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A la base d’un génocide, il y a “l’autre”, celui qu’on désigne par croix sur des portes, quand on daigne accepter son existence pour mieux l’éliminer. Quand cet “autre” est inclu dans une politique d’état, né lui même sur le déni d’un génocide, la haine, l’exclusion deviennent instruments du pouvoir.
Hanna Arendt, dans ses écrits contestés sur “La banalité du mal” dit : “… tous les gouvernements, même les plus autocratiques, même les tyrannies, ‘reposent sur le consentement’, et l’erreur réside dans l’équation entre consentement et obéissance. Un adulte consent là où un enfant obéit…” Là donc où le consentement naît d’une névrose nationaliste entretenue depuis l’enfance, et ravivée à chaque occasion dont le pouvoir a besoin, névrose qui cimente un consentement national officiel, la turcité, “l’autre”, s’il revendique son existence, est combattu et effacé.
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“Dans ces contrées montagneuses à la nature difficile, des hommes et femmes maldégrossis, avançant dans la neige, firent des bruits de pas sur la neige” dit la légende nationaliste turque. “Qqqrrrttt, qqqrrrtttt… Et c’est ce bruit qui est devenu le mot Kurde”.
Cela dure depuis des années. La langue kurde n’existe pas. Eventuellement, pour les plus tolérants, le Kurde serait un dialecte du Turc, un patois de la montagne. D’ailleurs le Kurde n’existe pas non plus. Alors comment voulez vous qu’une langue appelée Kurde puisse exister ?
Si le Parti démocratique des peuples en Turquie (HDP, qualifié par nos médias occidentaux, à tort et d’une façon réductrice “pro-kurde”) met la langue maternelle, au coeur de toute ses activités et revendications, c’est parce que fondamentalement, un humain pense et vit dans sa langue, avant que de s’ouvrir à d’autres et parfois y exceller aussi, tout en restant lui-même. Nier sa langue, c’est le condamner à l’inexistence en tous domaines.
Passons sous silence les noms d’innombrables médias et journaux fermés, livres interdits, films censurés, auteurEs, cinéastes, artistes, intellectuelLEs poursuiviEs pour cause de “langue”, Kurde, ou d’ailleurs toute langue autre que le Turc. Ne parlons pas d’associations, chambres de métiers, et du peu d’école proposant l’enseignements en Kurde (pendant le court moment du processus de paix) ni de la fermeture des crèches kurdophones liées aux mairies kurdes, après l’affectation d’administrateurs à la place des co-maires kurdes emprisonnéEs…
Les agressions racistes envers les Kurdes n’ont jamais cessées en Turquie, et avec l’ambiance nationaliste actuelle, prennent encore plus d’ampleur. Juste quelques exemples récents…
Ils avaient parlé en Kurde…
Ekrem Yaşlı blessé, Şirin Tosun tué, Kadir Sakçı tué et son fils gravement blessé…
Le 15 octobre dernier, à Çanakkale, un homme de 74 ans, Ekrem Yaşlı qui parlait avec son épouse hospitalisée, a été attaqué à l’hôpital parce qu’il parlait en Kurde. Le proche d’un autre patient lui avait signalé qu’il était en Turquie et devait parler en Turc. Se sentant agressé, Ekrem Yaşlı a voulu appeler la sécurité, l’auteur l’a alors frappé sur sa tête avec une bouteille de soda. Après avoir cassé la bouteille sur la tête de la victime, il l’a agressé avec la bouteille cassée. L’avocat de la famille affirme qu’il n’a encore reçu aucune information sur le dossier, et ni même sur une quelconque garde-à-vue ou interrogations de l’agresseur… Eren Keskin, son avocate et présidente de l’IHD (Association des Droits de l’Homme), a annoncé hier, que la plainte est classée sans suite.)
En septembre 2019 un jeune kurde de 19 ans, Şirin Tosun, qui s’était rendu à à Adapazarı avec sa famille, pour travailler comme saisonnier à la cueillette de noisettes, a été victime de lynchage par six personnes. Le 13 octobre dernier, il a succombé à la balle qu’il avait prise dans la tête, après 50 jours de coma. Eren Keskin, son avocate, annonce qu’un dossier judiciaire est ouvert, mais le bureau de procureur n’a pas encore préparé l’accusation.
En fin d’année 2018, à Sakarya c’est Kadir Sakçı (43 ans) et son fils de 16 ans, qui sont pris pour cible. Le père a été tué, le fils gravement blessé. Selon les témoignages, H.U. l’auteur, aurait demandé au père et fils qui parlait entre eux en Kurde, “Etes-vous Kurdes ou Syriens ?”. Ils répondirent “Nous sommes Kurdes”. Sur ces paroles, l’auteur a dégainé le pistolet qu’il portait à la ceinture, et a tiré en clamant “Je ne vous aime pas !” La préfecture de Sakarya a déclaré “l’incident n’est pas de nature raciste”. Celle-ci est portée vers la Justice.
En ville, au village, au travail, dehors ou en prison…
Bedran Sevgat écrit dans son livre “La geôle de Diyarbakır” :
“Ma mère qui ne connait pas un seul mot en turc, était venue en visite. Un gardien attendait près de moi, un autre près d’elle. Si je prononçais un mot en kurde, ils risquaient de me tabasser devant les yeux de ma mère, si elle parlait en kurde, ils mettraient fin à la visite. Ayant déjà fait l’expérience, nous le savions, nous échangions alors juste des regards, en silence. Elle pleurait, je la regardais sans dire un mot.”
Zülfikar Tak, qui a dessiné et archivé les tortures pratiquées dans la prison de Diyarbakır dans ces années 80, nous racontait aussi l’interdiction concernant la langue…

A droite en haut de l’image : “Parle en turc, parle plus longtemps”
Même si “l’obligation de parler en turc” pendant les visites dans les prisons a été supprimée en 2009, les prisonniers ont régulièrement des sanctions disciplinaires telles qu’interdiction de correspondance pendant des semaines, par exemple, “pour avoir chanté en Kurde”, comme Zehra Doğan, artiste, journaliste kurde, l’écrit dans son livre de correspondances de prison “Nous aurons aussi de beaux jours”.
Passant par l’hôpital
Le 30 septembre dernier, sur le journal Duvar, İrfan Aktan a publié un article, exceptionnellement et symboliquement en Kurde pour partager une de ses expériences récentes, vécu en accompagnant Zehra, une femme 60 ans de Yüksekova, qui vient se faire soigner en ville.
La toubib nous dit que tante Zehra doit être soignée. Très bien ! Mais elle dit aussi qu’elle ne peut pas hospitaliser la patiente, “parce que celle-là n’a pas de langue” !!!
Nous laissons Zehra, qui se tord de douleur dans la salle d’auscultation, et passons dans la salle attenante, où se trouvent les assistants. Je lui dis “Docteur, Zehra a une langue, mais vous ne la connaissez pas”. Elle me répond d’abord “Comme elle vit en Turquie, elle est obligée de parler le Turc”.
(…)
En prenant sur moi, je lui dis qu’elle est médecin et doit donc exercer certaines responsabilités légales et éthiques, que Zehra pourrait parfaitement être une femme muette et esseulée, mais que cette situation ne devrait pas être une raison pour qu’elle ne puisse pas être hospitalisée. Si je lui disais que je suis journaliste et que je vais l’afficher, ou que j’enverrais des menaces de dénonciation, je lui ferais certainement peur, mais cette fois, je gâcherais toute possibilité de soigner Zehra… Au mieux, Zehra serait hospitalisée, mais renvoyée chez-elle après un “soin” bâclé…
Je répète à cette doctoresse, qui rabâche avec insistance et détermination, “celle là n’a pas de langue”, que Zehra a une langue, et que cette langue s’appelle le Kurde, et qu’elle n’est pas obligée de savoir parler le Turc, et que l’Etat devrait mettre à disposition dans tous les hôpitaux des traducteurs en langues kurde, arabe, perse et anglaise.
Lire l’article “Tante Zehra a une langue”
Le terreau nationaliste, raciste et haineux de l’autre, existant déjà dès la fondation de la République turque, la turcité oblige, entretenu tout au long de l’histoire de la jeune république, ne se cache jamais, et devient ultra visible, et brandi tel le drapeau, en tant de conflit. Le conflit est construit sur ces fondations nationalistes, militaristes, machistes et xénophobes… Les populations bercées dès petit âge dans le sacré de la patrie, nation, drapeau et de surcroit religion d’Etat, sont mûres, pour saluer avec fierté toute action belliqueuse menée soi-disant en leur nom.
Rien d’étonnant de voir alors, les footballeurs turcs faisant le salut militaire au match France — Turquie. Rien d’étonnant qu’une vague de salutation militaire gagne les réseaux sociaux.
Qui saluerait mieux que d’autres ? Ministres, politiques, artistes, speakerines, mannequins, sportives, mais aussi simples citoyens, personnel d’entreprises privées ou encore celui de Turkish Airlines, écoliers, petits enfants rendant hommage à la guerre d’un salut militaire… Dans la panoplie des mosquées où l’opération militaire est célébrée avec la lecture de la sourate Al-Fath, (qui évoque la victoire de la tribu de Mahomet sur leur ennemi, victoire attribuée à leur soumission à Allah tout autant qu’à la mécréance de leurs adversaires), il y a même eu un imam qui a fait la prière en mode commando camouflage, invitant ses ouailles au salut militaire… L’alliance du nationalisme et tapis de prière.
Le Ministère de la défense, sentant le bon filon, a ouvert une campagne de soutien de l’armée sur les réseaux sociaux avec le hashtag #MehmetçiğeSelamGönder (Envoie un salut au Petit Mehmet).
Et pendant ce temps là, dans toute la Turquie, des dizaines de comptes sur les réseaux sociaux ont été objet d’enquête pour leurs partages critiquant l’opération “source de paix”. Les propriétaires de certains comptes ont été arrêtéEs. Il y a seulement quelques jours, Fatih Gökhan Diler, rédacteur en chef du site d’information diken.com.tr, et Hakan Demir, responsable d’Internet du quotidien Birgün, ont été mis en garde-à-vue, puis libérés, sous contrôle judiciaire. Les deux éditeurs sont poursuivis pour “incitation à la haine” et “propagande terroriste”. Le 19 octobre, avant hier, c’était le tour de Nurcan Baysal, défenseure de droits et journaliste kurde. Elle annonçait sur Twitter : “A 5h30 ce matin, 30, 40 policiers armés ont fait une descente chez moi et m’ont demandée. Actuellement à l’étranger, je ne suis pas arrêtée, mais mes 2 enfants sont terrifiés. Il n’y a aucune trace des droits de l’homme en Turquie. Mais quel qu’en soit le prix, je continuerai ma lutte pour les droits de l’homme et la paix !”.
Fort heureusement il reste encore des gens qui appellent une guerre, “une guerre” et osent revendiquer la “paix”. Il en reste. “Toutes et tous des terroristes” ? Bien sûr…
Un air connu ?
Lorsqu’on regarde de près les outils de propagande, spectacles grand public, on observe que la cohérence est intégrale. Le clip ci-dessous est réalisé avec la participation d’artistes très connuEs, appeléEs ironiquement “le chœur du palais”. Il est offert à la gloire de l’armée turque, pour célébrer l’opération d’invasion, dit “la source de paix” menée en Syrie.
La chanson dit : “Les mères accouchent des lions, les pétrissent avec amour de Patrie. Le courageux est façonné ainsi, devient rempart pour sa Nation. Mon Mehmet frappe au front, rend le monde petit à l’ennemi. [Pour] que la tristesse ne tombe dans son cœur, la prière de la Nation suffit.”
Savourez donc…
Mais…
Mais il s’avère dès sa sortie que cette chanson qui a été annoncée avoir été “composée” par İbrahim Kalın, est en réalité, une chanson traditionnelle kurde “Hozan Kawa Zeryam Nişan Kırın” (Quand ils ont fiancé ma blonde). Elle est interprétée par différents artistes dont une version figurait déjà, il y a 20 ans, dans l’album du chanteur kurde Murat Bektaş…
C’est une chanson d’amour… “Quand ils ont fiancé ma blonde, ils ont réouvert ma plaie. Ils l’ont rempli de sel, aucun remède n’a suffi. C’est le soucis de coeur que faire ? Les coeurs sont en pierre, pas de remède. L’amour ne disparait pas du coeur. Que deviendrons nous ?”
Les chansons kurdes volées ainsi, relancées avec des paroles en turc, comme chanson turque ne sont pas d’un nombre négligeable. Tout comme les chansons d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres langues confisquées et revendiquées…
Les éluEs et électeurs n’existent pas non plus
Le juge a demandé à Remziye Yaşar, Co-maire de Yüksekova, et mise en garde-à-vue le 15 octobre pour avoir partagé sur son Twitter une citation de Tolstoy. ‘La guerre n’est pas une fête à célébrer avec des trompettes. Son paysage est du sang, la mort” avec le hashtag #SavaşaHayır (non à la guerre) “Quel était exactement votre propos ? Quelle est votre opinion sur l’opération de plan de paix que les forces de sécurité de notre pays ont commencé ? Exprimez-vous.”
Quant à İrfan Sarı, il fut mis en garde-à-vue le même jour que sa Co-maire de Remziye Yaşar, et son partage sur Twitter était “Peu importe a qui appartiendra la victoire, chaque balle trouvera le coeur d’une mère… Non à la guerre !”.
Les deux co-maires éluEs le 31 mars, avec 66% des votes ont été relevéEs de leur fonction et remplacéEs par des administrateurs. Le même jour, Cihan Karaman, co-maire de Hakkâri, Semire Nergiz et Ferhat Kut, les co-maires de Nusaybin, ont été également arrêtéEs et remplacéEs par des administrateurs… Tout comme les co-maires de Diyarbakır, Mardin et Van, arrêtéEs et remplacéEs il y a deux mois.
Ainsi, les votes que la population de ces trois villes ont mis dans les urnes le 31 mars, ont été valable pendant 4 mois. Et ceux de Nusaybin et Yüksekova, pendant 6 mois…
En écrivant ces lignes, nous apprenons qu’aujourd’hui même, les co-maires HDP, de quatre autres localités de majorité kurde, Kayapınar, Bismil, Kocaköy et Erciş ont été également relévéEs de leur fonctions et arrêtéEs… Depuis les élections du 31 mars, en totalité 12 mairies HDP ont été mises dans les mains d’administrateurs.
Même les voix kurdes n’existent pas…