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Sanatatak a pub­lié le 29 octo­bre 2020, en turc, ce bil­let co-rédigé par M.Wenda Koyun­cu et Seval Dak­man, cura­teurs de l’ex­po­si­tion de Zehra… Kedis­tan vous en livre la traduction.

Gay­a­tri Spi­vak1, avait-elle rai­son, en dis­ant que les hommes atten­dent des femmes qu’elles imi­tent leurs souf­frances ? Dans sa pre­mière expo­si­tion per­son­nelle post-incar­céra­tion qui se déroule à Kıraathane, Zehra Doğan, en re-décrivant à nou­veau, le “dégoutant”, réu­nit les recherch­es esthé­tiques et for­ma­tives authen­tiques et emprun­tées aux pra­tiques féministes.

Görülmemiştir” — Non vu

L’ex­po­si­tion Görülmemiştir2 se con­stitue des oeu­vres créées par Zehra Doğan entre les années 2016–2019, lors de la péri­ode qu’elle a passé dans divers­es pris­ons. Elle offre à voir au pub­lic, les douleurs de l’ex­is­tence de Zehra en tant qu’artiste femme kurde, sa pas­sion de créa­tion, la causal­ité de la rela­tion que l’artiste bâtit avec le matériel. Ain­si per­met-elle de faire à par­tir des sym­bol­es, la lec­ture d’une Zehra invisible.

La pas­sion de créa­tion de l’artiste prend forme avec des matéri­aux du quo­ti­di­en, et l’in­stru­men­tal­i­sa­tion de toutes ses pro­pres sources cor­porelles. Dans les con­di­tions car­cérales, elle pro­duit ses oeu­vres, avec des matéri­aux très lim­ités sous la main ; par­fois sur des tis­sus ornés par sa mère pour elle de l’art tra­di­tion­nel des ter­res kur­des, sur des draps, robes, servi­ettes, mou­choirs, en util­isant les couleurs des fruits, du thé, du café, des déchets, déjec­tions, urine et sang men­stru­el, avec comme out­il, quelques crayons et pinceaux con­fec­tion­nés avec ses pro­pres cheveux.

L’artiste trans­forme avec un esprit col­lec­tif, les matéri­aux obtenus, por­tant le cachet “görülmüştür” (vu, approu­vé) de l’ad­min­is­tra­tion de la prison, en des oeu­vres inédites (non vues), et les portes s’en­trou­vrent vers le monde que nous n’avons “jamais vu” des “choses” que nous pen­sons avoir vues.

Dans l’ex­po­si­tion, con­sti­tuée de qua­tre cham­bres, chaque pièce invite les vis­i­teurEs à un voy­age vers un monde de ressen­tis different.

Musallat” — Obsédant

La pre­mière pièce entrou­vre la porte du monde intimiste de Zehra. L’artiste, con­sciem­ment, ren­verse toutes les fron­tières con­sid­érées sociale­ment comme “intimes”. Même si le sang, qu’elle utilise comme matériel en prison, rap­pelle la tragédie de la pas­sion d’écri­t­ure du Mar­quis de Sade qui coupa ses doigts, Zehra crée, non pas avec le sang de ses doigts, mais avec son sang men­stru­el, sym­bole de genre. Elle représente ain­si son exis­tence, en tant qu’artiste femme kurde, et sans per­dre son fémin­isme. A tra­vers ses oeu­vres, elle rend son corps obsé­dant pour le monde machiste, tout comme les fan­tômes de Der­ri­da.

Zehra Dogan

Pause cig­a­rette dans la cour. Zehra Doğan.
pho­to : Emre M. pour Kedistan

Zehra, en don­nant forme à ses oeu­vres, trans­forme son corps en un instru­ment, des­sine la zone des choses qui peu­vent arriv­er seules aux femmes. Ce qui car­ac­térise la douleur est le fait qu’elle ne puisse être exprimée ; pour être com­prise elle doit être objec­tivée. Si dans des con­di­tions d’im­pos­si­bil­ités, le matériel que vous pou­vez attein­dre n’est autre que les flu­ides “dégoutants” de votre corps, la vio­lence poli­tique peut-elle être définie sur la carte des dif­férences de genres ?

Le corps de l’artiste, est donc devenu con­sciem­ment obsé­dant aux sym­bol­es, et, à la fois à l ‘intérieur et à l’ex­térieur, obsé­dant au pou­voir machiste. Un champ où vous ne pou­vez plus fuir affec­tive­ment d’une réal­ité que vous évitez ver­bale­ment est par­ti­c­ulière­ment effi­cient. Et il dévis­age les vis­i­teurEs, comme un des plus frap­pants exem­ples témoignant de la nature affec­tive de l’art. Le sang men­stru­el, dans la même voie, en tant que sym­bole lais­sé hors du verbe, de la réal­ité authen­tique appar­tenant à la femme, est choisi con­sciem­ment comme  état maladif.

Maraz” — Maladie

Lorsque Gay­a­tri Spi­vak dis­ait que les hommes atten­dent des femmes qu’elles imi­tent leurs souf­frances, elle avait rai­son. Dans le tra­vail de Zehra, “le matériel dégoû­tant” hante les douleurs for­ma­tives et esthé­tiques, et il est authentique.

zehra dogan

Dans les années 1970, les artistes fémin­istes redéfinirent l’art comme art abject, à tra­vers des oeu­vres créées avec les flu­ides cor­porels, afin d’ef­fon­dr­er la per­cep­tion de beauté du corps de la femme exis­tante dans l’art dom­iné par le lan­gage machiste. En par­tant de la notion “abject” de Julia Kris­te­va, et en pro­duisant de l’art avec les flu­ides cor­porels “dégoû­tants” de la femme, elles entre­prirent la con­struc­tion d’un nou­veau lan­gage appar­tenant à la femme. A tra­vers l’art abject, tout en soulig­nant les dif­férences biologiques, avec les matéri­aux util­isés, elles s’op­posèrent aux car­ac­téris­tiques cul­turelle­ment codées comme appar­tenant à la femme, telles que “déco­ratif”, “ama­teur”, “mineur”, “sen­ti­men­tal”. Elles se sont dirigées vers des expres­sions artis­tiques, des analy­ses cul­turelles, avec une approche déconstructiviste.

Les artistes fémin­istes util­isèrent ain­si, dans les oeu­vres qu’elles définis­sent comme art abject, le sang men­stru­el con­sid­éré dégoû­tant, d’une façon con­sciente. Au niveau du lan­gage, par­al­lèle­ment à l’usage de la pho­togra­phie, la vidéo, les hap­pen­ings, elles com­mencèrent égale­ment à utilis­er leur pro­pre corps. Des for­ma­tions  pra­ti­quant l’art cor­porel, comme Fluxus, les hap­pen­ings réal­isés dans l’e­sprit Dada, se pour­suivirent en lien avec l’art con­ceptuel. Des artistes avant-gardistes de leur époque, comme Cindy Sher­man, Sarah Lucas, Car­olee Scheen­e­man, Miri­am Schapiro créèrent avec des déchets, et cela fut un choix volon­taire de matéri­aux, util­isés dans leur ate­lier et lors de leurs performances.

Même si les oeu­vres de Zehra présen­tées dans cette expo­si­tion, parais­sent au pre­mier coup d’oeil comme ayant un con­tact avec ces artistes fémin­istes des années 1970, Zehra nous entrou­vre toute une autre porte.

Zehra se sépare de ces artistes avec lesquelles il serait pos­si­ble d’établir des simil­i­tudes dans leur tech­nique, par sa posi­tion fon­da­men­tale humaine. Zehra est pris­on­nière, elle est dému­nie du con­fort de préfér­er ou de choisir son matériel. Elle est donc oblig­ée de col­lecter, stock­er et préserv­er tout objet qui vient jusqu’à ses mains avec le tam­pon “görülmüştür”. Elle ne pos­sède pas d’ate­lier. Avec une atti­tude rigoureuse et résis­tante, elle doit faire apporter cha­cun des objets inno­cents qui lui sont procurés par sa mère, ses codétenues, ses amiEs de loin, ses avo­cats. Les objets col­lec­tés pren­nent une iden­tité col­lec­tive. Le désir de créer de Zehra est une machine qui crée seule la réal­ité. Le désir de pro­duire sans cesse, avec les matéri­aux qu’elle peut attein­dre, est un état d’être (d’ex­is­ter). 

Psişik tutkal” — La glu psychique

L’in­té­gral­ité des oeu­vres de Zehra por­tent la trace des per­son­nes qui se trou­vent dans son monde. Les matéri­aux qu’elle utilise rap­pel­lent les mar­ques de la cul­ture des ter­res kur­des. Dans le même temps, elle por­tent les traces du manque, non seule­ment dans le con­texte de créa­tion, du aux con­di­tions d’emprisonnement, mais aus­si dans celui du domaine eth­no-cul­turel. Bien qu’elle décide elle-même, de for­mer le matériel obtenu dans des con­di­tions lim­itées, les oeu­vres réal­isées avec celui-ci, sont le fruit d’un tra­vail col­lec­tif. Bien que Zehra réalise la con­cep­tion artis­tique, ces oeu­vres pro­duites avec la sol­i­dar­ité des femmes, de l’in­térieur ou de l’ex­térieur, sont comme la genèse d’une mémoire his­torique et sociale com­mune. Ces oeu­vres con­stituent, entre toutes les femmes présentes dans toutes les phas­es de la sol­i­dar­ité, la mère de Zehra, les codétenues, les amies, dans un espace appar­tenant aux femmes, une glu psy­chique entre les esprits. C’est pour cette rai­son, que ces oeu­vres pro­duites avec usage de toutes sortes de matéri­aux con­sid­érés comme “déco­rat­ifs”, “mineurs” ou “arti­sanaux”, sur lesquels les femmes qui s’ap­puient l’une sur l’autre, qui renais­sent des mil­liers de fois l’une de l’autre, qui vom­is­sent le pou­voir patri­ar­cal maintes et mainte fois, regar­dent en plongeant leurs yeux grands ouverts dans les yeux des vis­i­teurEs ; et que ces oeu­vres sont des images de la résis­tance face à la vie, des dizaines femmes ayant bâti entre elles, un pont psy­chique. Dans un domaine qui ne s’ex­prime pas ver­bale­ment, c’est l’im­age d’un espace où elles se réfugient les unes vers les autres, elles sont sans per­son­ne, mais à la fois tout le monde, et elles s’ag­glomèrent par leur esprit, comme avec une puis­sante glu.

Hiza” — Rang

Des esprits qui se rassem­blent en dépas­sant les notions de temps, de lieu, comme une glu psy­chique. Est-il pos­si­ble de faire ren­tr­er dans le rang, cette sol­i­dar­ité ? Sans met­tre de coté les con­di­tions d’une géo­gra­phie, unE artiste (un être) qui est assiégéE, misE en étau cul­turel et pressé de normes de genre, peut-il/elle sor­tir d’un chemin som­bre comme une impasse, en pro­duisant de l’art, et en résistant ?

M.Wenda Koyun­cu et Seval Dak­man


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