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Tra­vers­er les fron­tières”  un arti­cle de Nabi Kım­ran, pub­lié en turc, sur Duvar, le 23 juil­let 2021

TRAVERSER LES FRONTIERES

Vous est-il arrivé d’être con­traint de quit­ter votre pays ?

Moi, oui.

Ce 28 sep­tem­bre 2011.

Nous avons pris la route à 06h00, depuis Istan­bul. Autour de 09h00 nous étions par­venus dans le dis­trict d’Edirne. Nous y sommes restés une heure, et nous avons bu nos derniers thés dans notre pays. La voiture qui devait nous pren­dre est ensuite venue. En enlaçant mon ami de prison, une dernière fois, quelque chose s’est brisé en moi. Alors qu’il s’éloignait, c’é­tait comme si le pays s’éloignait, par­tait avec lui…

Quinze, vingt min­utes plus tard, la voiture que nous avions prise fut mise à l’abri dans des champs. Peu de temps après, la porte d’une four­gonnette qui nous a abor­dé s’est ouverte brusque­ment, et nous avons cou­ru, nous sommes jetés dedans. Le véhicule, bien fer­mé de partout, est bour­ré de gens. L’air manque, une lourde odeur. Des regards per­plex­es, curieux, pru­dents, fatal­istes, scru­tant chaque nou­v­el arrivant. Une demie-heure plus tard, le véhicule s’ar­rê­ta près d’un buis­son. “Allez, Allez, allez, dépêchez-vous!”. En courant, nous nous sommes jetés der­rière le buis­son. Nous sommes dans la boue jusqu’aux chevilles. On atten­dra ici, jusqu’au soir, puis on se don­nera à Mar­it­sa, la rivière.

Nous sommes 15. Majori­taire­ment des Arabes, Kur­des et Yézidis de Syrie. Des Afghans, un azérie d’I­ran, deux africains que j’imag­ine être du Soudan ou d’Ethiopie. Une femme kaza­khe ou turk­mène, mar­iée à un kurde. Ils ont aus­si une petite fille, la mas­cotte du convoi.

Pass­er des fron­tières, cela se racon­te-t-il facile­ment ? Non.

Par­tis à 6h du matin, arrivés autour de 10h30, nous étions en train d’at­ten­dre avec 15 migrants clan­des­tins, la tombée du jour”, etc… Et tout ce que nous avons lais­sé der­rière ? Dans nos besaces, à part quelques mis­érables affaires, le poids affec­tif… Quit­ter son pays pèse lour­de­ment, chers lec­tri­ces, lecteurs. A tel point que, pour gér­er votre incendie, mal­gré votre inex­péri­ence, vous osez même en écrire un roman. Moi, j’ai écrit. “Mekan­sız”“Sans lieu”, (paru en turc aux Edi­tions Kalke­don Yay). Je racon­te le dernier jour au pays, d’une femme et d’un homme exiléEs. Je narre ce que les lieux tra­ver­sés lors de leur voy­age vers les fron­tières leur inspire, et dépeins cette tra­ver­sée vers l’ex­térieur, comme un voy­age intérieur…

Qui racon­tera alors, les his­toires de toutes ces per­son­nes avec lesquelles, der­rière le buis­son, nous avons atten­du la fin du jour ? Qu’ont-illes lais­séEs der­rière, et qu’est-ce qui les attend ?…

Ce con­voi partage vis­i­ble­ment un des­tin com­mun. La petite fille, une intu­ition spé­ci­fique à l’en­fant, s’est adap­tée à ces cir­con­stances extra­or­di­naires. Elle joue silen­cieuse­ment. Elle nous a un peu ignorés, mais joue pour­tant avec tout le monde, elle plaisante. Tout le con­voi entoure ain­si l’en­fant. Comme si elle était le liant de la com­pag­nie, son âme, comme l’in­car­na­tion du partage de des­tin, de l’at­tache­ment à l’espoir.

Autour de 18h00, le soir. Freinage brusque. “Allez allez, allez, vite !”

Le jeunot de Trace essaie d’en­tass­er les “pas­sagers” avec leurs sacs sur les sièges avant et arrière. Avec les deux passeurs et le chauf­feur, nous sommes 18. Ça ne passe pas ! L’homme fait allonger sur le ven­tre 5, 6 jeunes sur le plateau du pick-up, et tire la bâche par dessus. Nous, à l’in­térieur, sommes trans­for­més en noeud gor­di­en, bra­vo à celui qui peut le défaire !

Il con­duit si vite sur les sen­tiers de terre, les coudes, les genoux, les têtes des gens en noeud se per­cu­tent, tout le monde se blesse l’un et l’autre. Ne deman­dez pas pour ceux qui sont couchés sur le plateau ! En allant tout droit vers la riv­ière, vitesse maxi, on voit claire­ment la pous­sière lais­sée dans l’air par le four­gon de la gen­darmerie. Le chauf­feur dirige la voiture dans des buis­sons, avec un freinage soudain. L’en­fant pleure pour la pre­mière fois. Per­son­ne n’a plus de force pour tenir, nous ouvrons les portes, et respirons un peu dans les buis­sons. Le passeur, qui nous a pris au vil­lage dans la mat­inée, nous avait prévenus : “frères, je vous en sup­plie, jusqu’à ce qu’on soit à l’autre côté, ne par­lez pas en turc, ne brûlez ni vous, ni nous”. Nous nous taisons, sinon on aurait deux mots à dire à ce jeunot. La rai­son de l’aver­tisse­ment est claire : on peut s’en sor­tir de l’ac­tiv­ité de passeur, mais faire pass­er deux com­mu­nistes recher­chés est un fléau. Et chaque niveau du réseau ne fait pas con­fi­ance à l’autre. Celui qui nous a pris ce matin, sait que nous sommes des “poli­tiques”, mais il ne fait pas con­fi­ance à celui qui nous lais­sera à la riv­ière. Il peut en effet, nous laiss­er au bord de la route sans pitié, ou encore, nous livr­er à la gen­darmerie. Car, d’une manière ou d’une autre, il recevra sa récom­pense, quand on “fer­mera les yeux” pour le prochain con­voi… Depuis Saba­hat­tin Ali1, la part qui revient aux com­mu­nistes sur ces fron­tières, est bien connue.

Ce scé­nario ‑le dan­ger de ren­con­tre avec les gen­darmes- s’est répété encore une autre fois. Finale­ment, le pick-up, à grande vitesse, nous a jetés sur les rives de la riv­ière. Arrivés sur le bord, deux passeurs qui avaient voy­agé avec nous, ont com­mencé à gon­fler deux bateaux pneu­ma­tiques, qu’ils ont sor­tis de leur sac à dos. Nous con­tribuons au gon­flage à la pompe, à tour de rôle. Et nous sommes sur la riv­ière. Tou­jours avec les deux passeurs, à 17 per­son­nes, nous nous sommes entassés dans les deux bateaux. J’at­trape une des pagaies et j’ai com­mencé à ramer vers l’autre rive, indiquée par le passeur. En peu de temps, dix, quinze min­utes, nous sommes arrivéEs en Grèce. Notre pays était désor­mais celui de l’autre rive…

Alors que nous tra­ver­sions le rem­blai au bord de la riv­ière, nous avons aperçu un autre con­voi de 15 per­son­nes, en attente : des Chi­nois. (Mais peut être n’é­tait-ce pas des Chi­nois. J’ai enreg­istré ce groupe, con­sti­tué de per­son­nes aux yeux bridés, de petite taille, souri­antes, qui ressem­blaient à des lycéens, comme “Chi­nois”). Ils nous ont accueil­lis joyeuse­ment. Peut être que l’a­paise­ment d’avoir pu encore tra­vers­er une nou­velle fron­tière les avait égayés.

Pour la pre­mière fois, je par­le avec le jeune passeur. “J’ai pen­sé que vous étiez muet” m’a-t-il dit, avec son peu de Turc. Un jeune, mali­cieux, du Kur­dis­tan du sud. Şehnaz par­le aus­si le Kurde, on arrive à se com­pren­dre. Une demie heure plus tard, le passeur nous demande de remon­ter dans les bateaux. Je lui demande “Pourquoi?”. Il répond, “frère, je dois vous dépêch­er à 6h du matin à l’au­toroute. Il y a des enfants, des vieux, on ne peut pas y être à pied”. C’est à dire ? Nous allons avancer en nous lais­sant dériv­er dans le courant de la riv­ière, puis nous allons marcher un peu. Il n’y a pas plus d’une semaine, les médias ont relayé la mort d’un jeune Afghan, tué sur la riv­ière, sous le feu ouvert par Fron­tex. Il n’y a rien à faire, nous allons nous laiss­er aller au fil de l’eau…

Pas la peine de ramer, la riv­ière nous amène à notre des­ti­na­tion. Le rouge du couchant se reflète sur les eaux. Per­son­ne ne par­le. Un calme par­fait envahit le soir. Nous avançons durant une heure et demie. Et, avec le con­voi des Chi­nois, qua­tre bateaux gon­flables accos­tent sur le rivages, en Turquie ! Nous sommes à nou­veau au pays. “Que fais-tu ?” dis-je au jeune. Il répond, “quelqu’un d’autre va venir”. Peu de temps après, une per­son­ne sort des buis­sons. Ils échangent quelques mots. Nous reprenons le voy­age. Dix min­utes plus tard, nous sommes ‑encore- sur l’autre rive. Jeux de fron­tières. Je demande au jeune “n’as-tu pas peur de te faire attrap­er ?”. “La Turquie n’est pas un soucis, frère” dit-il. “Le prob­lème, c’est la Grèce. Com­pris.

Rive grecque. Après une courte pause, nous nous remet­tons en route. Devant, le groupe chi­nois, cinq, dix min­utes plus tard, notre con­voi. L’ob­scu­rité est tombée et nous escal­adons bien­tôt une mon­tagne escarpée. Ceux qui tombent, ceux qui se relèvent, mon sac qui s’alour­dit sur mon dos. (Le passeur de Trace nous avait men­acé de ne pas nous pren­dre dans le pick-up moi et Şehnaz, si nous ne rédui­sions pas notre bagage à un seul sac. Nous avions même par­lé avec l’homme “en turc”, quelques mots, “sans sac”, “avec sac”. Finale­ment nous avions jeté une par­tie de nos affaires, et bour­ré le reste dans un seul sac, et nous avions pu par­tir). Nous sommes tous autour de l’en­fant et de sa mère. Lors d’une petite pause, la femme nous mon­tre la bouteille en plas­tique dans la main de Şehnaz, puis l’en­fant, dans ses bras. La petite est déshy­dratée. Şehnaz lui tend la bouteille tout de suite. La pau­vre petite boit à grandes gorgées. Sa mère veut nous ren­dre la bouteille, on ne la reprend pas.

L’escalade se ter­mine enfin. Nous voilà dans la descente, tombant encore, se rel­e­vant, dans l’ob­scu­rité absolue. Nous étions sur le point d’at­tein­dre le plat, quand devant nous écla­ta une apoc­a­lypse ! Sirènes, gyrophares, néons rouges et bleus, pro­jecteurs au dessus de nos têtes, léchant nos cheveux : le groupe de chi­nois qui nous devançait, était pris dans l’embuscade ! Notre con­voi, s’est instinc­tive­ment retourné et nous avons déguer­pi vers la montagne.

Je ne peux plus respir­er et la fuite n’en finit pas. Pour un homme au seuil de la cinquan­taine, avec une moitié de poumons, ce n’est pas tout à fait “un sport adap­té à mon âge”. Je ne sais pas com­ment il s’est retrou­vé près de moi, mais je m’ac­crochait au bras du jeune passeur. “Arrê­tons nous, dis-je, ils ne nous ont peut être pas remar­qués. Mêmes s’ils nous ont aperçus, nous sommes bien loin pour eux, ils ne peu­vent pas venir dans cette obscu­rité”. Il avait très peur. Il n’avait plus rien à voir, avec celui, décon­trac­té, de Turquie. Il n’é­tait pas en état de m’é­couter. Nous avons grim­pé encore un moment. Le con­voi s’é­tait éparpil­lé. Nous essayâmes de nous rassem­bler, avec des appels dis­crets. Le passeur nous dit alors “atten­dez ici, je reviens” et il s’éloigna. Je reti­rai le t‑shirt que je por­tais et je l’es­so­rai. La sueur coula comme d’un linge lavé. Je l’es­so­rai et je le remis. Plus on attendait, plus la fraicheur tombait. Ma sueur devint glaciale. Le temps n’en finis­sait pas de pass­er. Au petit matin, le froid se fit sen­tir jusqu’à mes os, je trem­blais, involon­taire­ment. L’hy­pother­mie était à la porte. Je ne pou­vais pas me lever, bouger, au risque de révéler notre place. Nous étions cloués là, au flanc de la mon­tagne. Şehnaz s’est col­lée sur mon dos. Les Afghanes, les Kur­des, Azéries, Africains, Yézidis, tout le monde s’en­laçait, s’ag­glomérait pour ne pas gel­er dans le froid nocturne.

Le jeune revint enfin. Nous nous remet­tons sur la route alors que jour est sur le point de se lever. Nous nous réu­nis­sons der­rière des buis­sons, avec vue sur l’au­toroute. Le passeur nous dit que nous allons pren­dre des voitures, en trois groupes de cinq, six et que nous nous dirigerons vers Athènes. Nous, le pre­mier groupe de six, courons et nous allon­geons der­rière la palis­sade de l’au­toroute. La cir­cu­la­tion est flu­ide. Une demie-heure passe, per­son­ne… Je me rap­proche du jeune en ram­pant. “Que se passe-t-il ? Nous n’ar­rivons pas à nous retrou­ver ?”. Vis­i­ble­ment le guidage par télé­phone ne fonc­tionne pas. Mes yeux se posent sur le bidon de 5 litres, rem­pli d’eau à moitié, dans les mains du jeune. “Place ce bidon sur le bord de la route, dis leur de s’ar­rêter près de là où il est”. Il appré­cie telle­ment ma “trou­vaille” qu’il va presque m’en­lac­er. Dix min­utes plus tard, une voiture s’ar­rête devant le bidon. “Vite, vite, allez !” dit le passeur, et il attrape mon bras au dernier moment “frère, jusqu’à Athènes, ne par­le pas en turc”. Je dis “d’ac­cord” et je sur­gis. (En peu de temps, je com­prendrai comme cet aver­tisse­ment est utile). L’au­toroute est encore peu fréquen­tée, seules quelques voitures cir­cu­lent. Le chauf­feur ouvre la porte arrière, baisse les sièges, per­me­t­tant l’ac­cès au cof­fre. Il pousse en vitesse deux jeunes Syriens, un Arabe et un Kurde. Il nous demande de relever les sièges arrières et de mon­ter. Şehnaz se met devant, nous sommes trois à l’ar­rière, et les deux jeunes dans le cof­fre. Tout se passe en quelques sec­on­des, nous nous met­tons en route.

L’aube arrive, les plaines grec­ques com­men­cent à s’éclairer.

Nous posons nos têtes sur les sièges, et com­mençons à respir­er, mais nous sur­sau­tons, comme éjec­tés, avec les bass­es et aigus d’une musique qui gronde. C’est quoi comme chan­son ? Bas bas par­aları Ley­la’ya bi daha mı gelicez dünyayaaa!2. Instinc­tive­ment, je crie “Arrête ça mec !”. “Es-tu Turc frère?”, “oui, arrête ça, on n’est pas dans l’é­tat de la sup­port­er”. Notre pre­mière alter­ca­tion com­mence là. La ten­sion con­tin­uera tout au long du voy­age, allant en s’in­ten­si­fi­ant. Il nous racon­te com­bi­en de cours­es il a faites, ce qu’il a enduré, que ce n’est pas sup­port­able sans musique… Il a bu durant le tra­jet, huit, dix bois­sons énergé­tiques — dont je suis dégouté de l’odeur, encore aujourd’hui‑, je ne sais pas com­ment ses veines n’ont pas explosé. Le chauf­feur était en fait, un gitan bul­gare tur­coph­o­ne. Il n’a cessé de par­ler au télé­phone en bul­gare, répé­tant “da, da, da…”.

La tem­péra­ture com­mençait à mon­ter. Au début, après le froid glacial de la nuit, elle nous fai­sait du bien, mais ensuite, elle devint insup­port­able. En peu de temps, les jeunes dans le cof­fre com­mencèrent à frap­per du poing, crier. Leur voix nous arrivait étouf­fée. Les enfants man­quaient d’air ! Je tire le dossier de mon siège et je tends mon bras der­rière. Ils s’ac­crochent à mon bras avec acharne­ment. Je dis au chauf­feur “gares toi sur le côté, ils vont mourir”, il me répond “il ne leur arrivera rien”. Je com­prends qu’avec le dossier du siège entre­bâil­lé, ils pou­vaient respir­er. Je cesse d’in­sis­ter pour que le chauf­feur s’ar­rête. L’air qui pas­sait par le dossier écarté par mon bras leur suff­i­sait. Je ne reti­rai pas mon bras jusqu’à notre arrivée à Athènes. Les deux vies, les deux enfants dans le cof­fre ne lâchèrent pas ma main, l’embrassèrent, y col­lèrent leurs joues. Je libérai ma main de leurs étreintes, je empêcha de l’embrasser, je cares­sais leurs joues, leur tête. Nous allâmes ain­si durant des heures, jusqu’à Athènes…

Le chauf­feur me dit maintes et maintes fois de retir­er mon bras, que j’al­lais nous faire attrap­er… Je l’en­voy­ais balad­er. Nous pour­suiv­îmes la route dans une guerre de nerfs. Un moment il dit “récoltez 10 euros par pas­sager, je vais acheter de l’essence”. “Tout le monde dort, je te la paie, tu me rem­bours­eras à l’ar­rivée” lui répondis-je. “D’ac­cord. Donne moi 70 euros”. J’ai donné.

Nous arrivâmes à Athènes autour de 18h. Nous avions voy­agé pen­dant 36 heures, sans dormir ‑et nous n’avions pas dor­mi beau­coup la veille du départ‑, sans avaler une bouchée, et après avoir don­né notre bouteille à la petite, sans avoir bu une seule gorgée…

La voiture s’ar­rê­ta dans une rue peu fréquen­tée. Je lâchai les mains des jeunes, et leur dis en turc “nous sommes arrivés”. Pour qu’ils soient sûrs, Şehnaz les héla en kurde. Ils se rassérénèrent. On nous deman­da d’en­tr­er très rapi­de­ment dans un immeu­ble. Je dis “je ne par­ti­rai pas sans les jeunes”. Les sièges se bais­sèrent, les enfants sor­tirent, dif­fi­cile­ment. Ils ne pou­vaient pas marcher. Ils fai­saient des pas trem­blotants, comme des poulains nou­veaux nés, ils étaient cou­verts de sueur. Nous primes leur bras. Ils s’ac­crochèrent à mon cou, en pleu­rant silencieusement…

Nous nous entassâmes dans un tout petit apparte­ment au sous-sol. Il était déjà rem­pli avec ceux qui étaient arrivés avant nous, et qui s’y ser­raient. Les télé­phones com­mencèrent à sonner.

Le sys­tème fonc­tion­nait comme ceci : Vous don­niez la moitié de l’ar­gent avant de pren­dre la route, vous laissiez l’autre moitié à une per­son­ne à laque­lle les deux par­ties font con­fi­ance. Lorsque vous appelez cette per­son­ne pour lui annon­cer “je suis arrivé, tu peux don­ner l’ar­gent”, celle-ci paye les passeurs de fron­tières à Istan­bul. Je retar­dai un peu l’ap­pel. J’ai con­tac­té d’abord mon ami de prison, qui se trou­vait à Athènes, je le fis par­ler avec le passeur, pour con­firmer le lieu et l’heure du ren­dez-vous. J’an­nonçai que je préviendrai Istan­bul, lorsque je retrou­verai mon ami.

Mais, d’abord, les adieux. Après ce voy­age ardu de 36 heures, nous par­lions une langue com­mune. La petite fille, sa mère, les jeunes du cof­fre… C’é­tait la langue des larmes, de la sueur, du froid, de l’en­vie de vivre, avec l’air respiré à tra­vers l’en­tre­bâille­ment d’un siège gardé par un bras. Nous nous enlaçâmes et fîmes nos adieux…

Durant tout le temps que nous avons passé dans cet apparte­ment, je pres­sais les passeurs “rem­boursez les 70 euros”. Je com­pris qu’ils grugeaient tou­jours. Que per­son­ne ne lise cela comme “la truan­derie du passeur gitan” ; les passeurs n’ont pas de reli­gion, ni de peu­ple, c’est une his­toire de réseau de passeurs de divers peu­ples, reli­gions, une sorte d’in­ter­na­tionale des passeurs de fron­tières… Sur les routes qui s’é­ten­dent d’Is­tan­bul à Athènes, nous sommes passés des mains de qua­tre dif­férents groupes/niveaux, bien évidem­ment tous liés les uns aux autres. Jusqu’à Mar­it­sa c’é­tait les Turcs d’Is­tan­bul et de Trace, de la riv­ière jusqu’à l’au­toroute grecque ce sont des Kur­des du Kur­dis­tan, de l’au­toroute à Athènes, c’é­tait le gitan bul­gare, dans l’ap­parte­ment à Athènes, c’é­tait des Grecs. Comme l’ar­gent, les traite­ments inhu­mains aus­si sont partagés  entre les dif­férents élé­ments du réseau de passeurs.

Arrive le moment où je serre enfin mon ami de prison, que je n’ai pas vu depuis des années. Le coy­ote qui nous a amenés, s’éloigne sournoise­ment. “70 euros ? Quels 70 euros ?” C’est ta fierté piét­inée qui s’éloigne ain­si. “Une minute !”. J’at­trape l’homme par le bras, je lui arrache son télé­phone de sa main. “Frère je n’ai pas d’ar­gent. Rends-moi mon télé­phone, donnes moi une adresse, que le Coran me frappe, je te l’ap­porterai demain”, me sup­plie-t-il. “Alors d’ac­cord, ren­dez-vous ici, demain, apporte l’ar­gent, et tu récupèr­eras ton télé­phone” lui dis-je. Il est par­ti en se lamen­tant. Dans la nuit, son télé­phone son­na. C’est le passeur qui nous a pris au vil­lage d’Edirne et mis dans la voiture, pour la riv­ière. Vis­i­ble­ment, un mail­lon qui fait autorité. “Frère qu’as-tu fait ?” me dit-il, “tout le réseau est sur des épines. Je don­nerai l’ar­gent aux per­son­nes qui sont ici, même plus, rends le télé­phone. Toutes les infor­ma­tions sont dessus, rends le”. Je lui dis “non pas toi, mais ce voy­ou m’ap­portera l’ar­gent. Il me le ren­dra en me regar­dant dans les yeux”. “Tu nous con­nais” j’a­joute, en faisant allu­sion à notre iden­tité poli­tique “je n’i­rai pas à la police, la ques­tion n’est pas l’ar­gent, mais je ne lais­serai pas ces coy­otes piétin­er ma fierté”. “D’ac­cord frère” dit-il, et il raccrocha.

Le lende­main au soir, je retour­nais au même endroit avec un ami qui con­nait la région. Per­son­ne. Vis­i­ble­ment, le fait d’être sûrs qu’on n’i­rait pas à la police, a suf­fi pour qu’ils lais­sent tomber le télé­phone. Va savoir quelle idée ils se sont fait du défi qu’on a lancé, quelles “forces” ont-ils imag­inée der­rière nous ? Ils ne sont pas venus. Or, nous sommes allés au ren­dez-vous, à deux, sans rien, qua­si nus. C’est un bel appareil à dou­ble lignes. J’en ai fait cadeau à Burhan. Il se le fera d’ailleurs vol­er peu de temps après, par des pick­pock­ets albanais, dans le métro…

Ce que nous avons fait, était-ce raisonnable ? Ils auraient pu nous cribler de trous et jeter dans un coin. A leurs yeux, la vie humaine a vis­i­ble­ment moins de valeur que le bois­son énergé­tique qu’ils con­som­ment. Je suis curieux de savoir com­bi­en de jeunes, qui se sont étouf­fés dans des cof­fres, ont été jetés dans les décharges d’Athènes ?

Leur échelle de valeurs est celle là.

Mais le compte de celleux qui “tra­versent les fron­tières”, ne peu­vent pas être pesé sur la bal­ance de la “rai­son”. Les passeurs sont des petits coy­otes. Les véri­ta­bles, les Etats, for­cent les gens dont ils ont détru­it les foy­ers à “tra­vers­er leurs fron­tières”. Ce sont les barons du capital.

Bertold Brecht dis­ait “Qu’est-ce que le cam­bri­o­lage d’une banque, com­paré à la fon­da­tion d’une banque ?”. Ajou­tons, “Que sont les petits réseaux de passeurs de fron­tières, com­paré aux réseaux d’E­tat ?

Il évi­dent que ces grandes fuites, ces “mou­ve­ments migra­toires” par dessus les fron­tières, for­cent les sociétés. Mais, soyez-en sûrs, les derniers à qui ont pour­rait reprocher ce cham­boule­ment, ce sont bien ces jeunes dans le cof­fre, et leurs sem­blables. Lâchez leur donc le col, agrippez-vous aux cols des impéri­al­istes, des marchands d’armes, et des petits ou grands Etats “respecta­bles” qui se sont “trans­for­més en coyotes” !

Au delà, ce réc­it de “fron­tières” ne sup­port­era pas “d’analyse politique”.

Lisez-le et réfléchissez y un peu.

Ou mieux, lais­sez jouer votre empathie, si vous pou­vez ressentir…

Nabi Kım­ran


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