Türkçe Nupel | Français | English

Sıdı­ka Avar était une enseignante turque, con­nue pour avoir été direc­trice de l’In­sti­tut des filles d’E­lazığ, entre 1939 et 1959. Elle est con­sid­érée comme une des “héroïnes nationales turques” et un “exem­ple” pour “la tur­ci­fi­ca­tion de la pop­u­la­tion kurde”. (Vous trou­verez sa biogra­phie détail­lée en fin d’article).

L’action de Sıdı­ka Avar, fut pour­suiv­ie par d’autres femmes comme Türkan Say­lan, ‑pour n’en citer qu’une-. Ces écoles-usines ont semé les grains de la honte, la haine de soi, dans le sub­con­scient de jeunes généra­tions arrachées à leur essence.

 Nous savons qu’en 2012, 44% de ces écoles se trou­vaient au Kurdistan.

L’ar­ti­cle suiv­ant est de Suna Arev, et la deux­ième par­tie d’une série pub­liée en turc, dans Nupel.

Pour trouver tous les articles de la série, suivez ce lien.


 

Un centre d’assimilation à Elazığ : l’Institut des filles Sıdıka Avar

 

Atatürk, aurait dit, en don­nant des con­seils à Sıdı­ka Avar, “Sais-tu pourquoi les pop­u­la­tions de l’Est sont pau­vres et ignares ? La seule rai­son est le fait qu’elles ne par­lent pas turc. Si elles appre­naient le turc, le prob­lème disparaîtrait…”

Atatürk ; grand Turc, immense Turc, noble Turc, unique Turc, Turc de chez Turc !!!

En Turquie ce nom de famille ne peut être don­né à d’autres que lui. C’est inter­dit. Ce nom appar­tient à lui seul. Qui le lui a don­né ? Voilà une autre tragédie. Celui qui a don­né le nom Atatürk à Mustafa Kemal, est un arménien. Un “résidu d’épées”.1

Il s’ag­it d’Agop Mar­tayan Dilaçar, qui est un lin­guiste. Le nom Dilaçar2 lui fut don­né d’ailleurs, par Atatürk en per­son­ne. Agop, l’ar­ménien, con­tribua grande­ment au développe­ment de la langue turque… Et, avec le temps, il tra­vail­la en réduisant petit à petit son nom, ne lais­sant plus que A. Dilaçar. Car effrayé de son nom, il le cacha. Le développe­ment de la langue turque lui doit beau­coup, mais son nom authen­tique Agop Mar­tayan se fana douce­ment, se fon­dit, s’ef­faça, et de ce nom prodigieux res­ta der­rière, juste un “A. Dilaçar”.

Lorsqu’il décé­da en 1979, alors qu’il était prési­dent de l’In­sti­tut de langue turque (TDK) pour lequel il a tant oeu­vré, la chaîne de télévi­sion de l’E­tat TRT, annonça “A. Dilaçar est mort”… Comme il n’y a pas de lim­ites dans la flagorner­ie et la trahi­son, il n’ex­iste pas non plus, de moyen pour échap­per à soi-même… Il fut enter­ré au cimetière arménien à Şişli [Istan­bul]…

Mais, sur nos ter­res, Atatürk a aus­si un autre nom, pronon­cé avec haine et malé­dic­tion. Les gens lui don­nent un surnom qui ne sera pas oublié durant des généra­tions, ni jamais par­don­né : “Kor Mus­to”… Ils dis­ent ce sobri­quet chaque fois que son nom est pronon­cé. Il est celui qui éteint les foy­ers, le cru­el, mains ensanglan­tées, celui qui a fait mas­sacr­er le Kurde, le Qizil­bash 3… La con­ti­nu­ité de l’Ot­toman dans la République…

Tout et tout le monde baigne dans le sang…

Sıdıka Avar

Atatürk et Sıdı­ka Avar

Voilà donc cette Sıdı­ka Avar, dev­enue main d’Atatürk, qui ira à l’Est, et là-bas, noiera le Kurde dans la gloire de la turcité… Elle venait tout juste de se sépar­er de son mari, et elle avait une petite fille. Soit… La turcité est plus impor­tante que tout ! Elle con­fia sa fille à un inter­nat et se mit sur les routes… Direc­tion Elazığ, à une dent de Dersim.

Elazığ, c’est un moulin broyeur du peu­ple de Der­sim… Sıdı­ka Avar est dans le train noir, qui passera bien­tôt à Palu. Palu, ville natale de Cheikh Saïd Rıza4. Qu’elle puisse broy­er déjà Der­sim à la hâte, ces autres villes suiv­ront, avec la béné­dic­tion de la turcité ! Sıdı­ka Avar irait, juu­u­usqu’à Bingöl…

Sıdı­ka arri­va à Elazığ dans l’ob­scu­rité de la nuit… Elle séjourn­era dans un faubourg, dans une vieille bâtisse, qui fut une mater­nité aupar­a­vant, trans­for­mée en école de filles, avec un inter­nat. Ce bâti­ment puant, tout en ruines, est en vérité une “mai­son de redresse­ment”, un cen­tre d’assimilation.

Elle est accueil­lie à la porte par le per­son­nel, d’o­rig­ine d’E­lazığ, qu’elle appellera plus tard des “soeurettes”. L’ar­rivée d’une nou­velle enseignante, tout le monde est curieux. Une porte entrou­verte, par laque­lle, toutes les min­utes, sept huit fil­lettes ten­dent leur tête brune passées au rasoir, et scru­tent. Farouch­es, vêtues de hard­es, miséreuses…

Ayı­vo ayı­vo” 5 ou “töö“6 dis­ent ces enfants de 10, 12, 15 ans… Ce sont les gen­darmes qui les ont amenées, de force, de Dersim.

Sıdı­ka demande alors aux soeurettes :

- Qui sont celles là ?

Réponse  : “Les internes, les ours­es de mon­tagne, les Kur­des, les reje­tons de ceux qui se rebellent”.

La pre­mière réac­tion de Sıdı­ka Avar fut alors “Mon dieu, qu’elles ont un étrange accent…”.

Seul leur accent ? Pour elle, leurs prénoms sont autant bizarres. Fin­can, Saray, Hatun, Geyik, Xazel, Kad­ife, Anık , Elif, Beser… Fin­tos, Sisin…

Pour­tant, son pro­pre prénom, Sıdı­ka, est d’o­rig­ine arabe, mais il n’est nulle­ment bizarre à ses yeux.

Elazığ, “La prune noire pas mûre, mange pour panser ta blessure” 7

Les soeurettes trait­ent mal les “ours­es de mon­tagne”. Le directeur de l’é­cole aus­si, les enseignants aus­si… Il y a des filles d’E­lazığ en sco­lar­i­sa­tion de jour, mais elles, elles sont privilégiées…

Tout le tra­vail de l’é­cole est à la charge des petites mains des orphe­lines de Der­sim : lessive, vais­selle, cui­sine, y com­pris tâch­es domes­tiques per­son­nelles des employés… Les mépris­er, les mal­traiter c’est presqu’un fard 8

Depuis le jour où les portes de l’Ana­tolie furent ouvertes à l’ot­toman bar­bare, est émis le fir­man9 : le mas­sacre des peu­ples his­toriques est un wâd­jib.10 Le principe fon­da­men­tal “tuez ceux qui ne sont pas issus de vous, ne lais­sez pas la descen­dance pren­dre la route” est aus­si là, mais avec une dif­férence, les épées sont rem­placées par des canons. Les fat­was de dom­i­na­tions émis­es depuis des siè­cles sont fringuantes, comme des enfants nés d’hi­er. Il fut un temps sur ces ter­res, où les peu­ples his­toriques croy­aient en un avenir. C’é­tait des gens qui tra­vail­laient la terre, qui mangeaient ensem­ble, qui partageaient, sol­idaires. Est-ce pareil main­tenant ? “L’u­nité” et la “sérénité” sont désor­mais les cauchemars des pou­voirs. “Dis-toi, tue celui qui n’a pas foi en toi, son bien, sa vie, son hon­neur, même sa langue est halal pour toi. Eux, qui ne recon­nais­sent mère, leur soeur, leurs femmes, sont libres durant trois jours, eux sont halal pour toi. Les plats qu’ils cuisi­nent ne se man­gent pas, l’an­i­mal qu’ils abat­tent est impur. Ils éteignent les bou­gies11, ils n’ac­com­plis­sent jamais de ghusl12”. Dès lors que le pou­voir lance dans le peu­ple la con­ju­ra­tion, l’av­ilisse­ment, dès lors que le peu­ple y croit, l’af­faire est réglée. Le pou­voir sera désor­mais anticipé par le peu­ple. Cela n’a­vance-t-il pas ain­si depuis des siècles ?

Eh, ça ne peut se faire comme ça” dit alors Sıdı­ka… “Si ça con­tin­ue de la sorte, ces enfants devien­dront nos enne­mis. La forter­esse doit être con­quise de l’in­térieur. Les ‘ours­es’ doivent être trans­for­més en urgence, en ‘agneaux”’.

Tout le monde craint le Pacha, à Elazığ. En vérité Sıdı­ka le craint aus­si. Elle en a enten­du de mau­vais­es choses à son pro­pos. Pour lui faire part de son prob­lème, elle va à la rési­dence du Pacha. Elle implore une demande offi­cielle pour le Pacha, pour que le devoir d’é­d­u­ca­tion et de tur­ci­fi­ca­tion des filles de Der­sim lui soit don­né à elle seule. Elle en use des mots… Il y a aus­si la con­signe d’Atatürk, alors elle obtient finale­ment ce qu’elle veut.

En fait, le Pacha n’est pas comme on racon­te. Il parait même “sym­pa­thique” à Sıdıka.

Qui est donc ce Pacha ? Hüseyin Abdul­lah Alp­doğan !13

Homme unique, autorité unique, à tel point qu’il envoie un homme à la corde, et prend un homme de la corde.

Elle retrousse les manch­es Avar. Désor­mais, les filles lui sont con­fiées. Elles ne fer­ont plus le tra­vail de l’é­cole, ni les ser­vantes pour les autres. La chose la plus impor­tante est qu’elles appren­nent le Turc, qu’elles lisent et écrivent. Inter­dic­tion de par­ler en kurde, même entre elles. Sıdı­ka ne fait plus ras­er les cheveux des enfants au rasoir, elle les épouille de ses pro­pres mains, elle fait venir du gaz spé­cial pour met­tre sur leur tête. Elle les amène au ham­mam, les lave et les cure elle-même, leur achète les beaux habits et souliers. Elle agrandit les por­tions des repas. Elle les traite telle­ment bien qu’on ne peut décrire… Elle n’au­torise quiconque à l’é­cole, à appel­er les mioches comme “ours­es de mon­tagne”, “semence de kurde”. Elle l’in­ter­dit. Car, sinon, celles-là n’ou­blieront pas leur kur­dic­ité. Sıdı­ka a le Pacha der­rière elle, et aus­si, le leg d’Atatürk. C’est ainsi.

Elle caresse leur tête, elle les bor­de la nuit, pour qu’elle n’aient froid. Les enfants com­men­cent à appel­er Sıdı­ka, “anne“14. Désor­mais “daye“15 était morte…

sidika avar

Sıdı­ka Avar, en recherche de filles.

Voilà la sit­u­a­tion… Les enfants appren­nent donc la langue turque, et petit à petit com­men­cent à lire et écrire en turc…

Il est un seigneur, H. Agha. Riche, orig­i­naire de Maz­girt, il pos­sède quar­ante vil­lages, des chevaux à robe bai, ses demeures sont au ser­vice de l’E­tat. Il a aus­si des serfs, des servi­teurs, des mets mielleux et onctueux, et des draps soyeux dans lesquels dor­ment con­fort­able­ment les autorités de l’E­tat qui vien­nent en vis­ite, armes à la main… Le peu­ple lui, pau­vre, pouilleux, toit abat­tu sur la tête, foy­er éteint, mange du pain de millet.

Elif, la fille de H. Agha, est une femme grande, élancée, bien nour­rie. Elle monte les chevaux à robe bai, avec assur­ance, cheveux au vent. Et, avec elle, il y a Fin­can… H. Agha amène en per­son­ne, les deux filles, et les con­fie à Sıdı­ka. Pour qu’elles étu­di­ent, qu’elles appren­nent le Turc… A l’é­cole, Elif est une priv­ilégiée. Fin­can obéit à tous les ordres d’Elif, et se plie à toutes ses deman­des per­son­nelles, fait dis­crète­ment tout ce qu’elle veut.

Fin­can est au ser­vice d’Elif, elle est la fille d’une boniche de la famille. Fin­can n’est pas envoyée ici, pour y être éduquée, mais pour servir Elif… Tiens, voilà au milieu du feu, une con­tra­dic­tion de classe.

Durant les vacances, Elif fut ramenée par Sıdı­ka elle-même à H. Agha. Elle dor­mit dans des draps en soie. Plus tard, Elif ouvri­ra une école, et avec ses 25 élèves, elle prou­vera elle aus­si le pou­voir suprême du Turc. Quant à Fin­can, elle devien­dra l’é­claireuse de sa pro­pre classe…

Sıdı­ka se mit à vis­iter les vil­lages un par un, pour trou­ver de nou­velles filles. La présence à l’In­sti­tut dure trois ans. Les enfants appren­nent le Turc durant ces années, et sont envoyées à Akçadağ (Malatya), comme enseignantes. Elles ne pour­ront pas devenir autre chose. Des domaines comme le droit, la médecine, la philoso­phie, l’ingénierie n’ex­is­tent pas pour elles. Elles seront aus­si des “mères et des maitress­es de mai­son”, qui excel­lent en cou­ture, en cui­sine, en ménage et qui élèvent les meilleurs enfants turcs…

Les livres étudiés restent aus­si dans un cer­tain moule. “Çalıkuşu“16 de Reşat Nuri… Ce snobi­na­rd de Kamu­ran qui donne des espoirs à sa cou­sine Feride, mais qui s’a­muse avec d’autres belles femmes… Feride, enseignante, qui subit tous les mal­heurs du monde dans une Ana­tolie de pier­res et de mon­tagnes, et ensuite, tou­jours vierge, se marie avec Kamu­ran. Kamu­ran déjà mar­ié, père d’un enfant, veuf. Que pou­vait-il y avoir de mal à ça, puisque finale­ment Feride était restée “pure”… Il y a aus­si “Yaban“17, dont la fin est atroce. L’of­fici­er qui brûle d’amour de la Patrie, fuira en lais­sant la femme qu’il aime dans un cimetière, dans le sang. Peut être, mais il l’a aimée ! Et puis “Ateşten Göm­lek” 18

L’é­d­u­ca­tion don­née là, est bien cette édu­ca­tion bour­geoise, bien connue.

Mais, dans les pre­miers temps, la pop­u­la­tion est rétive. Elle ne prend pas Sıdı­ka en son sein, la laisse deman­deuse. Elle doit se débrouiller pen­dant un long moment avec les filles amenées par les gen­darmes et par la force… Mais Sıdı­ka est déter­minée, elle pren­dra les filles de ces vil­lages et leur appren­dra le Turc. Et elle le fait…

A cette époque, dans cette région, pra­tique­ment per­son­ne ne par­le le Turc. Au début, elle règle ses affaires, y com­pris à Bingöl sur lequel elle met la main, par l’in­ter­mé­di­aire de tra­duc­teurs. Mais cela ne dure pas très longtemps. “Ses filles” déjà éduquées, se dis­persent, vil­lage par vil­lage, ville par ville. Ain­si les filles kur­des devi­en­nent-elles les meur­trières de leur langue mater­nelle, de leurs pro­pres croy­ances et de leur cul­ture. Les plus immenses des Turques, les meilleures musul­manes, ce sont bien elles désormais…

Tu ne parleras pas en kurde, tu ne penseras pas en kurde.

Les filles maitrisent le Turc, et elles sont heureuses avec leur mère Sıdı­ka. Le Pacha vien­dra à l’é­cole en inspec­tion… Il faut bien accueil­lir ce bouch­er d’humains !

Hüs­niye est la pre­mière de l’é­cole. Hüs­niye se lève donc, tel un sol­dat, et pour Abdul­lah Pacha, avec son Turc par­fait, récite un poème.

Les enfants turcs, les enfants turcs
Regards en avant, têtes hautes
Hori­zons du pays, la vie de demain,
Les enfants turcs, tout vous appartient”

Oui­ii, dit le Pacha, tout vous appar­tient les enfants, tra­vaillez bien…”  Aus­si bien Sıdı­ka que les enfants sont très fières ! Abdul­lah Alp­doğan, l’au­torité unique à Der­sim et à Elazığ. Ce Pacha qui tient les têtes coupées de Alişer et Zarife !19

Ismet Inonu Sidika Avar

İsm­et İnönü, Sıdı­ka Avar

1944, on est en juil­let. İsm­et İnönü20 rend vis­ite à l’In­sti­tut des filles d’E­lazığ. Avec lui, toute une rangée d’au­torités et d’élus.

A l’é­cole, il n’y qu’une seule fille, Elmas, de Der­sim. Elle est venue de Hozat, un peu tôt. İnönü veut alors la voir, par­ler avec elle, l’in­specter. Elmas a bien appris le Turc. Alors on appelle Elmas. Elle arrive dans la pièce, salue l’assem­blée respectueusement.

İnönü l’ap­pelle à sa table, et demande :

- Con­nais-tu le Turc ?
- Oui Monsieur.
— Où l’as tu appris ?
— Ici Monsieur.

 

Il tend alors à Elmas, un feuil­let de journal :

- Lis donc, que je vois.

Elmas lit remarquablement.

İnönü, prononce un “brrrravooo !” considérable.

- Qu’as tu appris d’autre ?
- Cou­ture et ges­tion du foyer…

İnönü ressent une fierté. Sıdı­ka aussi.
Ensuite İnönü tend sa main, Elmas se met à genoux et embrasse celle-ci.

İnönü dit “Voilà… Kurde !” 

Oui. Avec une panoplie de per­son­nes adultes à côté de lui. Ça doit être ça d’avoir honte au nom des autres. Dans nos coins, on surnomme İnönü, “İsm­et le sourd”

Sıdı­ka Avar est devenu alors la forter­esse de l’as­sim­i­la­tion de l’In­sti­tut des filles d’E­lazığ… Qui ne vient pas en vis­ite ! Hasan Ali Yücel21, İsm­ail Hakkı Tonguç22, et puis qui encore ?…

  • Sidika Avar

Un jour les gen­darmes amè­nent à l’é­cole, deux fil­lettes. Ces filles s’é­taient cachées dans la mon­tagne durant huit mois. Ce sont les enfants descen­dant des habi­tants de Der­sim, pen­dus sur la place d’E­lazığ.23

Geyik et Hayriye..

Nous sommes en août, les écoles sont en vacances.

On informe “L’or­dre de l’in­spec­tion. Ces filles sont les enfants des rebelles sans hon­neur. Elles ne seront pas éduquées, elle seront mis­es au tra­vail pour l’é­cole”.

Geyik est une fille costaude, avec “un regard de traitre” ! Cheveux en pagaille. Des mois passés en mon­tagne, où voulez-vous trou­ver un peigne ? Vêtue d’une robe en lam­beaux jusqu’aux genoux, jusqu’aux bras, d’un coton dont le motif n’est plus vis­i­ble. Au dos, le tis­su col­lé sur son omo­plate droit. Sur la poitrine, déchirures jusqu’au nom­bril. Une corde attachée à la taille.

La petite, c’est pareil. Seule­ment le dos de la robe est en meilleur état.

La peau de leur vis­age ressem­ble bien à la peau humaine, mais la peau de leur corps est comme dev­enue mar­ron, comme une écorce d’ar­bre. Blessures aux ongles, autour de leur bouche.

Hayriye est si mai­gre, que sa peau est comme une pelure col­lée à ses os. Son vis­age est ridé, comme une vielle. Aurait-elle ses 14 ans ?

Ils veu­lent les faire entr­er. Elles n’en­trent pas. Sıdı­ka et sa direc­trice ten­dent alors à toutes les deux, une tranche de pain avec du fro­mage dessus. Geyik ne la prend pas et leur tourne le dos. Hayriye attrape le pain de la main de Sıdı­ka. Elle fuit aus­sitôt en rec­u­lant, elle rompt un morceau de pain, le mange, et cache le reste dans sa poitrine. Sıdı­ka insiste pour don­ner le pain à Geyik. Elle frappe la main de Sıdı­ka d’un revers, le pain tombe par terre. Et Hayriye court, attrape la tranche, et la cache aus­si dans sa poitrine.

Sıdı­ka et sa direc­trice, affec­tées par cette faim incom­men­su­rable, font amen­er plus de pain et de fro­mage. Les don­nent d’abord à Hayriye, qui s’ac­croupit, et mange, tout en les scrutant.

Sıdı­ka se rap­proche de Geyik, avec un morceau de pain rem­pli de fro­mage, en dis­ant “kıza­mine“24, elle lui caresse le dos. Elle pro­pose encore une fois le pain dans la main. Geyik regarde Sıdı­ka, Sıdı­ka lui sourit et l’en­cour­age “kıza­mıne”. Geyik le prend, d’un geste brusque et con­trar­ié. Elle lui tourne le dos. Elle s’ac­croupit et com­mence à manger.

Toutes les deux, sen­tent extrême­ment mau­vais. Le per­son­nel fait bouil­lir de l’eau. C’est Hayriye qui est lavée la pre­mière. Sa peau ne lâche pas la saleté, on frotte son corps avec la brosse de la cui­sine, mais sa peau reste toute tâchée.

Il est impos­si­ble de faire entr­er Geyik pour la laver. Lorsque la direc­trice ne peut y par­venir, deux hommes du per­son­nel arrivent. Deux gail­lards ne peu­vent ménag­er Geyik. “Mon dieu, quelle force, quelle résis­tance !”. Dans ce remue-ménage, son dos com­mence à saign­er. Pen­dant que les hommes la tien­nent, Sıdı­ka observe le dos en sang. Une plaie sur l’o­mo­plate droite, fusion­née avec son habit, dev­enue une cara­pace… De petits vers blancs dedans…

Plus tard dans l’an­née, la direc­trice fut mutée ailleurs. En par­tant, elle se dit “je prendrais bien Hayriye avec moi, elle ferait mes tâch­es domes­tiques”. Elle demande l’au­tori­sa­tion au Pacha, il la donne. Pourquoi il ne la don­nerait pas ? Quelle est la dif­férence avec les bêtes sans pro­prié­taire dis­per­sées dans la val­lée de Kuzuo­va ? La direc­trice amène Hayriye, comme un mobili­er, comme ser­vante… “Le tra­vail de l’in­fidèle est halal aussi”. 

Ceux qui ont dénon­cé la cachette de ces enfants aux gen­darmes sont les mil­ices locales. Les mil­ices que Abdul­lah Pacha a achetées à trois sous. “Riya Şaeye”…25

L’his­toire de Geyik et Hayriye est en vérité le vis­age du mas­sacre de Der­sim26 dans le miroir, illus­tré par la plaie sur le dos de Geyik, et les vers blancs dedans.

Ce qui a été vécu, tu ne dois jamais oubli­er, jamais pardonner…

(A suiv­re)

Pour trouver tous les articles de la série, suivez ce lien.

Suna Arev


Suna Arev est née en 1972 dans le village Uzuntarla, district d’Elazığ.
Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, parmi les travailleurs agricoles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la période du coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 a formé sa vie politique. Diplômée de l’École professionnelle de commerce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les comportements fascistes et racistes dans sa ville.
Depuis 1997, elle habite en Allemagne, pour des raisons politiques. Elle est mère de quatre enfants.

Sıdıka AvarSıdı­ka Avar 

Née en 1901, à Cihangir , Istan­bul, décédée en 1979 à Istan­bul, elle fut une enseignante turque con­nue pour avoir été direc­trice de l’In­sti­tut des filles Elazığ entre 1939 et 1959. Elle est décrite comme “une des héroïnes nationales turques” et un exem­ple pour “la tur­ci­fi­ca­tion de la pop­u­la­tion kurde”.

Elle est née de Mehmet bey, un fonc­tion­naire ottoman et une femme au foy­er. Elle a été for­mée comme enseignante au col­lège de Filles de Çapa, et à par­tir de 1922 elle a tra­vail­lé au col­lège de Filles cir­cassi­ennes à Istan­bul. Dans les années 1920, elle et son parte­naire ont démé­nagé à Izmir, où elle a trou­vé un emploi comme enseignante à l’é­cole juive locale et au col­lège améri­cain pour les filles. Elle se pro­po­sait égale­ment pour édu­quer les pris­on­nières à Izmir.

Elle était mar­iée et mère d’un enfant. Elle a divor­cé de son parte­naire en 1937, avant d’aller enseign­er à l’In­sti­tut des filles d’E­lazığ. Le fait qu’elle ait décidé de laiss­er son pro­pre enfant der­rière elle, alors qu’elle se rendait à l’est, était con­traire à la con­cep­tion de la “famille tra­di­tion­nelle kémal­iste” con­sid­érée comme la base d’un pays prospère, mais perçue comme un sac­ri­fice per­son­nelle pour la Patrie.

sidika avar

(Cliquez pour agrandir)

Après plusieurs deman­des de sa part, elle a finale­ment été affec­tée à l’In­sti­tut des filles Elazığ en 1939. Après deux mois, elle a été pro­mue direc­trice de l’In­sti­tut. Elle a été briève­ment affec­tée direc­trice adjointe au Tokat Girls Insti­tute en 1942, mais est retournée à Elazığ en 1943 où elle est restée jusqu’à sa retraite en 1959. Ini­tiale­ment, Sıdı­ka Avar a eu des dif­fi­cultés à recruter des filles comme élèves car les vil­la­geois doutaient que les filles soient bien traitées dans l’in­sti­tut. Elle était en quelque sorte idéal­iste dans la “tur­ci­fi­ca­tion” des Kur­des et a dévelop­pé des straté­gies sur la façon d’at­tein­dre le résul­tat demandé d’une manière coopéra­tive. Avar a fait appel à la néces­sité de gag­n­er le cœur et l’e­sprit des filles kur­des et de leur faire aimer la turcité. Elle a inter­dit le pas­sage à tabac des anciens élèves, mais en même temps aus­si l’u­til­i­sa­tion de leur langue mater­nelle. Elle y réus­sit si bien, qu’avec le temps, les filles ont estimé que le turc était supérieur à leur langue kurde ou zaza­ki. Avar a con­servé des images d’a­vant-après du proces­sus d’é­d­u­ca­tion, d’une “nou­velle femme tur­coph­o­ne civil­isée” à par­tir d’une fille kurde. Avar a égale­ment changé le proces­sus de recrute­ment des élèves car elle a demandé à l’in­specteur général d’être autorisée à recruter les filles elle-même, et que les sol­dats ne forceraient pas les vil­la­geois à remet­tre les filles à l’in­sti­tut. Alors qu’elle a inter­dit l’u­til­i­sa­tion de la langue mater­nelle de ses élèves, elle a util­isé la langue kurde pour les recruter. Selon elle, un “bon­jour” en kurde pour­rait être le début d’une rela­tion durable. Avar a enseigné à env­i­ron un mil­li­er de filles jusqu’à ce que l’é­cole soit fer­mée et qu’elle ait dû par­tir. En 1959, sous le gou­verne­ment du Par­ti démoc­rate, la sec­tion des filles du Der­sim fut fermée.

Elle a pub­lié ses mémoires sous le titre “Dağ Çiçek­ler­im” (Mes fleurs de mon­tagne).

Les pho­tos de l’ar­ti­cle, retra­vail­lées, provi­en­nent d’une archive per­son­nelle, dans lesquelles on peut voir la trans­for­ma­tion de ses élèves dont elle a voulu garder la trace. Elle a tenu à léguer cette archive pho­tographique au Min­istère de l’éducation turc.


Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Suna Arev
Autrice
Née en 1972 à Uzun­tar­la (Elazığ).Dans une famille de huits enfants, elle est immergée dès son plus jeune âge, par­mi les tra­vailleurs agri­coles à la tâche. Tel un miroir qui date de son enfance, la péri­ode du coup d’Etat mil­i­taire du 12 sep­tem­bre 1980 a for­mé sa vie poli­tique. Diplômée de l’École pro­fes­sion­nelle de com­merce d’Elazığ, elle a vécu, en grandeur nature les com­porte­ments fas­cistes et racistes dans sa ville. Mère de qua­tre enfants, depuis 1997, elle habite en Alle­magne, pour des raisons politiques.
Suna Arev was born in 1972 in the vil­lage of Uzun­tar­la, Elazığ dis­trict. From a fam­i­ly of eight chil­dren she became one of the agri­cul­tur­al work­ers at an ear­ly age. The mil­i­tary coup d’état of Sep­tem­ber 12 1980 served as a mir­ror in shap­ing her polit­i­cal out­look. After obtain­ing a diplo­ma from the Elazığ Pro­fes­sion­al Busi­ness School, she expe­ri­enced the full force of fas­cist and racist behav­iours in her town. She has lived in Ger­many since 1997, for polit­i­cal rea­sons. She is the moth­er of four children.