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Seul jour­nal d’information en langue kurde encore dif­fusé libre­ment à l’in­térieur des fron­tières de Turquie, l’heb­do­madaire Xwe­bûn a fêté la sor­tie de son 100e numéro mi-novembre.

L’his­toire de la presse kurde en Turquie est indis­so­cia­ble de la lutte poli­tique et mil­i­taire pour la recon­nais­sance et l’au­tonomie du peu­ple kurde. Sou­vent inter­dite, les jour­nal­istes kur­des indépendant.es qui y exer­cent sont régulière­ment soumis à la répres­sion poli­cière, arrêtés. Nom­bre ont été assassiné.es, à l’im­age de Musa Anter, homme poli­tique et écrivain kurde sou­vent con­sid­éré comme une fig­ure majeure de la presse kurde libre.

La rédac­tion de Xwe­bûn s’est instal­lée dans une grande vil­la en périphérie de Amed (Diyarbakır). Aux beaux jours, entre deux bouclages, les travailleur.ses du jour­nal cul­tivent col­lec­tive­ment légumes et fruits. Une chi­enne débon­naire accueille joyeuse­ment les vis­i­teurs. Jour­nal­istes, édi­teurs, graphistes, mon­teurs… l’équipe de Xwe­bûn est jeune, avec quelques per­son­nes ayant déjà une longue expéri­ence dans la presse kurde et un nom­bre impor­tant de femmes.

journal kure xwebun

Les locaux de Xwe­bûn. (pho­to Loez)

 

Les pro­pos retran­scrits sont issus d’une dis­cus­sion col­lec­tive, aus­si l’ensem­ble des participant.es sera con­sid­éré comme un groupe sans faire de dis­tinc­tion indi­vidu­elle. En italique, les ajouts sont des retranscripteur.es.

Que sig­ni­fie “Xwe­bûn” ?

Être con­scient, être soi-même. C’est notre objec­tif. Vous devez vous con­naître vous même avant de con­naître autre chose. Notre peu­ple doit pou­voir lire les infor­ma­tions dans sa langue. Nous voulons con­tin­uer à ren­dre les gens con­scients quoi qu’il arrive. Si le jour­nal est fer­mé, nous en créerons un autre, comme ce fut le cas à plusieurs repris­es. Si formelle­ment les let­tres et la langue kur­des ne sont pas inter­dites, dans la pra­tique elles sont cen­surées en Turquie.

Quand a démar­ré l’aven­ture de Xwe­bûn ?

Nous avons com­mencé la pub­li­ca­tion en 2019. Avant il n’y avait qu’un seul jour­nal en kurde, Azadiya Welat.

Azadiya Welat (lit­térale­ment Lib­erté de la patrie) a com­mencé à être pub­lié de manière heb­do­madaire en 1996 à Istan­bul. En 2006, la pub­li­ca­tion devient quo­ti­di­enne. Les équipes du jour­nal subis­sent régulière­ment une répres­sion brutale.

Azadiya Welat est fer­mé en août 2016, suite au coup d’é­tat. Nous avons fait protesté en dis­tribuant la pho­to­copie du dernier numéro à nos lecteurs. Après la fer­me­ture de Azadiya Welat il y a eu deux ou trois ten­ta­tives de pub­li­ca­tion sous un autre nom. Pub­li­er des jour­naux kur­des en Turquie c’est com­pliqué… Nous avons com­mencé Welat , mais l’édi­teur con­tac­té n’a pas voulu le pub­li­er. Il a refusé sans vouloir expli­quer pourquoi. C’est pour cela que nous avons lancé Xwe­bûn en ligne en 2019. Mais notre lec­torat voulait aus­si le papi­er. Nous avons cher­ché un autre édi­teur, et trou­vé une petite mai­son plus anci­enne. Ils sont plus longs à la pro­duc­tion mais ça nous va. Nous pub­lions main­tenant de façon hebdomadaire.

Le dernier numéro d’Azadiya Welat, en photocopie.

Dis­tri­b­u­tion du dernier numéro…

« Notre peuple doit pouvoir lire les informations dans sa langue. »

Que pub­liez-vous ?

Notre jour­nal papi­er est heb­do­madaire, mais nous pub­lions quo­ti­di­en­nement sur notre site Inter­net. On peut y trou­ver de l’ac­tu­al­ité en con­tin­ue, et dans le jour­nal heb­do­madaire, nous pub­lions plutôt des reportages, des dossiers spé­ci­aux, des arti­cles d’analyse et des chroniques. Nous essayons aus­si de relay­er la parole des femmes.

Actuelle­ment nous tra­vail­lons égale­ment sur un pro­jet de jour­nal numérique. Nous nous efforçons de trou­ver des solu­tions pour con­tin­uer à faire vivre et amélior­er notre pub­li­ca­tion, fruit d’une tra­di­tion de plus de trente ans. Le jour­nal­isme kurde n’est pas nou­veau et l’équipe n’est pas con­sti­tuée que de débutant.e.s sans expéri­ence de presse. Récem­ment, nous avons com­mencé à faire des vidéos. Nous avons aus­si essayé les pod­casts, mais ils n’ont pas eu beau­coup de succès.

Etes-vous rémunéré.e.s ou bénévoles ?

Nous ne tra­vail­lons pas bénév­ole­ment. Tou.tes les col­lègues sont rémunérés mais d’une façon min­i­male, proche d’un bénévolat.

Une des jour­nal­istes présentes cor­rige la ques­tion : elle ne veut pas employ­er le mot « salaire » avec toutes ses con­no­ta­tions cap­i­tal­istes, mais plutôt un terme se rap­prochant de “indem­nité”.

Nous ne com­parons pas ces moyens avec ceux des autres médias, par­ti­c­ulière­ment avec la presse turque. Les travailleurs.ses de la presse perçoivent déjà des rémunéra­tions très bass­es, ici c’est encore moins élevé. Ça nous suf­fit pour sub­venir à nos besoins, a min­i­ma. Ce n’est pas l’ar­gent qui nous motive. Si c’é­tait le cas, nous tra­vail­le­ri­ons dans d’autres secteurs. Nous sommes animé.e.s par la déter­mi­na­tion de faire exis­ter, per­dur­er notre langue, notre peu­ple, notre culture.

Com­ment faites-vous pour cou­vrir tout.es les régions du Kurdistan ?

Nous n’avons pas de correspondant.e.s attaché.e.s, mais nous avons, on va dire, un réseau de rela­tions avec des jour­nal­istes sur place. Nous avons des auteur.e.s dans les qua­tre par­ties du Kur­dis­tan, Bakur, Rojhi­lat, Roja­va, Başûr, et un con­seil d’édi­tion où chaque zone est représen­tée. Cela est très impor­tant pour nous. Nous pou­vons recueil­lir les infor­ma­tions par ce biais.

En quelles langues publiez-vous ?

Kur­man­jî, zaza­kî. Nous voulons égale­ment inté­gr­er le soranî. Nous avons d’ailleurs entre­pris des ini­tia­tives, nous nous sommes entretenus avec des auteur.e.s qui écrivent en soranî. Mais le soranî nous pose un prob­lème sup­plé­men­taire, car cette langue ne s’écrit pas avec l’al­pha­bet latin. Nous n’avons pas encore résolu cette dif­fi­culté, mais la volon­té est bien présente.

(une autre per­son­ne ajoute)
Notre équipement et l’in­stal­la­tion infor­ma­tique ne per­me­t­tent pas l’u­til­i­sa­tion de l’al­pha­bet arabe, le prob­lème est surtout là.

(la pre­mière per­son­ne continue)
Donc actuelle­ment nous pub­lions, essen­tielle­ment en kur­man­jî, nous avons aus­si une page en zazakî.

Com­ment votre jour­nal est-il dis­tribué, vendu ?

En ce qui con­cerne la ver­sion papi­er, nous nous efforçons de l’en­voy­er partout au Kur­dis­tan. On le trou­ve aus­si dans les grandes métrop­o­les turques, comme Istan­bul, Izmir, Ankara, Mersin, Adana, pour les Kur­des qui y vivent… La ver­sion numérique est lue depuis tous les pays où les Kur­des résident.

Avez-vous des abonné.e.s aux quel.le.s le jour­nal papi­er est envoyé ?

Oui, en fait, je par­lais “d’en­voy­er”, il s’ag­it juste­ment des abonné.e.s. Nous ne l’en­voyons pas aux dis­trib­u­teurs, car ils nous posent des dif­fi­cultés. Ils ne nous dis­ent pas directe­ment “nous ne ven­drons pas votre jour­nal”, mais nous deman­dent de l’ar­gent pour ven­dre, car ils savent que débours­er ces frais sup­plé­men­taires nous met­trait en dif­fi­culté. C’est un moyen de blocage.

Ce prob­lème exis­tait déjà à l’époque du jour­nal Azadiya Welat qui se vendait d’ailleurs très bien et avait un tirage impor­tant. Nous n’é­tions pas payés avant de dépass­er les 3000 exem­plaires ven­dus, et tous les mois 10 000 exem­plaires étaient don­nés aux vendeurs. Lorsqu’on cal­cule sur une année entière, cela représente un sérieux bud­get, comme 1,5 tril­lions de livre turc de l’époque, sans qu’on puisse ren­tr­er un seul cen­time… Mais à l’époque nous préféri­ons mal­gré tout pass­er par les dis­trib­u­teurs, avec pour seul objec­tif que le jour­nal puisse entr­er dans les pris­ons… Car les pris­ons refusent les jour­naux qui ne vien­nent pas de distributeurs.

Actuelle­ment, avec nos moyens et con­di­tions lim­ités, il nous est impos­si­ble de tra­vailler avec les distributeurs-vendeurs.

La presse kurde a sou­vent dû être dis­tribuée clan­des­tine­ment, inter­dite par les autorités turques qui refu­saient caté­gorique­ment l’ex­is­tence de la langue kurde, notam­ment dans les années 90. Le court-métrage Çerx, sor­ti en 2021, rap­pelle par exem­ple l’his­toire des “petits généraux” de Musa Anter, ces adolescent.es qui au péril de leur vie dis­tribuaient en cachette les jour­naux tels que Özgür Ülke. Plus récem­ment, en 2014, Kadri Bağ­du est assas­s­iné à Adana dans le quarti­er pop­u­laire majori­taire­ment kurde où il réside et s’oc­cupe de la dis­tri­b­u­tion de Azadiya Welat. Deux mil­i­tants de daech revendiquent le meurtre, mais il est dif­fi­cile de ne pas y voir l’om­bre des ser­vices secrets turcs. Des dizaines de mil­liers de per­son­nes assis­teront à ses obsèques.

Kadri Bağdu Azadiya Welat

Kadri Bağ­du

« De fait, notre journal joue également un rôle de formation, pour le réapprentissage de la langue et du métier de journalisme. »

Qui lit Xwe­bûn ?

(Ils rient)
Tou.te.s celles et ceux qui savent lire la langue kurde…

(une autre personne)
Mais peu nom­breuses sont les per­son­nes qui savent lire le kurde.

(il con­tin­ue)
Oui, mais c’est nor­mal, parce qu’il n’ex­iste pas d’en­seigne­ment en kurde. Pas d’é­cole ni rien… Nous apprenons notre langue de nos par­ents, en famille, d’une façon orale. Nous essayons de l’ap­pro­fondir plus tard. Nous n’avons pas accès à la lec­ture et à l’écri­t­ure en kurde, dans aucune des étapes du par­cours sco­laire, ni à la mater­nelle, ni au pri­maire, ni au col­lège, ni au lycée, ni à l’université.

Le fait de pro­duire un jour­nal dans une langue pour laque­lle il n’ex­iste pas d’en­seigne­ment, pose des dif­fi­cultés spé­ci­fiques, sup­plé­men­taires. Par exem­ple, je voudrais exercer le jour­nal­isme dans ma langue mater­nelle, je viens ici, je dois appren­dre d’abord et à nou­veau ma langue… J’es­saye de me for­mer en jour­nal­isme, ensuite. De fait, notre jour­nal joue égale­ment un rôle de for­ma­tion, pour le réap­pren­tis­sage de la langue et du méti­er de jour­nal­isme. Je peux citer encore une fois l’ex­péri­ence du jour­nal Azadiya Welat. Des dizaines de jour­nal­istes et d’auteur.e.s ont été formé.e.s dans ce jour­nal. D’in­nom­brables auteur.e.s qui ont pub­lié des livres, des recueils de poèmes vien­nent de Azadiya Welat. Il a joué un rôle important.

En tant que Xwe­bûn, nous avons un pub­lic. Notre souhait, notre objec­tif est de l’élargir…

Com­ment procédez-vous pour écrire, pour utilis­er une langue com­préhen­si­ble par toutes et tous ?

C’est une ques­tion dif­fi­cile. (Ils rient). Parce que depuis des années nous recevons des cri­tiques. “Nous lisons le jour­nal, mais nous ne com­prenons pas tout” dis­ent les lec­tri­ces et lecteurs. Comme je le dis­ais, lorsqu’il n’y a pas d’en­seigne­ment en langue mater­nelle, c’est dif­fi­cile… En Turquie, la langue dom­i­nante est le Turc. Nous avons quelques médias, or en turc, il existe des dizaines de jour­naux, des dizaines de chaînes télévisées, d’a­gences d’in­for­ma­tions… Mais en vérité, si tu apportes un jour­nal en turc quel­conque, pour le faire lire à un vil­la­geois au cœur de l’Ana­tolie, lui non plus, s’il n’a pas été cor­recte­ment sco­lar­isé, il ne le com­pren­dra prob­a­ble­ment pas.

Nous essayons de sim­pli­fi­er le plus pos­si­ble la langue pour qu’elle soit facile­ment com­préhen­si­ble. Mais cela éveille une autre crainte en nous. Nous nous deman­dons si ain­si nous n’al­lons pas détéri­or­er notre langue, sans le vouloir… En voulant la sim­pli­fi­er, stan­dard­is­er, il ne faut pas la dégrad­er, c’est un équili­bre ardu. Mais nous avons pu sur­mon­ter pas mal de dif­fi­cultés, il existe un lan­gage rel­a­tive­ment défi­ni depuis Azadiya Welat. Celui-ci est util­isé par plusieurs jour­naux pub­liés en kurde. Cer­tains mots, expres­sions et tour­nures sont inté­grées ain­si à la langue par­lée et sont util­isés dans la vie quotidienne.

Craignez-vous la censure ?

A cette ques­tion, dont la réponse n’a pas été enreg­istrée, une des jour­nal­istes explique qu’ils font très atten­tion aux mots employés pour éviter la cen­sure, les procé­dures judi­ci­aires. Elle souligne toute­fois que cela con­stitue une forme d’au­to-cen­sure. Jusque là, le jour­nal est toléré par les autorités, mais jusqu’à quand ?

Le fait de pub­li­er en kurde per­met aus­si d’échap­per un peu plus facile­ment à la cen­sure, tout comme l’ex­plique un autre jour­nal­iste au sujet des pub­li­ca­tions sur Twit­ter, car l’État con­trôle d’un peu moins près les écrits en langue kurde. Il sait que de toute façon, ils sont lus par un pub­lic minori­taire. C’est avec toute ces pré­cau­tions que le jour­nal con­tin­ue à exis­ter mal­gré les difficultés.

Entre­tien réal­isé par Loez, en avril 2021
Pro­pos traduits par Naz Oke


Image à la Une : Xwe­bûn, la rédac­tion. (pho­to Loez)

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Loez
Pho­to-jour­nal­iste indépendant
Loez s’in­téresse depuis plusieurs années aux con­séquences des États-nations sur le peu­ple kurde, et aux luttes de celui-ci.