Kranich­stein est un quarti­er de la ville de Darm­stadt. Ici, les grand immeubles en béton qui s’élèvent sur plusieurs étages, sont comme agglomérés entre eux. Ce sont les pre­mières choses qui frap­pent l’oeil. Même les antennes satel­lites, clouées sur les fenêtres ou les bal­cons, et qui ressem­blent de loin à de grands plateaux, cla­ment sur le le champ, une nos­tal­gie pro­fonde et amère… Cet endroit, habité majori­taire­ment par des gens en prove­nance de Turquie, de Russie ou d’Afghanistan, offre à voir un paysage de camp, comme celui d’un ghetto.

Chaque fois que je tra­verse ce lieu, une peur hor­ri­fique me rem­plit. La vision des blocks en spi­rale, se trans­forme en deux énormes mains, m’at­trape à la gorge. Je suf­foque, je deviens Laareb et je meurs. Immé­di­ate­ment, Kranich­stein se mue en un cimetière.

Il n’y a pas longtemps, un 28 jan­vi­er 2015, à 1h07, Laareb Khan a envoyé à son amoureux, Raneel, ce dernier mes­sage : “Je ne peux plus dormir”.

Après ce mes­sage, elle n’au­ra plus que deux heures de vie, Lareeb. Cette nuit là, sans atten­dre l’au­rore, les mains de son père, trans­for­mé en bour­reau, se ten­dront vers le jeune et pré­cieux cou de Laareb, et lui pren­dront son dernier souf­fle de vie.

C’est ain­si que le tri­bunal d’É­tat de Darm­stadt se pen­cha, durant une longue péri­ode, sur l’af­fli­gent procès d’une famille pak­istanaise. Ce drame, qui démon­tre qu’au­cun autre vivant ne ferait ce que l’hu­main fait à l’hu­main, ne s’ef­fac­era jamais des mémoires.

Chaque fois que le mot Pak­istan est pronon­cé quelque part, se des­sine devant mes yeux l’im­age du voy­age d’une famille de qua­tre per­son­nes, qui, avec l’e­spoir d’une meilleure vie, se jette sur les routes de l’Eu­rope, qui s’é­ten­dent jusqu’à la mer d’O­man. Une famille qui ne ren­tr­era plus jamais. Des amas de pier­res obtureront toutes les routes, dans la soli­tude d’un père qui étran­gle sa pro­pre fille, et d’une mère qui reste spec­ta­trice, assise sur le bout du lit, dans un dés­espoir qui lui est enseigné, effacée, silencieuse…

Le Pak­istan ne fut-il pas un peu de ces march­es de sel aux pieds nus, ini­tiées par Gand­hi, con­tre l’ex­ploita­tion bri­tan­nique au cours des siè­cles, de ces quartiers pau­vres d’In­di­ens dont les doigts et les bras furent coupés, qui ne pou­vaient plus faire tin­ter le son des rou­ets ? De ces tach­es de sang indélé­biles, sur les pre­miers pas de la civil­i­sa­tion, qui s’é­tend sur l’Eu­rope, sur la soie, sur la poudre à canon, sur toutes sortes d’épices, et bien sûr sur les étoffes des Indes ?

Le Pak­istan, l’al­liance frater­nelle ini­tiée con­tre l’ex­ploita­tion, divisé en 1947, n’est-il pas sept années d’af­fron­te­ments sanglants, des dji­hads , des bombes, les mains de ceux qui ont tué, et furent tués ? N’est-il pas la fron­tière sem­blable à un long trait dess­iné par le sang, cette tresse bar­belée acérée qui divise même cer­taines maisons en plein milieu ?

Le Pak­istan… N’est-il pas devenu un de ces gens qui por­tent à leur cou comme de lour­des pier­res, les coups d’é­tat mil­i­taires, les con­flits internes l’ig­no­rance, la mis­ère, et tout ce qui peut exis­ter de réactionnaire ?

Voilà la famille Khan, par­mi toutes celles et ceux qui ont pris la route, depuis le tri­an­gle du dia­ble, niche des plus grands com­merces de drogues à tra­vers la mer Oman. Dans leur besace, il y a leur espoir, et leur seul livre, le Coran…

Allaient-ils être eux aus­si, comme les noix, solides, résis­tantes, por­teuses de mémoire, qui se sont ren­ver­sées des car­a­vanes sur des routes de la soie, et qui, en résis­tant au voy­age dans désert, à la chaleur et au froid, sont arrivées jusqu’en Europe où elles se se sont enrac­inés, multipliés ?

Ain­si ils sont venus des ter­res fer­tiles telles que le Cachemire, tra­ver­sant la mer d’O­man. Ils ont demandé asile en Alle­magne. Leur sort fut les blocks ghet­to de Kranich­stein de Darm­stadt. Ici, c’é­tait plus viv­able que là-bas. Les bombes n’y explo­saient pas. Il n’y avait pas d’af­fron­te­ments dji­hadistes. Car les bombes d’i­ci explo­saient sur d’autres peuples…

Le père Azadul­lah Khan, 52 ans, était désor­mais employé de net­toy­age, et la mère, Shazia, 41 ans, elle, ne tra­vail­lait pas. C’est ici que Laareb et sa petite soeur Neda ont gran­di, ont pris forme.

Laareb fai­sait un appren­tis­sage auprès d’un den­tiste, elle voulait être tech­ni­ci­enne. Elle ressem­blait à un jeune noy­er de 19 ans. Elle allait résis­ter, éten­dre ses racines, elle ne serait pas comme sa mère, camarde, effacée, dépen­dante de son homme… La soeurette Neda avait gran­di, atteint ses 14 ans, elle étu­di­ait, elle aussi.

Lareeb était belle. Elle avait des cheveux très noirs, des yeux purs, et des espoirs dif­férents du des­tin de sa mère. Elle aimait un jeune alle­mand. Raneel apparte­nait à un autre peu­ple, à un autre groupe de croy­ance, mais pour Lareeb, ce n’é­tait aucune­ment obsta­cle devant l’amour… Même si des règles strictes, religieuses, prim­i­tives et arriérées rég­naient à la mai­son, dehors, Lareeb était libre…

Les derniers jours de l’an 2014… Une nou­velle année apporterait des espoirs nou­veaux, de nou­veaux voeux. Tout Kranich­stein était orné de lumières de Noël.

Un matin, Shazia, sa mère, trou­va une let­tre offi­cielle dans la boîte aux let­tres. Elle prove­nait de la police de Darm­stadt, et annonçait que Laareb avait été attrapée dans un cen­tre com­mer­cial, en délit de vol, d’un préser­vatif, et appelait alors à un rendez-vous.

A par­tir de là, pour la famille, com­mencèrent les jours dra­ma­tiques. Le père fut infor­mé de la sit­u­a­tion, Lareeb empris­on­née dans la mai­son. La famille prit con­tact avec Raneel, lui pro­posa de se con­ver­tir en Islam et d’épouser leur fille.

Raneel n’ac­cep­ta pas.

La mort arrivait à petit pas, pour Lareeb, du côté de ses par­ents. Désor­mais, la mai­son était un champs de bataille. Une guerre où il n’y aurait que des perdants…

Lareeb ne dor­mait plus. Elle mour­rait à chaque instant.

Lors de la soirée d’hiv­er glaciale et effrayante du 25 jan­vi­er 2015, le père Azadul­laj pous­sa une chaise roulante dans l’as­censeur de leur haut immeu­ble. Le plan de cette hor­ri­ble action se réal­isa en présence de la mère Shazia.

Cette nuit du 25 jan­vi­er, à qua­tre heures du matin, la petite Neda dor­mait dans sa cham­bre. Et dans celle voi­sine, Laareb, pris­on­nière con­damnée à la mort vivait ses derniers moments. Le père Azadul­lah se rap­procha de sa fille, allongée sur son lit, endormie. Il lui fer­ma la bouche, pour qu’elle ne crie. Et pour éviter qu’elle se débat­te, il s’a­bat­tît sur lui de ses genoux, il blo­qua tout ton corps. La mère, au pied du lit, regar­dait s’é­couler l’in­stant mor­tel. Qu’est-ce qu’un souf­fle ? Lareeb mourut.

Le père reti­ra le pyja­ma de sa fille morte, et ordon­na à la mère de l’ha­biller. Elle vêtit le corps encore chaud de sa fille. Le père deman­da l’aide de la mère pour installer Lareeb sans vie sur la chaise roulante, apportée la veille. Ils arrivèrent à l’as­censeur ensem­ble. La mère, avec un para­pluie de couleur som­bre, cou­vrit la caméra de la cab­ine. Il descendirent jusqu’aux garages. A une dis­tance de 10 min­utes de leur domi­cile, ils aban­don­nèrent la dépouille de leur fille, sur un bord de route.

Ce fut alors, un hiv­er d’en­fer, froid et horrifiant.

Le lende­main, des gens en en prom­e­nade alertèrent la police. Un corps de jeune fille morte, jeté sur le bord de la route. L’as­sas­s­inée se nomme Laareb Khan, pakistanaise…

La mère et le père furent arrêtés, con­damnés à la per­pé­tu­ité. La petite Neda fut placée à la pro­tec­tion de l’en­fance, en institution. 

Durant l’au­di­ence, la mère et le père ont bais­sé leur regards et ont pleuré tous les deux. Le père, “je voudrais revenir en arrière, j’ac­cepte ma peine”, a‑t-il dit. La mère, lorsqu’à 13 heures, sa peine fut con­fir­mée, a san­gloté sous son foulard semi opaque : “je ne peux plus dormir”

La famille Khan, apparte­nait à la con­gré­ga­tion musul­mane Ahmad­diya, dont le slo­gan le plus impor­tant est “Liebe Für Alle, hass für keinen” : “L’amour pour tous, la haine pour per­son­ne”.

Une phrase qu’on croise fréquem­ment, surtout sur des vit­res de taxi.

Chaque fois que je vois cette inscrip­tion, je veux mendi­er pour Laareb. Ouvrir ma paume et mendi­er, “S’il vous plait, un peu d’amour pour Lareeb”.


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Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.