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“Traverser les frontières” un article de Nabi Kımran, publié en turc, sur Duvar, le 23 juillet 2021
TRAVERSER LES FRONTIERES
Vous est-il arrivé d’être contraint de quitter votre pays ?
Moi, oui.
Ce 28 septembre 2011.
Nous avons pris la route à 06h00, depuis Istanbul. Autour de 09h00 nous étions parvenus dans le district d’Edirne. Nous y sommes restés une heure, et nous avons bu nos derniers thés dans notre pays. La voiture qui devait nous prendre est ensuite venue. En enlaçant mon ami de prison, une dernière fois, quelque chose s’est brisé en moi. Alors qu’il s’éloignait, c’était comme si le pays s’éloignait, partait avec lui…
Quinze, vingt minutes plus tard, la voiture que nous avions prise fut mise à l’abri dans des champs. Peu de temps après, la porte d’une fourgonnette qui nous a abordé s’est ouverte brusquement, et nous avons couru, nous sommes jetés dedans. Le véhicule, bien fermé de partout, est bourré de gens. L’air manque, une lourde odeur. Des regards perplexes, curieux, prudents, fatalistes, scrutant chaque nouvel arrivant. Une demie-heure plus tard, le véhicule s’arrêta près d’un buisson. “Allez, Allez, allez, dépêchez-vous!”. En courant, nous nous sommes jetés derrière le buisson. Nous sommes dans la boue jusqu’aux chevilles. On attendra ici, jusqu’au soir, puis on se donnera à Maritsa, la rivière.
Nous sommes 15. Majoritairement des Arabes, Kurdes et Yézidis de Syrie. Des Afghans, un azérie d’Iran, deux africains que j’imagine être du Soudan ou d’Ethiopie. Une femme kazakhe ou turkmène, mariée à un kurde. Ils ont aussi une petite fille, la mascotte du convoi.
Passer des frontières, cela se raconte-t-il facilement ? Non.
“Partis à 6h du matin, arrivés autour de 10h30, nous étions en train d’attendre avec 15 migrants clandestins, la tombée du jour”, etc… Et tout ce que nous avons laissé derrière ? Dans nos besaces, à part quelques misérables affaires, le poids affectif… Quitter son pays pèse lourdement, chers lectrices, lecteurs. A tel point que, pour gérer votre incendie, malgré votre inexpérience, vous osez même en écrire un roman. Moi, j’ai écrit. “Mekansız” ‚“Sans lieu”, (paru en turc aux Editions Kalkedon Yay). Je raconte le dernier jour au pays, d’une femme et d’un homme exiléEs. Je narre ce que les lieux traversés lors de leur voyage vers les frontières leur inspire, et dépeins cette traversée vers l’extérieur, comme un voyage intérieur…
Qui racontera alors, les histoires de toutes ces personnes avec lesquelles, derrière le buisson, nous avons attendu la fin du jour ? Qu’ont-illes laisséEs derrière, et qu’est-ce qui les attend ?…
Ce convoi partage visiblement un destin commun. La petite fille, une intuition spécifique à l’enfant, s’est adaptée à ces circonstances extraordinaires. Elle joue silencieusement. Elle nous a un peu ignorés, mais joue pourtant avec tout le monde, elle plaisante. Tout le convoi entoure ainsi l’enfant. Comme si elle était le liant de la compagnie, son âme, comme l’incarnation du partage de destin, de l’attachement à l’espoir.
Autour de 18h00, le soir. Freinage brusque. “Allez allez, allez, vite !”
Le jeunot de Trace essaie d’entasser les “passagers” avec leurs sacs sur les sièges avant et arrière. Avec les deux passeurs et le chauffeur, nous sommes 18. Ça ne passe pas ! L’homme fait allonger sur le ventre 5, 6 jeunes sur le plateau du pick-up, et tire la bâche par dessus. Nous, à l’intérieur, sommes transformés en noeud gordien, bravo à celui qui peut le défaire !
Il conduit si vite sur les sentiers de terre, les coudes, les genoux, les têtes des gens en noeud se percutent, tout le monde se blesse l’un et l’autre. Ne demandez pas pour ceux qui sont couchés sur le plateau ! En allant tout droit vers la rivière, vitesse maxi, on voit clairement la poussière laissée dans l’air par le fourgon de la gendarmerie. Le chauffeur dirige la voiture dans des buissons, avec un freinage soudain. L’enfant pleure pour la première fois. Personne n’a plus de force pour tenir, nous ouvrons les portes, et respirons un peu dans les buissons. Le passeur, qui nous a pris au village dans la matinée, nous avait prévenus : “frères, je vous en supplie, jusqu’à ce qu’on soit à l’autre côté, ne parlez pas en turc, ne brûlez ni vous, ni nous”. Nous nous taisons, sinon on aurait deux mots à dire à ce jeunot. La raison de l’avertissement est claire : on peut s’en sortir de l’activité de passeur, mais faire passer deux communistes recherchés est un fléau. Et chaque niveau du réseau ne fait pas confiance à l’autre. Celui qui nous a pris ce matin, sait que nous sommes des “politiques”, mais il ne fait pas confiance à celui qui nous laissera à la rivière. Il peut en effet, nous laisser au bord de la route sans pitié, ou encore, nous livrer à la gendarmerie. Car, d’une manière ou d’une autre, il recevra sa récompense, quand on “fermera les yeux” pour le prochain convoi… Depuis Sabahattin Ali1, la part qui revient aux communistes sur ces frontières, est bien connue.
Ce scénario ‑le danger de rencontre avec les gendarmes- s’est répété encore une autre fois. Finalement, le pick-up, à grande vitesse, nous a jetés sur les rives de la rivière. Arrivés sur le bord, deux passeurs qui avaient voyagé avec nous, ont commencé à gonfler deux bateaux pneumatiques, qu’ils ont sortis de leur sac à dos. Nous contribuons au gonflage à la pompe, à tour de rôle. Et nous sommes sur la rivière. Toujours avec les deux passeurs, à 17 personnes, nous nous sommes entassés dans les deux bateaux. J’attrape une des pagaies et j’ai commencé à ramer vers l’autre rive, indiquée par le passeur. En peu de temps, dix, quinze minutes, nous sommes arrivéEs en Grèce. Notre pays était désormais celui de l’autre rive…
Alors que nous traversions le remblai au bord de la rivière, nous avons aperçu un autre convoi de 15 personnes, en attente : des Chinois. (Mais peut être n’était-ce pas des Chinois. J’ai enregistré ce groupe, constitué de personnes aux yeux bridés, de petite taille, souriantes, qui ressemblaient à des lycéens, comme “Chinois”). Ils nous ont accueillis joyeusement. Peut être que l’apaisement d’avoir pu encore traverser une nouvelle frontière les avait égayés.
Pour la première fois, je parle avec le jeune passeur. “J’ai pensé que vous étiez muet” m’a-t-il dit, avec son peu de Turc. Un jeune, malicieux, du Kurdistan du sud. Şehnaz parle aussi le Kurde, on arrive à se comprendre. Une demie heure plus tard, le passeur nous demande de remonter dans les bateaux. Je lui demande “Pourquoi?”. Il répond, “frère, je dois vous dépêcher à 6h du matin à l’autoroute. Il y a des enfants, des vieux, on ne peut pas y être à pied”. C’est à dire ? Nous allons avancer en nous laissant dériver dans le courant de la rivière, puis nous allons marcher un peu. Il n’y a pas plus d’une semaine, les médias ont relayé la mort d’un jeune Afghan, tué sur la rivière, sous le feu ouvert par Frontex. Il n’y a rien à faire, nous allons nous laisser aller au fil de l’eau…
Pas la peine de ramer, la rivière nous amène à notre destination. Le rouge du couchant se reflète sur les eaux. Personne ne parle. Un calme parfait envahit le soir. Nous avançons durant une heure et demie. Et, avec le convoi des Chinois, quatre bateaux gonflables accostent sur le rivages, en Turquie ! Nous sommes à nouveau au pays. “Que fais-tu ?” dis-je au jeune. Il répond, “quelqu’un d’autre va venir”. Peu de temps après, une personne sort des buissons. Ils échangent quelques mots. Nous reprenons le voyage. Dix minutes plus tard, nous sommes ‑encore- sur l’autre rive. Jeux de frontières. Je demande au jeune “n’as-tu pas peur de te faire attraper ?”. “La Turquie n’est pas un soucis, frère” dit-il. “Le problème, c’est la Grèce”. Compris.
Rive grecque. Après une courte pause, nous nous remettons en route. Devant, le groupe chinois, cinq, dix minutes plus tard, notre convoi. L’obscurité est tombée et nous escaladons bientôt une montagne escarpée. Ceux qui tombent, ceux qui se relèvent, mon sac qui s’alourdit sur mon dos. (Le passeur de Trace nous avait menacé de ne pas nous prendre dans le pick-up moi et Şehnaz, si nous ne réduisions pas notre bagage à un seul sac. Nous avions même parlé avec l’homme “en turc”, quelques mots, “sans sac”, “avec sac”. Finalement nous avions jeté une partie de nos affaires, et bourré le reste dans un seul sac, et nous avions pu partir). Nous sommes tous autour de l’enfant et de sa mère. Lors d’une petite pause, la femme nous montre la bouteille en plastique dans la main de Şehnaz, puis l’enfant, dans ses bras. La petite est déshydratée. Şehnaz lui tend la bouteille tout de suite. La pauvre petite boit à grandes gorgées. Sa mère veut nous rendre la bouteille, on ne la reprend pas.
L’escalade se termine enfin. Nous voilà dans la descente, tombant encore, se relevant, dans l’obscurité absolue. Nous étions sur le point d’atteindre le plat, quand devant nous éclata une apocalypse ! Sirènes, gyrophares, néons rouges et bleus, projecteurs au dessus de nos têtes, léchant nos cheveux : le groupe de chinois qui nous devançait, était pris dans l’embuscade ! Notre convoi, s’est instinctivement retourné et nous avons déguerpi vers la montagne.
Je ne peux plus respirer et la fuite n’en finit pas. Pour un homme au seuil de la cinquantaine, avec une moitié de poumons, ce n’est pas tout à fait “un sport adapté à mon âge”. Je ne sais pas comment il s’est retrouvé près de moi, mais je m’accrochait au bras du jeune passeur. “Arrêtons nous, dis-je, ils ne nous ont peut être pas remarqués. Mêmes s’ils nous ont aperçus, nous sommes bien loin pour eux, ils ne peuvent pas venir dans cette obscurité”. Il avait très peur. Il n’avait plus rien à voir, avec celui, décontracté, de Turquie. Il n’était pas en état de m’écouter. Nous avons grimpé encore un moment. Le convoi s’était éparpillé. Nous essayâmes de nous rassembler, avec des appels discrets. Le passeur nous dit alors “attendez ici, je reviens” et il s’éloigna. Je retirai le t‑shirt que je portais et je l’essorai. La sueur coula comme d’un linge lavé. Je l’essorai et je le remis. Plus on attendait, plus la fraicheur tombait. Ma sueur devint glaciale. Le temps n’en finissait pas de passer. Au petit matin, le froid se fit sentir jusqu’à mes os, je tremblais, involontairement. L’hypothermie était à la porte. Je ne pouvais pas me lever, bouger, au risque de révéler notre place. Nous étions cloués là, au flanc de la montagne. Şehnaz s’est collée sur mon dos. Les Afghanes, les Kurdes, Azéries, Africains, Yézidis, tout le monde s’enlaçait, s’agglomérait pour ne pas geler dans le froid nocturne.
Le jeune revint enfin. Nous nous remettons sur la route alors que jour est sur le point de se lever. Nous nous réunissons derrière des buissons, avec vue sur l’autoroute. Le passeur nous dit que nous allons prendre des voitures, en trois groupes de cinq, six et que nous nous dirigerons vers Athènes. Nous, le premier groupe de six, courons et nous allongeons derrière la palissade de l’autoroute. La circulation est fluide. Une demie-heure passe, personne… Je me rapproche du jeune en rampant. “Que se passe-t-il ? Nous n’arrivons pas à nous retrouver ?”. Visiblement le guidage par téléphone ne fonctionne pas. Mes yeux se posent sur le bidon de 5 litres, rempli d’eau à moitié, dans les mains du jeune. “Place ce bidon sur le bord de la route, dis leur de s’arrêter près de là où il est”. Il apprécie tellement ma “trouvaille” qu’il va presque m’enlacer. Dix minutes plus tard, une voiture s’arrête devant le bidon. “Vite, vite, allez !” dit le passeur, et il attrape mon bras au dernier moment “frère, jusqu’à Athènes, ne parle pas en turc”. Je dis “d’accord” et je surgis. (En peu de temps, je comprendrai comme cet avertissement est utile). L’autoroute est encore peu fréquentée, seules quelques voitures circulent. Le chauffeur ouvre la porte arrière, baisse les sièges, permettant l’accès au coffre. Il pousse en vitesse deux jeunes Syriens, un Arabe et un Kurde. Il nous demande de relever les sièges arrières et de monter. Şehnaz se met devant, nous sommes trois à l’arrière, et les deux jeunes dans le coffre. Tout se passe en quelques secondes, nous nous mettons en route.
L’aube arrive, les plaines grecques commencent à s’éclairer.
Nous posons nos têtes sur les sièges, et commençons à respirer, mais nous sursautons, comme éjectés, avec les basses et aigus d’une musique qui gronde. C’est quoi comme chanson ? “Bas bas paraları Leyla’ya bi daha mı gelicez dünyayaaa!“2. Instinctivement, je crie “Arrête ça mec !”. “Es-tu Turc frère?”, “oui, arrête ça, on n’est pas dans l’état de la supporter”. Notre première altercation commence là. La tension continuera tout au long du voyage, allant en s’intensifiant. Il nous raconte combien de courses il a faites, ce qu’il a enduré, que ce n’est pas supportable sans musique… Il a bu durant le trajet, huit, dix boissons énergétiques — dont je suis dégouté de l’odeur, encore aujourd’hui‑, je ne sais pas comment ses veines n’ont pas explosé. Le chauffeur était en fait, un gitan bulgare turcophone. Il n’a cessé de parler au téléphone en bulgare, répétant “da, da, da…”.
La température commençait à monter. Au début, après le froid glacial de la nuit, elle nous faisait du bien, mais ensuite, elle devint insupportable. En peu de temps, les jeunes dans le coffre commencèrent à frapper du poing, crier. Leur voix nous arrivait étouffée. Les enfants manquaient d’air ! Je tire le dossier de mon siège et je tends mon bras derrière. Ils s’accrochent à mon bras avec acharnement. Je dis au chauffeur “gares toi sur le côté, ils vont mourir”, il me répond “il ne leur arrivera rien”. Je comprends qu’avec le dossier du siège entrebâillé, ils pouvaient respirer. Je cesse d’insister pour que le chauffeur s’arrête. L’air qui passait par le dossier écarté par mon bras leur suffisait. Je ne retirai pas mon bras jusqu’à notre arrivée à Athènes. Les deux vies, les deux enfants dans le coffre ne lâchèrent pas ma main, l’embrassèrent, y collèrent leurs joues. Je libérai ma main de leurs étreintes, je empêcha de l’embrasser, je caressais leurs joues, leur tête. Nous allâmes ainsi durant des heures, jusqu’à Athènes…
Le chauffeur me dit maintes et maintes fois de retirer mon bras, que j’allais nous faire attraper… Je l’envoyais balader. Nous poursuivîmes la route dans une guerre de nerfs. Un moment il dit “récoltez 10 euros par passager, je vais acheter de l’essence”. “Tout le monde dort, je te la paie, tu me rembourseras à l’arrivée” lui répondis-je. “D’accord. Donne moi 70 euros”. J’ai donné.
Nous arrivâmes à Athènes autour de 18h. Nous avions voyagé pendant 36 heures, sans dormir ‑et nous n’avions pas dormi beaucoup la veille du départ‑, sans avaler une bouchée, et après avoir donné notre bouteille à la petite, sans avoir bu une seule gorgée…
La voiture s’arrêta dans une rue peu fréquentée. Je lâchai les mains des jeunes, et leur dis en turc “nous sommes arrivés”. Pour qu’ils soient sûrs, Şehnaz les héla en kurde. Ils se rassérénèrent. On nous demanda d’entrer très rapidement dans un immeuble. Je dis “je ne partirai pas sans les jeunes”. Les sièges se baissèrent, les enfants sortirent, difficilement. Ils ne pouvaient pas marcher. Ils faisaient des pas tremblotants, comme des poulains nouveaux nés, ils étaient couverts de sueur. Nous primes leur bras. Ils s’accrochèrent à mon cou, en pleurant silencieusement…
Nous nous entassâmes dans un tout petit appartement au sous-sol. Il était déjà rempli avec ceux qui étaient arrivés avant nous, et qui s’y serraient. Les téléphones commencèrent à sonner.
Le système fonctionnait comme ceci : Vous donniez la moitié de l’argent avant de prendre la route, vous laissiez l’autre moitié à une personne à laquelle les deux parties font confiance. Lorsque vous appelez cette personne pour lui annoncer “je suis arrivé, tu peux donner l’argent”, celle-ci paye les passeurs de frontières à Istanbul. Je retardai un peu l’appel. J’ai contacté d’abord mon ami de prison, qui se trouvait à Athènes, je le fis parler avec le passeur, pour confirmer le lieu et l’heure du rendez-vous. J’annonçai que je préviendrai Istanbul, lorsque je retrouverai mon ami.
Mais, d’abord, les adieux. Après ce voyage ardu de 36 heures, nous parlions une langue commune. La petite fille, sa mère, les jeunes du coffre… C’était la langue des larmes, de la sueur, du froid, de l’envie de vivre, avec l’air respiré à travers l’entrebâillement d’un siège gardé par un bras. Nous nous enlaçâmes et fîmes nos adieux…
Durant tout le temps que nous avons passé dans cet appartement, je pressais les passeurs “remboursez les 70 euros”. Je compris qu’ils grugeaient toujours. Que personne ne lise cela comme “la truanderie du passeur gitan” ; les passeurs n’ont pas de religion, ni de peuple, c’est une histoire de réseau de passeurs de divers peuples, religions, une sorte d’internationale des passeurs de frontières… Sur les routes qui s’étendent d’Istanbul à Athènes, nous sommes passés des mains de quatre différents groupes/niveaux, bien évidemment tous liés les uns aux autres. Jusqu’à Maritsa c’était les Turcs d’Istanbul et de Trace, de la rivière jusqu’à l’autoroute grecque ce sont des Kurdes du Kurdistan, de l’autoroute à Athènes, c’était le gitan bulgare, dans l’appartement à Athènes, c’était des Grecs. Comme l’argent, les traitements inhumains aussi sont partagés entre les différents éléments du réseau de passeurs.
Arrive le moment où je serre enfin mon ami de prison, que je n’ai pas vu depuis des années. Le coyote qui nous a amenés, s’éloigne sournoisement. “70 euros ? Quels 70 euros ?” C’est ta fierté piétinée qui s’éloigne ainsi. “Une minute !”. J’attrape l’homme par le bras, je lui arrache son téléphone de sa main. “Frère je n’ai pas d’argent. Rends-moi mon téléphone, donnes moi une adresse, que le Coran me frappe, je te l’apporterai demain”, me supplie-t-il. “Alors d’accord, rendez-vous ici, demain, apporte l’argent, et tu récupèreras ton téléphone” lui dis-je. Il est parti en se lamentant. Dans la nuit, son téléphone sonna. C’est le passeur qui nous a pris au village d’Edirne et mis dans la voiture, pour la rivière. Visiblement, un maillon qui fait autorité. “Frère qu’as-tu fait ?” me dit-il, “tout le réseau est sur des épines. Je donnerai l’argent aux personnes qui sont ici, même plus, rends le téléphone. Toutes les informations sont dessus, rends le”. Je lui dis “non pas toi, mais ce voyou m’apportera l’argent. Il me le rendra en me regardant dans les yeux”. “Tu nous connais” j’ajoute, en faisant allusion à notre identité politique “je n’irai pas à la police, la question n’est pas l’argent, mais je ne laisserai pas ces coyotes piétiner ma fierté”. “D’accord frère” dit-il, et il raccrocha.
Le lendemain au soir, je retournais au même endroit avec un ami qui connait la région. Personne. Visiblement, le fait d’être sûrs qu’on n’irait pas à la police, a suffi pour qu’ils laissent tomber le téléphone. Va savoir quelle idée ils se sont fait du défi qu’on a lancé, quelles “forces” ont-ils imaginée derrière nous ? Ils ne sont pas venus. Or, nous sommes allés au rendez-vous, à deux, sans rien, quasi nus. C’est un bel appareil à double lignes. J’en ai fait cadeau à Burhan. Il se le fera d’ailleurs voler peu de temps après, par des pickpockets albanais, dans le métro…
Ce que nous avons fait, était-ce raisonnable ? Ils auraient pu nous cribler de trous et jeter dans un coin. A leurs yeux, la vie humaine a visiblement moins de valeur que le boisson énergétique qu’ils consomment. Je suis curieux de savoir combien de jeunes, qui se sont étouffés dans des coffres, ont été jetés dans les décharges d’Athènes ?
Leur échelle de valeurs est celle là.
Mais le compte de celleux qui “traversent les frontières”, ne peuvent pas être pesé sur la balance de la “raison”. Les passeurs sont des petits coyotes. Les véritables, les Etats, forcent les gens dont ils ont détruit les foyers à “traverser leurs frontières”. Ce sont les barons du capital.
Bertold Brecht disait “Qu’est-ce que le cambriolage d’une banque, comparé à la fondation d’une banque ?”. Ajoutons, “Que sont les petits réseaux de passeurs de frontières, comparé aux réseaux d’Etat ?”
Il évident que ces grandes fuites, ces “mouvements migratoires” par dessus les frontières, forcent les sociétés. Mais, soyez-en sûrs, les derniers à qui ont pourrait reprocher ce chamboulement, ce sont bien ces jeunes dans le coffre, et leurs semblables. Lâchez leur donc le col, agrippez-vous aux cols des impérialistes, des marchands d’armes, et des petits ou grands Etats “respectables” qui se sont “transformés en coyotes” !
Au delà, ce récit de “frontières” ne supportera pas “d’analyse politique”.
Lisez-le et réfléchissez y un peu.
Ou mieux, laissez jouer votre empathie, si vous pouvez ressentir…
Nabi Kımran