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La scène est filmée dans une rue passante et commerciale du quartier de Kadıköy à Istanbul. Entre les corps qui obstruent le champ de vision on voit un homme, un ampli à la main, tenter d’en empêcher un autre, cheveu ras et carrure athlétique, de s’emparer de son instrument. Il se fait ensuite brutalement empoigner par d’autres hommes autour. Filmée le 2 avril et largement partagée sur les réseaux sociaux, la vidéo montre des policiers en civil confisquer le saz du musicien kurde Siwar, parce qu’il chantait et jouait de la musique kurde en public.
Le même jour, 1500km plus à l’est, à Diyarbakır, centre culturel et politique des régions kurdes, MED-DER, un centre dédié à l’apprentissage de la langue kurde appelait à se rassembler devant le tribunal en réaction à l’interdiction pour la porte-parole et activiste historique du mouvement des femmes kurdes (TJA) Ayşe Gökkan de se défendre dans sa langue maternelle lors de son procès le 31 mars. Lors de sa prise de parole, la coprésidente du centre, Şilan Elmaskan, a lancé : “Le peuple kurde et les femmes kurdes ne se plieront jamais à ces politiques de déni.”
Dès sa création par Mustafa Kemal Atatürk en 1923, la République turque cherche à imposer une identité unique sur tout son territoire, notamment à travers l’usage exclusif de la langue turque moderne apparue suite à la réforme linguistique de 1928 . Celle-ci instaure notamment l’usage de l’alphabet latin. Les langues kurdes, support de l’identité, sont particulièrement visées. Dans les régions kurdes au sein des frontières turques, ce sont principalement le kurmancî et le zazakî (ou kirmanckî, dimli) qui sont parlées. Les politiques assimilationnistes se sont largement inspirées du modèle de la révolution française et notamment de l’abbé Grégoire, qui rédige le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, présenté à la Convention nationale le 4 juin 1794. Près de 200 ans plus tard, dans les années 30, son contenu trouvera un écho dans un autre rapport, rédigé cette fois par Ismet Inönü, premier ministre de Atatürk, intitulé Restructuration de l’est, et qui détaille un programme pour l’assimilation du peuple kurde le contrôle de l’est du pays. Il y déclare notamment : “Il n’y a aucun sens à enseigner dans des écoles différentes à des enfants turcs et kurdes. Ils doivent être éduqués ensemble à l’école primaire. Cela sera très efficace pour turquifier le peuple kurde.”
“Tu ne pouvais pas parler en kurde à l’école” témoigne Metin Ewr, réalisateur qui vient d’achever un court métrage sur la lutte de la presse kurde. “Dans un village reculé du Kurdistan, un.e instit’ qui ne parle pas un seul mot en kurde, y est affecté.e. Les enfants sont tous Kurdes, ne parlent pas turc. Mais l’instit’ représente l’État, l’assimilation. Ielle élabore un système de punition pour les élèves qui parlent kurde. Ton identité, ta culture, ta langue sont reniés. Tu ressens tout cela et tu arrives jusqu’à aujourd’hui en payant ce prix… Pour nous exprimer, nous devons utiliser notre langue. Encore aujourd’hui, en parlant le turc, j’ai des difficultés. Mais le Kurde, ce n’est pas pareil. Ce que je ressens, je le ressens dans ma langue, et c’est dans celle-ci que je peux l’exprimer le mieux.”
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L’Académie de Cinéma du Moyen-Orient est une association fondée en 2012 à Diyarbakır pour répondre aux besoin des cinéastes kurdes. Entretien.
Sous le régime d’Erdoğan, la politique d’assimilation visant les identités des différents peuples de Turquie se poursuit, même si elle prend une forme et des objectifs différents des politiques nationalistes-kémalistes, avec notamment une importance plus marquée du religieux et une pseudo-reconnaissance de l’existence des différents peuples, utile pour mieux étouffer leurs droits à l’auto-détermination.
Politique d’assimilation
Mirad est le deuxième co-président du centre MED-DER. Il nous reçoit dans un petit bureau encombré, et demande à répondre en kurde aux questions.
“Il y a environ 25 millions de Kurdes dans ce pays, mais l’État ne fait rien pour eux. Par exemple, un document contre les violences faites aux femmes vient de sortir dans différentes langues, y compris européennes. Mais pas de langue kurde parmi elles. Si au Parlement un député dit ‘bonjour’ en kurde, on te dit qu’il parle dans une langue incompréhensible. C’est humiliant. Dans les institutions officielles, la langue kurde est interdite. Ça fait un siècle que ça dure. Contre ces pressions, il y a des des militant.es qui luttent en affirmant que c’est leur langue maternelle, et qu’on ne peut pas les priver de leur existence. Pourquoi les Kurdes ne peuvent pas parler en kurde ? Beaucoup de gens sont en prison pour cela. Il y a même des martyrs tués pour avoir dit que la langue kurde existait. Mais les Kurdes et la kurdicité ne disparaîtront pas tant qu’il y en aura la conscience”
Il insiste également sur le fait qu’en tant que citoyen turc qui paie des impôts, pouvoir utiliser sa langue maternelle n’est pas une requête mais un droit.
“Le gouvernement nous prend de l’argent, par la force, mais quand il construit des institutions gouvernementales, pourquoi n’y a‑t-il pas de kurde parmi celles-ci ? Je suis Kurde, vous prenez mon argent et celui de ma mère. Elle ne parle pas turc, quand elle va à la poste, elle ne peut pas faire ses demandes, elle est obligée de rentrer. Alors ce n’est pas seulement un souhait, ni une faveur, il s’agit d’un droit qui nous a été refusé pendant cent ans et qui doit être donné. L’État devrait même s’excuser. C’est une honte pour les Kurdes et les Turcs. Nous n’acceptons pas cela et nous nous battons pour notre langue. Nous ne la laisserons pas disparaître. Mais en même temps, nous appelons le gouvernement turc à lui donner un statut officiel. Nous organisons pour cela des campagnes, des plateformes…” Cette volonté de reconnaissance, Mirad l’étend au monde entier et notamment aux grandes organisations qui se réclament des droits humains telles que les Nations Unies, l’Union Européenne…
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Durant la période noire des années 90, l’État turc a pratiqué une politique de la terre brûlée dans les régions kurdes, vidant et incendiant près de 3000 villages et chassant leurs habitant.es vers les villes tout en organisant les exécutions extra-judiciaires et la torture des militant.es kurdes. Les langues et la culture kurdes sont alors strictement interdites, ce qui laissera tout une génération traumatisée et bloquera la transmission intergénérationnelle. “C’est notre crime” affirme gravement Beshir, en parlant du fait que les familles émigrées à l’ouest n’aient pas appris la langue kurde à leurs enfants. “Bien sûr il y a la pression de l’État, mais c’est aussi à nous d’assumer notre responsabilité” ajoute-t-il. Ömer Fidan, écrivain kurde, traducteur et co-président de PEN-kurde, militant pour l’usage de la langue kurde, explique ce phénomène :
“Les Kurdes ont été forcés de s’exiler dans des villes. Les enfants y ont grandi. Dans les villages, il y a l’agriculture et l’élevage pour survivre, mais en ville c’est impossible. La seule solution est de faire des études, devenir employé.e.s, fonctionnaires. Ainsi les Kurdes se sont éloigné.e.s de leurs langues, de leur culture. Une langue qui n’est pas parlée par les enfants est vouée à disparaître. Par exemple, la population de Diyarbakır est constituée de 98 % de personnes d’origine kurde, mais seuls 50 % parlent kurdes. De nombreuses personnes ont grandi ‘en langue turque’, malheureusement, particulièrement pour la nouvelle génération qui a aujourd’hui moins de 30 ans et qui a du s’adapter à l’État, pour pouvoir aller à l’école, trouver du travail. La langue des mères de ces jeunes est bien le Kurde, mais leur langue maternelle est devenu le turc.”
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Entretien avec Ömer Fidan, un des acteurs du développement de la littérature kurde au Kurdistan Nord ainsi qu’à l’international.
Fausse option à l’école et stratégie symbiotique de résistance
En 2013, un programme de master pour les langues et la culture kurdes a été ouvert à l’université Artuklu de Mardin, ce qui a permis à l’État turc d’affirmer que langue kurde n’était à présent plus ostracisée et pouvait être librement pratiquée. Un avis que ne partagent toutefois pas nombre de militant.es pour la défense des langues. Mais les stratégies divergent. Certain.es choisissent d’intégrer le système étatique, suivant en cela ce qu’E. Olin Wright dans son ouvrage Utopies Réelles appelle une stratégie symbiotique, et qu’il pense inefficace pour gagner une lutte, tandis que d’autres font le choix de construire à côté de l’État, dans ce que l’auteur qualifierait de stratégie interstitielle.
Coordonnée à l’époque par l’universitaire spécialiste des langues kurdes et un temps député du HDP Kadri Yıldırım, décédé fin mars 20211, la formation des enseignant.es a ensuite été confiée à l’université de Bingöl, beaucoup plus conservatrice, dans la vague de répression post coup d’État de 2016. 500 étudiant.es ont été diplômé.es dans la première promotion du master. “Mais seulement 17 enseignant.es ont été affecté.es, 14 pour le dialecte kurmandjî, et 3 pour le zazakî” explique Xiyas, qui a commencé à enseigner en 2014. Par la suite, chaque année leur nombre a baissé. En 2021, 4 enseignant.es sont recruté.es, 3 en kurmandjî et 1 en zazakî.
“Tous les ans, j’enseigne à environ 400 à 500 élèves,” explique Xiyas. “Nous avons 2 heures de cours par semaine pour chaque groupe, seulement pour les élèves de 5ème. Pour apprendre une langue, c’est largement insuffisant. Par ailleurs, en Turquie les élèves ont un apprentissage tourné vers les concours. Comme ils se focalisent sur ceux-ci, les élèves travaillent davantage les matières concernées. Par exemple, le Turc, les Mathématiques, les Sciences, Sciences sociales, l’anglais et la religion…”
Pour Ömer Fidan le choix “est donné à l’enfant après son assimilation, en proposant le Kurde en option comme une langue étrangère. Un enfant turc pourrait vouloir apprendre le Kurde et choisir ces cours optionnels. Mais le fait qu’un enfant kurde prenne des cours de sa langue maternelle, seulement deux heures par semaine, n’a aucun sens.”
Le programme officiel et le contenu des enseignements de langue kurde est préparé en Turquie par le “Talim ve Terbiye Kurulu” [NDLR : qu’on peut traduire par “Conseil de pratique et formation”] attaché au ministère d’éducation. L’examen des livres d’enseignement montre notamment une iconographie aux références inexactes, sur le voile porté par les femmes par exemple, et largement teintée d’une approche religieuse. Certaines pages se font le relais de la propagande étatique. On trouve ainsi un dossier vantant la façon dont certains monuments du village à l’histoire millénaire de Hasankeyf, ont été déplacé, avant que l’État ne noie celui-ci sous les eaux du barrage d’Ilısu. Surtout, le premier manuel s’ouvre sur l’hymne national, sous un grand drapeau turc.
Si l’option existe sur le papier, dans la pratique la choisir n’est pas si simple. Les délais d’inscription sont extrêmement courts et les populations ne sont pas informées. Un enfant qui rate la période d’inscription, ne peut pas s’inscrire avant l’année scolaire suivante. Les administrations des écoles, sous la pression de l’État, conseillent de ne pas prendre l’option langue kurde “vous êtes déjà kurdes, vous connaissez la langue, prenez donc par exemple la vie du prophète, ou l’arabe”… Ils disent parfois “à l’école il n’y a pas de professeur.e de kurde, même si vos prenez cette option, vos cours se passeront en heures libres, ne la prenez pas…” explique Mirad, de MED-DER, qui ajoute avec colère: “On fait peur aux familles, c’est pourquoi de nombreux parents ne veulent pas que leurs enfants apprennent le kurmancî. Ils veulent que les gens fuient cette langue et en même temps, prétendre face aux autres États que les Kurdes ont le droit de choisir d’apprendre leur langue. C’est également une forme d’humiliation de ne laisser que quelques enseignant.es à des millions de citoyens. Ils veulent dire : nous avons donné ce droit aux Kurdes, mais eux-mêmes ont honte d’apprendre la langue kurmancî. La vraie humiliation est que le kurmancî soit devenu facultatif. Quand tous les habitants d’un village sont kurmanc, pourquoi leurs enfants ne devraient-ils pas être éduqués dans cette langue ? Ou pourquoi ne pas apprendre deux langues ?”
Malgré tout, certains pensent qu’il faut soutenir ces cours, afin justement de rendre visible la demande et de confronter l’État à celle-ci. Au delà d’une simple option, comme le souligne Ömer Fidan, “ce qu’il nous faut, ce n’est pas seulement l’enseignement du Kurde, mais l’enseignement EN kurde, les Mathématiques, la Physique, la Chimie, tout… Imaginez, nous parlons de 40 millions de Kurdes, 25 millions au moins au Kurdistan Nord…”. L’enseignement en langues maternelles est un combat porté notamment par le syndicat d’enseignant.e.s Eğitim-Sen, largement majoritaire dans les régions kurdes avec plusieurs milliers d’adhérent.es. Lors d’une rencontre à Diyarbakır avec la secrétaire générale du syndicat, Necla Kurul, académicienne limogée par l’État pour ses positions politiques, à la question de savoir quels étaient les axes de lutte de la section de Diyarbakır, l’enseignement en langues maternelles revient à de nombreuses reprises comme un droit vital, poliment mais fermement exprimé par les participant.es de l’assemblée qui ont parfois le sentiment de ne pas être entendu.es par leurs collègues turcs. Un enseignant souligne notamment pour les enfants les difficultés d’apprentissage posées par la logique grammaticale foncièrement différente entre les deux langues. Un enfant pour qui la langue maternelle est le kurde aura du mal à adopter les structures grammaticales de la langue turque.
Enseignement alternatif et stratégie de résistance interstitielle
Pour la majorité des militant.es, l’école publique ne constitue donc pas une solution satisfaisante pour le développement de la langue kurde. A Diyarbakır, l’institut MED-DER s’est donné pour mission comme l’explique Mirad “de préserver, développer et maintenir en vie la langue kurde dans la société” et d’être “la manifestation d’une résistance pour dire que les Kurdes sont vivants, qu’ils vivent ici, que leur langue est le kurde.”. Il a été ouvert en 2017 après que les structures précédentes aient été fermées par décret dans la vague de répression qui a suivi le coup d’état avorté de juillet 2016. Outre l’enseignement, une des activités du centre consiste à produire du matériel pédagogique pour l’enseignement du kurde, et à réfléchir au développement de la langue. Mirad ancre ces travaux dans un héritage historique. “Les Kurdes se battent pour le droit à leur langue maternelle depuis le 19e siècle. En 1913, des journalistes et des militants kurdes ont fait des recherches et débattu sur la langue kurde, de comment avoir une langue juste et complète. Après la formation de l’État turc, ces luttes ont été marginalisées, mais les Kurdes n’ont pas renoncé à ce droit. Depuis 1930, un héritage leur a été laissé à travers la publication “Hawar”, incitant à suivre la voie de personnes comme Jalal Adin Badr Khan qui a travaillé dur pour la langue kurde. Depuis lors, les efforts pour la développer se sont intensifiés, jusqu’en 1990 où des journaux tels que Welat et Azadi Welat sont parus en Kurde. Cette ligne est notre héritage sur lequel nous nous appuyons.”
Si du fait de la pandémie les cours se font désormais sur Zoom, “les attaques contre la langue kurde n’ont jamais cessé, jamais,” témoigne Mirad. “La police n’attaque pas directement les centres, mais se tient devant eux et demande aux gens de montrer leurs cartes d’identité. Ils ne ferment pas les portes, mais ils disent qu’ils vont faire quelque chose pour que personne ne vienne ici. Ils surveillent les militants de ces centres et ceux qui vont et viennent. Ces attaques ne sont pas nouvelles et ne seront pas les dernières. Ils veulent détruire les Kurdes, et pour ce faire, ils doivent également détruire la langue kurde. Une nouvelle loi a été adoptée selon laquelle des centres comme le notre devraient également payer des impôts. Pourquoi des centres qui ne gagnent pas d’argent devraient-ils payer des impôts ? Ils font de telles lois parce qu’ils savent que la société nous soutient.”
Problèmes posés par l’apprentissage tardif
L’apprentissage tardif de la langue kurde, avec une scolarité marquée par l’usage de la langue turque et la dévalorisation des langues maternelles, marque les enfants, qui ont souvent du mal, comme l’explique Xiyas, à franchir le pas de l’expression en kurde au sein de la classe, privilégiant le turc. “Depuis sept ans, je prends un long moment pour expliquer aux élèves qu’il n’est pas grossier de parler en kurde. Lorsque l’un parle en kurde, les autres ne doivent pas en rire. Au bout d’un mois, dans certaines classes on arrive à parler entièrement en kurde,” témoigne l’enseignant.
Pour Ömer Fidan, le problème est complexe et impacte la psychologie des enfants.
“La question n’est pas seulement d’être capable d’écrire la langue techniquement, mais aussi la façon dont on modèle la pensée. Les enfants commencent l’école primaire à 6 ans. Avant cet âge, à la maison il y a la télévision, les bruits de la rue, tout est en turc… La langue maternelle n’est pas non plus forcément utilisée au foyer. Et lorsque l’école commence, le système d’enseignement actuel dit aux enfants “la langue kurde est un mensonge, une erreur”. Ils vivent alors un traumatisme. Ensuite ils essaient d’apprendre le turc et ressentent un rejet envers la langue kurde. Quand illes iront à l’université, dans une autre ville, bien qu’illes aient reçu le même enseignement en turc, et même si illes s’affichent comme turq.ue, même s’illes réussissent mieux que les autres, illes se trouveront discriminé.es du fait de leurs origines. Cela génère souvent un réveil politique qui aboutit à une réappropriation de sa kurdicité. Mais entre la première année de l’école primaire et l’université, il y a un éloignement de celle-ci pendant 13 années. L’assimilation est passée par là.”
Il conclut en questionnant : “Dans quelle mesure une personne peut-elle revenir en arrière ? Revenir à ses origines demande une énorme énergie. Parce que cette fois, il faut qu’elle regarde autrement les 13 années de sa vie, et retrouver tout ce qu’elle a perdu. Et ce qui est perdu en 13 ans, est difficile à retrouver, et parfois impossible.”
Sur les bancs de Med-Der, les profils des étudiant.es sont varié.es. “Nos étudiants sont de tous âges,” explique Mirad. “Parmi eux, on a des académicien.nes, des travailleur.ses, des fonctionnaires, on a des femmes au foyer, des enfants, des adolescent.es qui veulent retrouver leur identité à travers leurs langues maternelles. La langue est notre existence, notre conscience, notre futur. C’est aussi la couleur de la vie. Si quelqu’un oublie sa langue, il oublie son soi, sa culture, son existence, son avenir, et il perd la beauté de la vie.”
La standardisation et le futur de la langue
“Durant des siècles le Kurde n’a pas été une langue d’enseignement. Oui, il est parlé entre les gens. Mais il n’y a pas de standardisation,” explique Xiyas. Il cite en exemple les multiples façon d’exprimer le verbe “parler”. “axaftin” dans la région de Hakkari, dans la région de Van “xaberdan”, à Mardin “staxelin”. Quant à Diyarbakır, plus cosmopolite, on dit “peyivîn, warxaftin, xaberdan, qesekirin”. “Comme il n’y a pas de standardisation, cinq élèves se retrouvent, chacun.e maîtrise parfaitement le kurde, parce qu’ille le parle dans sa famille, mais une fois ensemble, illes ne se comprennent pas. Les suffixes, les mots peuvent être différents. Il existe des travaux de standardisation, mais le peuple n’y a pas eu accès. Il y a une avant-garde, il existe des linguistes kurdes. Par exemple il y a 10, 15 ans, le mot “spas” paraissait étrange aux gens de Hakkari. Mais maintenant les gens savent que cela veut dire “merci”. Pour remercier on utilisait plutôt “Xwedeşte razi be” (équivalent de Dieu vous bénisse). Dans son essence c’est une belle parole, mais elle ne veut pas dire “merci”. Actuellement, nous structurons la standardisation. Nous avons des livres communs. Nous sommes environ 70, 80 enseignant.es dont chacun.e a minimum 200 élèves par an. Je dis toujours aux enfants, le Kurde que vous parlez chez vous est juste, le kurde que vous entendez dans la rue, est aussi juste, le kurde dans ce livre est juste également. Si nous parlions tous le kurde du livre en plus nous n’aurions aucun soucis à nous comprendre. Mais tout cela est notre richesse. La standardisation est en cours, mais les gens n’arrivent pas à réserver du temps pour l’apprentissage.”
Le travail mené par les enseignant.es au service de l’État ne recoupe toutefois pas celui mené dans les instituts qui militent pour l’usage du kurde. Pour Mirad, la standardisation n’est qu’un problème parmi d’autre, et pas forcément le plus urgent. Pour lui il faut d’abord renforcer la lutte pour la langue.
“Nous n’abandonnons le travail de standardisation, mais nous n’y consacrons pas toute notre énergie. Que le droit de la langue kurde soit assuré, que les attaques contre elle cessent, alors nous pourrons également essayer de la standardiser avec l’aide des linguistes des différentes régions du Kurdistan et de la diaspora. Ce n’est qu’un problème parmi d’autres. Par exemple, nous avons la question du matériel en langue kurde, des méthodes éducatives. Nous sommes également confrontés au problème de l’ajout de connaissances universelles à la langue kurde. Nous nous préparons pour demain. Que faire à l’avenir et comment intégrer la langue kurde dans le monde numérique ? Tout est en turc, technologies, journaux, histoires, écoles, armée, poste et banque, etc. L’un des dangers pour l’avenir de la langue kurde est aussi la menace qui pèse la langue ‘kîrmanckî’.
Les droits des Kurdes et leur langue sont en danger. Et nous avons besoin du soutien de celles et ceux dans le monde qui soutiennent la lutte kurde. Actuellement celui-ci est insuffisant face à cent ans d’attaque contre la langue kurde. Les soutiens pourraient organiser des programmes conjoints avec nous, soutenir nos activités, organiser de grandes conférences, mener des projets ambitieux, car nos opportunités ici sont limitées. Au fur et à mesure que notre langue progresse, l’avenir s’éclaircit, mais cela se fait en luttant et avec effort. Si le combat s’arrête, les attaques augmenteront.”
Le 22 février, une plate-forme pour la langue kurde est lancée pour qu’elle soit reconnue comme une langue d’enseignement, avec 10 revendications qui rencontrent rapidement un large soutien :
- Ouverture d’une branche kurde de votre institution à Diyarbakır ou ouverture d’une branche / chaire kurde au centre d’Ankara
- Embaucher des experts en langues kurdes
- Mener une étude complète du dictionnaire kurde
- Réalisation d’une étude étymologique du dictionnaire kurde
- Travail de numérisation du dictionnaire kurde
- Créer un dictionnaire des idiomes et des proverbes kurdes
- Publication d’un dictionnaire kurde numérique
- Organisation d’un Symposium international sur les langues kurdes
- Publication trimestrielle de la revue “Kurdish Grammar”
- Publication d’ouvrages réalisés dans le domaine de la grammaire kurde
Suite à la prise de parole de Mme Elmaskan devant le tribunal de Diyarbakır, la foule composée de représentant.es des syndicats progressistes tels que Eğitim-Sen, du HDP, d’associations de femmes, de représentant.es de la société civile, a scandé “Bê ziman jiyan nabe”, “Zimanê me rumeta meye” : “sans langue pas de vie” et “ma langue c’est pas ma dignité”. Quelques jours plus tard, le 24 avril, elle sera arrêtée au petit matin, en même temps que 22 femmes kurdes impliquées dans le combat politique pour la reconnaissance des droits de leur peuple, et dans la lutte contre les violences faites aux femmes.
Image à la Une : 08 mars 2021, Amed “Notre lange meternelle est notre identité” (Photo Loez)