les yeux est la plus forte. Je ressens une main dans ma main gauche. Ma main gauche serait-elle encore menot­tée ? Mes yeux ne s’ou­vrent pas, un souf­fle se rap­proche de mon visage.

N’aie pas peur, tu es à l’hôpi­tal, je suis doc­teur. N’aie surtout pas peur, c’est fini. Per­son­ne ne t’a fait de mal. Tu viens de sor­tir d’une opéra­tion. Allons, calme-toi s’il te plait”.

Me yeux s’en­trou­vrent. Un vis­age brun, fam­i­li­er, me fait face. D’où le connaitrais-je ?

J’ai froid”.

Ça va pass­er bien­tôt. Allez, ne te ren­dors surtout pas. Regarde, je vais te cou­vrir, tu n’auras plus froid”.

Mais j’ai du sang partout ! L’odeur du sang, les cel­lules, j’ai la nausée, j’ai envie de vomir”

Cette nausée, cette envie de vom­ir… Ah, j’ai si mal !

Non, s’il te plait, ouvres les yeux. Tu n’es pas dans une cel­lule. Regarde je te tiens la main.”

Mes yeux s’ou­vrent à nou­veau, les yeux du vis­age brun sont mouil­lés. Ses yeux sont comme ceux de Dicle

Qui es-tu ? Sors-moi d’i­ci. Où sont mon frère et ma soeur ? Nous étions venus ici, tous les trois. S’il vous plait, cou­vrez-moi, je suis nue !”

Regarde mon vis­age, je suis médecin. Regarde mon vis­age, te sou­viens-tu ? Allez, regarde mon vis­age de natif d’Amed ! Là, je te cou­vre, mais ne t’agites pas. Tu vas rester calme, d’accord ?”

S’il vous plait, couvrez-moi”

J’en­tends un bruisse­ment indis­tinct. Une ombre verte enveloppe mon corps.

Allons les amis, nous allons mon­ter la patiente à l’é­tage. Ne la sec­ouez pas, qu’elle ne s’agite pas”. 

Lorsque la civière bouge, j’ai encore plus la nausée. J’ai beau­coup som­meil. Ne décou­vrez pas mon corps. En le voy­ant, mon frère a mal. Ne faites pas de mal à mon frère; Je voudrais dormir…

Il nous restait une bouchée d’espoir
Les oiseaux en quête de miettes l’ont mangée
‘Regarde, mes mains sont vides main­tenant’ 1
Ca devrait être chan­té pour nous. 
Alors, il est temps de se pré­par­er pour ces voyages
qui s’é­ten­dent tout le long des falaises…

Cer­tains jours devraient être arrachés des cal­en­dri­ers, ou se sup­primer d’eux-mêmes. Surtout ces jours que nous ten­tons d’ou­bli­er, avec la honte de les avoir vécus, alors que nous n’é­tions pas mûres pour les vivre, devraient s’effacer…

*

La douleur provo­quée par les coups de pieds qui tombaient sur mon corps, a com­mencé à se faire sen­tir, lorsqu’ils ont emmené ma grande soeur. Au dia­ble la douleur ! Que vont-ils faire à ma soeur ? Ils nous ont arrêtés tous les trois en même temps. Notre mère a dû per­dre la tête ! Ici, tout est som­bre. Des cris parvi­en­nent à mes oreilles. Ce sont toutes des voix très jeunes. Quel âge ont-illes les pro­prié­taires de ces voix ? De com­bi­en de mil­lions d’an­nées, les cris humains peu­vent-ils faire vieil­lir mes treize ans ? Les bruits de bottes se rap­prochent, ramè­nent-ils ma soeur ?

Marche, fils de pute. On va voir si tu seras encore un homme, quand on va bais­er ta soeur devant toi !” 

Salopards ! ”

Cette voix ? Mon grand frère ?

Mon dieu, arrête le temps ! On dit que tu peux tout ? Fais dis­paraitre tout ce mal. Ta puis­sance nous ferait-elle souf­frir ? Allez, arrête le temps !

La porte de la cel­lule s’ou­vrit, mon frère, entre les mains de bar­bares, se débat­tait. A l’in­stant où la faible lumière de l’ex­térieur a sale­ment éclair­ci la pièce, nos yeux se sont croisés, avec mon frère. Dans ses yeux, la colère, dans ses yeux, détresse et impuis­sance … Mon frère hurle, je ne peux pas com­pren­dre ce qu’il dit. Deux per­son­nes se rap­prochent de moi, une main dégoutante se promène sur mon cou, je veux vom­ir. Je baisse ma tête devant, autant que je peux. Plus je baisse ma tête, plus l’autre main la tire par mes cheveux, vers l’ar­rière. Leur but est de faire en sorte que je sois yeux dans les yeux avec mon frère. Je crispe mes yeux jusqu’à les faire implos­er. Ils les ouvrent. Leur éclats de rire écoeu­rants tin­tent dans mes oreilles. J’ai la nausée, j’ai treize ans, j’ai peur !

Qu’est-ce qu’on t’a dit, hein ? Vous êtes des hommes hein, ducon ? Ils fonderaient un pays ! Regardes donc com­ment on passe sur vos soeurs, imag­inez com­ment on passe sur votre pays !”

Une paire de mains qui se tient der­rière mon frère, a cloué son cou vers moi, mon frère ne peut bouger.

Va ma belle, désha­bille-toi, qu’on voit ton allure.” 

La peur se lit dans mes yeux, je n’y peux rien. Et com­ment pour­rais-je me désha­biller en face de mon frère ? Il n’a jamais vu même mes jambes. Nous ne désha­bil­lons pas comme ça, devant nos frères. Ils ne nous voient jamais quand nous nous désha­bil­lons, nous habillons.

Non, non, je ne peux pas me désha­biller ! S’il vous plait, ne faites pas ça, mon frère, s’il vous plait !”

Espèce de salope, je t’ai dit désha­bille-toi ! T’in­quiète, ce n’est pas un étranger qui te verra.”

Mon frère qui se débat, ses cris… Que quelqu’un arrête le temps, que quelqu’un anni­hile le temps…

J’ai honte, mon frère est en face de moi. Mon frère n’a même jamais vu mes jambes. Je trem­ble. Mes larmes envelop­pent mes seins qui ne sont même pas devenus per­cep­ti­bles. Mon dieu, pourquoi des habits tis­sés de larmes n’ex­is­tent-ils pas ?

Une main est ten­due sur ma peau.

Ne touche pas salaud, ne touche pas !”

Frère, aide-moi”

Ma voix est si faible, mes larmes étouf­fent ma voix.

Allez le frère, vas‑y aide la !”

N’aie pas peur soeurette, s’il te plait n’aie pas peur ! Regarde, je ne te vois pas. N’aie pas honte, lève ta tête !”

Je ne peux lever ma tête. La souf­france dans les yeux de mon frère est insoutenable.

Lève ta tête !”

Frère !” 

Le bar­bare qui se tient der­rière moi, mes mains tenues jointes, me pousse au sol pour me met­tre sur les genoux. Com­ment puis-je sup­port­er cette douleur ? La main dégoutante arrête de se promen­er sur ma peau qui est touchée par la froideur d’une matraque. Les sec­ouss­es dans mon corps, dans quels coins de l’u­nivers créent-elle des séismes en ce moment même ? Que quelqu’un nous aide, mon dieu !

La froideur de la matraque sur l’aine, une main cou­vre ma bouche, mon cri peut explos­er mes pro­pres tym­pa­ns. Ma bouche est ser­rée si fort, je peux mourir. Les cris de mon frère dans mes oreilles.

Mec, ne te débats pas, regarde, ça plait à ta soeur ! Elle ne dit rien la garce.”

La mort peut-elle sur­venir par la volon­té ? Allez, je veux mourir, main­tenant, tout de suite. J’ai la tête qui tourne, je me fiche de la douleur de mon corps. Mon frère !

Peut-on s’é­vanouir de honte ? Je perds connaissance.

Il n’a pas du se pass­er longtemps. Lorsque j’ou­vris mes yeux, tout était tel qu’il était, man­quait juste mon frère.

Relève-toi meuf, habilles-toi. Si vous n’avez pas de couilles, vous allez devenir des hommes. Si vous ne devenez pas des hommes, nous saurons vous dresser.”

Où est mon frère ?”

C’est son tour de manger la matraque. Et elle ne le touchera pas juste un peu comme on a fait pour toi”.

Je n’ar­rive pas à me lever. Quelqu’un pousse mes vête­ments vers moi, avec ses pieds. Mes mains ne tien­nent plus, com­ment me rhabillerais-je ?

Allez, dépêche ! On a assez vu ton cul et tout. Comme tu es avérée molasse, toi ! Tu ne ressem­bles pas du tout à ta soeur, elle nous fait suer. Regarde-toi donc !”

J’ai la nausée, je vom­is. Mon dieu, de quel péché sommes-nous l’amende ?

Hé, sinon, petite pute, si tu racon­tes ce qui s’est passé ici, à qui que ce soit, pense à ce qui peut arriv­er à ta soeur et ton frère. Ne par­le jamais ! Un seul mot à quelqu’un, je ferai pire, compris ?”

Une douleur atroce s’é­tend de l’aine à mon anus, puis à mes hanch­es et mes reins. Mes genoux se lâchent. Mon ven­tre, comme si il se déchi­rait, je voudrais aller aux toi­lettes. J’ai le sen­ti­ment que mon corps entier va extir­p­er mes intestins.

L’en­droit où je suis emmenée après être sor­tie de la cel­lule, comme toi­lettes, est au delà du dégoutant. Je veux laver mes mains, ma fig­ure, mais le liq­uide qu’ils ont lais­sé comme eau, sent la pisse. La porte est ouverte, je ne peux pas faire mes besoins. Un des bar­bares est juste en face de moi. J’at­tends comme ça.

Pourquoi tu nous as amenés ici ? Tu n’as pas lavé ta fig­ure, ni fait tes besoins. On seraient les servi­teurs de ton père ?” dit-il, en me tirant par le bras.

Tout ce que je t’ai dit tout à l’heure, mets le bien dans ta tête ! Si tu en par­les à une seule per­son­ne, tu sais ce que je ferai !”

J’ai peur, j’ac­qui­esce de la tête. Et com­ment en par­lerais-je ? Je veux mourir…

Désor­mais
L’embouchure des rêves a séché
Sommes-nous arrivés à la fin
Où à l’infini
Qui sait, peut être
L’al­lu­vion n’é­tait assez que jusqu’à présent
Qui sait…

*

Où sommes-nous arrivés ? Que sont ces machines ? Pourquoi ne puis-je pas bouger ? Des câbles par­courent mon corps. De l’élec­tric­ité ? Non, s’il vous plait, pas main­tenant, j’ai mal au ven­tre. Qu’ont-ils badi­geon­né sur mes yeux ?  Ils sont tout col­lants. Cette odeur de sang, je veux me laver. Ah, je ne peux pas bouger !

Mes yeux s’en­trou­vrent enfin. Qu’est-ce donc, cette douleur ? Depuis com­bi­en de siè­cles suis-je ici ? L’odeur de sang s’est dis­sipée, c’est pro­pre partout. Ici, ce n’est pas la cel­lule, où suis-je ? Je scrute autour, par mes yeux entrou­verts. Ici, c’est un hôpi­tal. Je me sou­viens, je devais me faire opér­er. Je fus déjà opérée à plusieurs repris­es. Pourquoi cette fois ai-je si mal  ? Mon dos est engour­di, je dois me retourn­er, mais ne ne peux bouger.

Madame, ne bougez surtout pas !” dit une voix qui se rapproche.

Je me sou­viens de ce vis­age. C’est la jeune infir­mière qui m’a mis le dernier sérum avant l’opéra­tion. Un peu timide, je pense qu’elle est nou­velle dans son méti­er. Oui, oui, c’est elle !

J’ai très soif.”

Pas d’eau, pas encore. Dans peu de temps votre médecin arrivera. S’il vous plait, ne bougez pas. Si vous bougez, je serai oblig­ée de vous attach­er les mains. Vous avez subi une opéra­tion dif­fi­cile, et vos points de suture peu­vent être défaits”

Ma langue est col­lé au palais, l’in­térieur de ma bouche est comme un désert, ma voix étran­glée me dérange. Une douleur atroce dans ma gorge, a chaque inspi­ra­tion, l’odeur de sang m’emplit.

Mes enfants, sont-ils ici ?”

Oui, mes enfants, mes sacro-saints qui m’ont fait vivre la maternité.

Oui, ils sont dans la salle d’at­tente. Que d’abord vos doc­teurs vien­nent, je vais les faire entr­er après.”

Je promène mes yeux dans la cham­bre. Je suis sur le lit, près du mur. Celui près de la fenêtre est vide. Pour­tant il était occupé lorsque j’al­lais à l’opéra­tion. La patiente qui l’oc­cu­pait a du être prise au bloc après moi. La lumière intense me gène les yeux. Le son de mon pouls réson­nant depuis les machines aux­quelles je suis attachée m’é­cla­tent les tym­pa­ns. La fenêtre est juste en face de moi. Le soir est sur le point de tomber. Le soleil résiste pour ne pas se pli­er au règne de l’ob­scu­rité. Comme c’est beau, les reflets rouges du soleil. Aujour­d’hui c’é­tait le 1er décem­bre, dans quelques jours ce sera mon anniver­saire. Com­bi­en de fois suis-je rev­enue de la mort. Ô la vie, regarde, je suis encore rev­enue, souris !

Mes doc­teurs entrent, échangeant des phras­es que je ne com­prends pas. J’es­saie de me sou­venir de leurs vis­ages. Ce vis­age brun, oui, ce vis­age c’est celui là. C’est le médecin d’Amed.

Lorsque le pro­fesseur par­le, les assistant.e.s l’é­coutent avec atten­tion. Le vis­age brun, cligne l’oeil et sourit. Son sourire révèle qu’il est con­tent de me voir réveil­lée. Va savoir ce que je lui ai fait vivre. Il arrive vers moi, du côté droit.

Bon rétab­lisse­ment. Com­ment te sens-tu ?”

J’ai beau­coup de douleurs.”

Ce fut une opéra­tion dif­fi­cile pour nous tout.e.s. Il est nor­mal que tu aie des douleurs, ça s’estom­pera avec le temps, mais ne t’in­quiètes surtout pas, tout c’est bien passé.”

Doc­teur, me suis-je réveil­lée pen­dant l’opération ?”

Lorsque je demande cela, toute l’équipe se regarde avec étonnement.

Oui, mais com­ment peux-tu t’en sou­venir ? C’est une sit­u­a­tion extrême­ment rare. Crois-moi, je n’en ai pas tout à fait com­pris la nature.”

Je me sou­viens, vous avez aus­si fait un lavage d’estomac.”

Oui, et nous avons dû faire une deux­ième anesthésie. Cer­tains médica­ments qui t’ont été don­nés avant l’opéra­tion ont provo­qué un empoi­son­nement inat­ten­du, et nous avons été oblig­és de faire un lavage d’estom­ac. Mais ne t’in­quiètes pas, comme je l’ai dit, tout va bien, et tu es plus forte que je m’y attendais.”

Je sens le besoin de tou­ss­er, ma gorge est toute sèche. Le doc­teur prend un morceau de coton mouil­lé dans une petite boite posée sur la table, et estompe mes lèvres. De soif, je pour­rais avaler ce coton. En l’ap­pli­quant sur mes lèvres, il me par­le, je l’interromps :

Doc­teur, par rap­port aux opéra­tions précé­dentes, mon ven­tre est plus gon­flé. Il ne restera pas comme ça, non ?”

En un instant, tout le monde rigole dans la chambre.

C’est ça ton prob­lème ? Je te jure tu es un sacré numéro. Je te l’ai dit, pas de sport ! Ça va pass­er avec le temps.”

Tout le monde sourit, et moi aus­si. Le fait que quelqu’un qui revient de la mort, pense à la taille de son ven­tre, ça fait sourire, bien sûr.

Le doc­teur donne des instruc­tions à ses assistant.e.s.  Tout le monde sort, à part notre brun de vis­age. Il s’ap­proche, et tient mes doigts :

Tu es très forte fille d’Amed. Sois tou­jours comme ça, d’ac­cord ? Jamais, ne renonce”, me dit-il.

Il sourit, je souris.

*

Dès leur sor­tie, j’eus som­meil. Je ne sais pas com­bi­en de temps je suis restée endormie. Mes yeux se sont ouverts, avec une douleur insouten­able. L’in­fir­mière était à mon chevet.

Madame l’in­fir­mière, n’allez-vous pas faire venir mes enfants ?”

Tout de suite, j’at­tendais votre réveil”

Ce temps, pour­tant de quelques min­utes s’é­tendait sans fin. Où ils sont donc ? Allez quoi ! Je dois les voir.

Et voilà, mes petits mir­a­cles sont devant moi. Quelle est cette peur restée accrochée à leur vis­age ? Ils en voient de toutes les couleurs venant de leur mère, com­bi­en de fois vont-ils revivre cette peur ? Leurs lèvres s’en­trou­vrent simultanément :

Maman !”

Com­ment en un seul mot peut se ressen­tir autant sanctifiée ?

Je souris avec peine, retenant dif­fi­cile­ment mes larmes. Ils se rap­prochent avec crainte. C’é­tait la peur de me faire mal, je con­nais­sais cette peur. Ma mère eut maintes opéra­tions, chaque fois je ressen­tis aus­si cette même peur.

Comme à ma droite, je suis attachée aux machines ils arrivent par la gauche. Une main, de cha­cun des deux, dans ma paume. C’est un mir­a­cle de pou­voir touch­er ces mains à nou­veau. Les yeux de cha­cun sont humides. Mes fils, mes poulains, je vous demande par­don de vous avoir fait vivre ces moment, par­don­nez votre mère.

On embrasse pas la maman ?”

L’ainé mur­mure dans l’or­eille du petit sans se ren­dre compte que je l’entends :

Douce­ment, ne lui fais pas mal !”

D’ac­cord frère.”

Ah, ces joues, dans quel cocon à soie ont-elles été tis­sées ? Et sen­tent-elles l’am­bre et le muscat ?

Maman, tu vas bien, hein ?”

Je vais bien mon bébé, n’aie pas peur. Prends soin de ton frère, d’ac­cord ? Je reviendrai à la mai­son, dans quelques jours.”

D’ac­cord maman, ne t’in­quiète pas pour nous. Rétab­lis toi vite et reviens à la maison”

La voix de l’in­fir­mière arrive “allez les enfants, vous devez sor­tir main­tenant, c’est l’heure des soins de votre mère”. Un voile de tristesse apparut sur leur vis­age. Lorsqu’ils m’embrassèrent et sor­tirent, j’ai fixé mon regard longue­ment sur eux.

Il est fort prob­a­ble que per­son­ne ne com­pre­nait tout à fait tout ce que je dis­ais depuis des heures. Même moi, j’avais du mal à me com­pren­dre. J’é­tais sur cette ligne fine entre le som­meil et le réveil, et mes douleurs s’in­ten­si­fi­aient. L’in­fir­mière ajou­ta un médica­ment dans mon sérum, mon corps s’en­dor­mit. Ma langue pesait des tonnes, ma mâchoire en souf­frait. Plus le temps pas­sait, plus ma soif aug­men­tait. J’avais som­meil, mes yeux se refermèrent.

Nous sommes des mil­liers dans la vie, qui sommes infusé.e.s dans la plus épaisse des souf­frances… Beau­coup de choses nous furent enlevées, les arcanes de nos coeurs sont man­quants. A ce pays pour lequel on se déchire, la nuit du print­emps, qu’il apaise donc notre douleur…

Mer­al Şimşek

Meral Şimşek


Meral Şimşek
Autrice kurde, née en 1980 à Diyarbakır. Sa littérature est connue à travers ses poèmes, romans et nouvelles. Elle travaille comme éditrice pour des revues et maisons d’édition, écrit des paroles et compose des chansons.
Elle est membre de PEN kurde, de l’Association des littéraires kurdes (Kürt Edebiyatçılar Derneği), et de l’Association des Ecrivain.e.s kurdes de Mésopotamie (Mezopotamya Yazarlar Derneği).
Meral Şimşek fut poursuivie, et condamnée pour ses écrits, qui se focalisent sur la réalité sociale. Certains de ses procès se poursuivent encore.
Elle a publié trois recueils de poésie (Mülteci Düşler, Ateşe Bulut Yağdıran, İncir Karası) et un roman (Nar Lekesi). Ses écrits sont traduits en plusieurs langues et ont été récompensés plusieurs fois : En Irak, en 2016, le deuxième prix et en 2017 le premier prix de poésie Deniz Fırat. En 2017, le 3e prix de poésie Yaşar Kemal, en 2018, le prix de meilleur.e écrivain.e/poète.sse de Diyarbakır parmi les prix “Altın Toprak”, en 2020, pour ses nouvelles le premier prix de la Fédération des Unions alévies d’Allemagne (AABF). La sélection Comma Press en Angleterre, 2020. Et en 2021, le prix des lettres, Hacı Bektaş‑i Veli, décerné par l’UNESCO – AABF/KSK. En Allemagne encore, le premier prix de nouvelles Dersim Gemeinde e V.Köln (Le massacre de Dersim).

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