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Une pop­u­la­tion main­tenue depuis un siè­cle dans le déni des géno­cides passés ne peut que vivre avec dans la tête une mytholo­gie du “tré­sor enfoui”.

Les Roums, les Arméniens avant eux, auraient avant de mourir sur le chemin des dépor­ta­tions, caché leurs tré­sors ici et là, et de préférence dans des sites “anciens”.

J’imag­ine bien ces pop­u­la­tions pau­vres, pour­chas­sées par les tueurs, réu­nir leur or et l’en­ter­rer, afin de revenir le rechercher au jour de la résur­rec­tion et du juge­ment dernier. Mais, comme pour les théories du com­plot, celle de l’Ar­ménien et de son or croit et prospère tou­jours sur la bêtise et l’ignorance.

J’ai le sou­venir d’un séjour idyllique côté Mer Noire, au début de ce siè­cle, avec vingt ans de moins, dans des lieux et paysages que je sais aujour­d’hui com­plète­ment détru­its, pour “favoris­er le tourisme”. Petite “pen­sion” per­due en mon­tagne, chalet ancien au dessus d’un tor­rent, hôte attaché à faire décou­vrir les beautés de sa région, pes­tant déjà con­tre les trafics de bois qui pré­tex­taient des infes­ta­tions d’in­sectes ravageurs pour faire des coupes ras­es dans les forêts en bonne san­té des alen­tours. C’é­tait avant le règne d’Er­doğan, c’é­tait bien la Turquie éternelle.

Mon hôte avait tenu à nous faire partager sa fureur con­tre les “chercheurs de tré­sors” et nous avait emmenés sur quelques sites troués comme du gruyère, à l’emplacement de cer­tains vil­lages éloignés, aban­don­nés, qui auraient été Grecs (Roums) ou arméniens. Les fontaines de pierre n’y voy­aient plus couler une seule goutte d’eau, et leurs débris gisaient à terre, en morceaux épars. Curieuse man­i­fes­ta­tion d’une his­toire mal digérée qui ren­con­trait la “soif de l’or”, au pied des puits asséchés.

Il faut dire qu’en Turquie, le kémal­isme a fait que l’his­toire enseignée à l’é­cole n’est que celle de la gloire du Saint Homme répub­li­cain. Du coup, tout est con­fon­du. Les fresques qui ornaient les chapelles troglodytes de Cap­padoce, par exem­ple, très nom­breuses, témoignant d’un loin­tain passé humain qui n’é­tait même pas encore Ottoman, celui de ces ter­ri­toires, sont assim­ilées aux con­flits récents du siè­cle dernier avec les Grecs et les “puis­sances extérieures”. Ain­si, ces Roums que la République a chas­sé auraient vécu récem­ment dans des grottes et des cav­ernes, selon cer­tains habi­tants des lieux, qui passent leur temps à grat­ter les yeux des fresques “grec­ques” pour les détru­ire. Les sauvages ! Le vrai Turc lui, vivait sous sa yourte, tout le monde le sait, au milieu de meutes de loups gris qu’il affec­tionne. Mais je m’é­gare, comme je m’é­gar­erais encore en pen­sant que le “Croc blanc” de Jack Lon­don, au milieu des chercheurs d’or, était un loup gris.

gumushaneRevenons donc à nos tré­sors cachés, et intéres­sons nous à l’une de ces légen­des, qui elle, remonte aux légions romaines, qui auraient cam­pé dans le coin. Par­lons de la saga autour du lac Dip­siz, près de Gümüşhane, qui fait causer.

Nous sommes encore côté Mer Noire.

Une des qua­tre grandes légions de l’Em­pire romain qui sta­tion­naient en Ana­tolie aurait porté le nom d’un grand poète français : Apol­li­naire. Et, comme cha­cun sait, “sous le pont Mirabeau coule la Seine”, et toutes les légions avaient aus­si une atti­rance par­ti­c­ulière pour l’eau. Ain­si lui fai­saient-elles des sac­ri­fices et y engloutis­saient-elles leurs tré­sors. C’est un peu résumé, mais “l’archéol­o­giste” en herbe qu’est le chercheur de tré­sors anciens turc préfère les choses sim­ples, pour jus­ti­fi­er ses fouilles.

Voici donc l’en­droit où aurait été jeté l’or, par la légion Appoli­naire, pour faire des ronds dans l’eau. Belle bas­sine, non ?

dipsiz lac

Bon, ce n’est pas le Lac Majeur, mais la curiosité géologique valait le coup d’oeil, d’au­tant qu’elle s’in­scrivait dans un paysage de  mon­tagne, à 2040 m d’alti­tude. Elle a un peu changé depuis le carnage…

Dans une déc­la­ra­tion écrite faite par le bureau d’un gou­verneur du coin, il est indiqué “qu’une licence de recherche de tré­sor a été délivrée pour le lac situé à l’in­térieur des lim­ites du vil­lage de Duman­lı, cen­tre de Gümüşhane. Après les qua­tre jours de fouilles, le lac a été refer­mé le 10 novem­bre 2019, et la zone a été restau­rée”. Rien n’a été trou­vé. Ce per­mis, accordé sur la foi d’une rumeur, avait été validé par une autorité respon­s­able en “archéolo­gie”, pour faire plus sci­en­tifique, et des avis posi­tifs du con­seil région­al de Tra­b­zon pour la pro­tec­tion du pat­ri­moine cul­turel, et de la direc­tion provin­ciale de l’en­vi­ron­nement et de l’urbanisation .

Vider le lac, l’asséch­er, trou­ver et perqui­si­tion­ner le fond n’au­ra pris que quelques jours. Chou blanc. Le lac était rem­pli de terre, paraît-il. 12 000 ans de couch­es géologiques accu­mulées, qua­tre jour de recherch­es, et on referme. La Rome antique avait du jeter son or ailleurs. Et, depuis, à chaque pluie, les boues se mélan­gent dans le trou comme une mau­vaise soupe.

lac dipsiz

Affir­mant qu’il était impos­si­ble que le “lac sans fond” revi­enne à son état antérieur, un cer­tain Pro­fesseur, le Dr. Osman Bek­taş, qui con­naît bien son sujet, ajoute qu’i­ci a été détru­it ce qui s’é­tait con­stru­it sur une très longue péri­ode géologique. C’est là “la force du Turc”.

Il n’est pas pos­si­ble de recréer arti­fi­cielle­ment la struc­ture écologique naturelle parce que les con­di­tions pré-exis­tantes dans le lac étaient des struc­tures dévelop­pées sur une longue péri­ode géologique, pas sur une courte péri­ode. Nous voyons que l’eau du lac est trou­ble au con­traire de ses anci­ennes car­ac­téris­tiques. Les arrivées d’eaux ali­men­tant le lac ont été mod­i­fiés par des exca­va­tions souter­raines et un drainage de sur­face. Le sys­tème de drainage ali­men­tant le lac a été ain­si détru­it pen­dant l’ex­ca­va­tion, et la struc­ture écologique naturelle égale­ment. Le lac sans fond est mort main­tenant “.

Il ne manque plus désor­mais qu’un vague cousin d’Er­doğan obti­enne un per­mis pour tamiser les boues, sous le pré­texte qu’elles seraient aurifères, à moins que la désor­mais célébrité acquise ne fasse qu’un tour oper­a­tor n’in­scrive l’ex­cur­sion au pro­gramme. On y ver­ra alors fleurir une baraque à kebab, six chais­es et une table en plas­tique, un para­sol pub­lic­i­taire et trois cal­i­cots aux couleurs de la Turquie, le tout sans alcool, bien sûr. Le trou serait bien gardé.

L’af­faire fait un cer­tain bruit, car elle illus­tre bien cette course au tré­sor qui se déroule aus­si bien sur le plan minier que dans les investisse­ments dans le béton de toutes natures, bar­rages en tous sens com­pris. Celle-ci ne pour­rait avoir lieu sans la cor­rup­tion qui règne à tous les étages. Rien que pour les petits trous, entre 2008 et 2018, 1183 per­mis de chas­se au tré­sor ont été délivrés.

On pour­rait s’ar­rêter là et refer­mer nous aus­si, mais je ne voulais pas faire que des ronds dans l’eau.

Et, juste­ment, à pro­pos de lac, il en est un qui ce mois n’a pas livré, à la date anniver­saire du 3 juil­let, le tré­sor de mémoire qu’il devrait faire remon­ter en sur­face. Je veux par­ler du lac aujour­d’hui Haz­ar Gölü, anci­en­nement Goljuk, ou bien en arménien, Ծովք Լիճ. Si vous préférez, cet endroit fig­ure dans les réc­its du géno­cide des Arméniens en 1915, à la date du 3 juil­let, sous l’ap­pel­la­tion “abat­toir de Goljuk”. Des mil­liers d’Ar­ménienEs y périrent assas­s­inéEs et les mémoires écrits dis­ent que cer­tains brûlaient les corps, pour “y trou­ver l’or qu’ils pou­vaient avoir avalé”. Moins de quar­ante année plus tard, le nazisme lui, se fai­sait arracheur de dents.

Et, mes amiEs kur­des ne m’en voudront pas, il est aus­si écrit et racon­té, dans la lit­téra­ture du géno­cide, que vous aurez grand mal à trou­ver en Turquie, que les pop­u­la­tions kur­des de l’époque furent asso­ciées aux mas­sacreurs, les don­neurs d’or­dres leur pro­posant de se pay­er sur la bête. Je m’au­torise à écrire cela parce que, juste­ment, c’est du côté kurde en par­ti­c­uli­er, hors la com­mu­nauté arméni­enne, que vien­nent recherch­es et doc­u­men­ta­tion. Les Kur­des, qui après les Arméniens, les Roums et les Juifs, sont main­tenant le dessert de cette orgie mortelle. Ils l’ont bien com­pris aujour­d’hui, eux, qui fouil­lent dans la mémoire, l’ex­hume, pour en tir­er des leçons d’avenir.

Ils sont donc bien placé pour sig­ni­fi­er que cette Turquie est malade de son his­toire, de ses dénis et de son néga­tion­isme. La cause kurde demande de regarder le passé en face, car s’il ne fait pas le présent, ce passé en est ses racines. Les vrais tré­sors sont enfouis là, ceux qui pour­raient pay­er le prix de la paix.

Et, comme de la bas­sine au wok il n’y a qu’un change­ment de dimen­sions, je m’en vais de ce pas à con­trario élargir mon propos.

Tous les puis­sants, tous les dom­i­na­teurs, se liguent pour effac­er les traces de leurs crimes com­mis tout au long de l’his­toire humaine, pour asseoir et dévelop­per leurs pou­voirs. L’or des Incas devint objet de con­voitise et déci­da du géno­cide indigène par les Espag­nols. L’his­toire ne retien­dra dans la réécri­t­ure des puis­sants que l’épopée de Christophe Colomb et la date de 1492. Ain­si, la Turquie eut son Mustafa Kemal, qui décou­vrit la Turquie, la France ses troupes colo­niales, comme l’An­gleterre, l’Alle­magne, et bien d’autres, et cha­cun son stat­u­aire et sa con­tri­bu­tion au “pro­grès”.

Meurtres, géno­cides, coloni­sa­tions, esclavage des uns pour les autres, l’his­toire humaine est pavée d’in­hu­man­ités, et pour­tant la gloire a tou­jours immor­tal­isé les assassins.

Pour plus de deux mil­lé­naires, le sang a tou­jours coulé dans la bas­sine, comme celui d’un ani­mal qu’on égorge, pour en dévor­er la puis­sance. On a cod­i­fié des “races”, pour établir des hiérar­chies dans l’hu­main. Ren­dre esclave un inférieur fut la règle, comme ren­dre esclave un non croy­ant, volon­taire­ment non islamisé. Je résume là ce que furent de con­serve la “traite négrière” et “l’esclavage islamiste” pour l’Afrique…

Je ne jette plus rien dans la bas­sine, le woke est plein aus­si. 1.

Com­ment en suis-je donc arrivée là, à com­menter à mon âge des débats entre supré­macistes et oppriméEs. La cause kurde en Turquie n’y est pas pour rien je crois, le mou­ve­ment fémin­iste et LGBTQI+ non plus.

Il n’est pas éton­nant que tous les nation­al­ismes s’ac­com­pa­g­nent des néga­tion­ismes. Ces nation­al­ismes sont ten­ants des “romans nationaux”, comme ici celui de la turcité, au nom d’une tribu fan­tas­mée qui gou­verne. L’his­toire devient un con­te racon­té aux enfants où le loup gris tri­om­phe de la fil­lette en voiles.

Si je suis moi aus­si une chercheuse de tré­sor, c’est dans l’his­toire que je trou­verai mon or. Acheter avec, la guerre ou la paix, en voilà une bonne question.

Mamie Eyan

mamie eyan

Note finale de l’autrice :

Après avoir signé cette dernière chronique, je voudrais chaleureuse­ment remerci­er celleux qui m’ont jusque là lue et sup­port­ée depuis quelques années déjà. Oui, je prends enfin une retraite méritée. Mais, ras­surez-vous, le nom d’emprunt sous lequel j’ai sévi restera sur Kedis­tan. La plume chang­era, c’est tout. Je passe le relai à plus jeune que moi. Et, comme j’ai tou­jours dic­té ces chroniques afin qu’elles soient traduites, et que les tra­duc­teurs res­teront les mêmes, Mamie Eyan gardera le même ton. Et qui sait, peut être avais-je déjà passé la main ?

Ce fut tou­jours un plaisir.

 


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Mamie Eyan
Chroniqueuse
Ten­dress­es, coups de gueule et révolte ! Bil­lets d’humeur…