Français | English

La scène est filmée dans une rue pas­sante et com­mer­ciale du quarti­er de Kadıköy à Istan­bul. Entre les corps qui obstru­ent le champ de vision on voit un homme, un ampli à la main, ten­ter d’en empêch­er un autre, cheveu ras et car­rure ath­lé­tique, de s’emparer de son instru­ment. Il se fait ensuite bru­tale­ment empoign­er par d’autres hommes autour. Filmée le 2 avril et large­ment partagée sur les réseaux soci­aux, la vidéo mon­tre des policiers en civ­il con­fis­quer le saz du musi­cien kurde Siwar, parce qu’il chan­tait et jouait de la musique kurde en public.

Le même jour, 1500km plus à l’est, à Diyarbakır, cen­tre cul­turel et poli­tique des régions kur­des, MED-DER, un cen­tre dédié à l’ap­pren­tis­sage de la langue kurde appelait à se rassem­bler devant le tri­bunal en réac­tion à l’in­ter­dic­tion pour la porte-parole et activiste his­torique du mou­ve­ment des femmes kur­des (TJA) Ayşe Gökkan de se défendre dans sa langue mater­nelle lors de son procès le 31 mars. Lors de sa prise de parole, la coprési­dente du cen­tre, Şilan Elmaskan, a lancé : “Le peu­ple kurde et les femmes kur­des ne se pli­eront jamais à ces poli­tiques de déni.”

Dès sa créa­tion par Mustafa Kemal Atatürk en 1923, la République turque cherche à impos­er une iden­tité unique sur tout son ter­ri­toire, notam­ment à tra­vers l’usage exclusif de la langue turque mod­erne apparue suite à la réforme lin­guis­tique de 1928 . Celle-ci instau­re notam­ment l’usage de l’al­pha­bet latin. Les langues kur­des, sup­port de l’i­den­tité, sont par­ti­c­ulière­ment visées. Dans les régions kur­des au sein des fron­tières turques, ce sont prin­ci­pale­ment le kur­mancî et le zaza­kî (ou kir­manckî, dim­li) qui sont par­lées. Les poli­tiques assim­i­la­tion­nistes se sont large­ment inspirées du mod­èle de la révo­lu­tion française et notam­ment de l’ab­bé Gré­goire, qui rédi­ge le Rap­port sur la néces­sité et les moyens d’anéan­tir les patois et d’u­ni­ver­salis­er l’usage de la langue française, présen­té à la Con­ven­tion nationale le 4 juin 1794. Près de 200 ans plus tard, dans les années 30, son con­tenu trou­vera un écho dans un autre rap­port, rédigé cette fois par Ismet Inönü, pre­mier min­istre de Atatürk, inti­t­ulé Restruc­tura­tion de l’est, et qui détaille un pro­gramme pour l’as­sim­i­la­tion du peu­ple kurde le con­trôle de l’est du pays. Il y déclare notam­ment : “Il n’y a aucun sens à enseign­er dans des écoles dif­férentes à des enfants turcs et kur­des. Ils doivent être éduqués ensem­ble à l’école pri­maire. Cela sera très effi­cace pour turqui­fi­er le peu­ple kurde.”

Tu ne pou­vais pas par­ler en kurde à l’école” témoigne Metin Ewr, réal­isa­teur qui vient d’achev­er un court métrage sur la lutte de la presse kurde. “Dans un vil­lage reculé du Kur­dis­tan, un.e instit’ qui ne par­le pas un seul mot en kurde, y est affecté.e. Les enfants sont tous Kur­des, ne par­lent pas turc. Mais l’instit’ représente l’État, l’assimilation. Ielle éla­bore un sys­tème de puni­tion pour les élèves qui par­lent kurde. Ton iden­tité, ta cul­ture, ta langue sont reniés. Tu ressens tout cela et tu arrives jusqu’à aujourd’hui en payant ce prix… Pour nous exprimer, nous devons utilis­er notre langue. Encore aujourd’hui, en par­lant le turc, j’ai des dif­fi­cultés. Mais le Kurde, ce n’est pas pareil. Ce que je ressens, je le ressens dans ma langue, et c’est dans celle-ci que je peux l’ex­primer le mieux.”


Lire aussi : Résistances culturelles #3 : Le cinéma kurde
L’Académie de Cinéma du Moyen-Orient est une association fondée en 2012 à Diyarbakır pour répondre aux besoin des cinéastes kurdes. Entretien.

Sous le régime d’Er­doğan, la poli­tique d’as­sim­i­la­tion visant les iden­tités des dif­férents peu­ples de Turquie se pour­suit, même si elle prend une forme et des objec­tifs dif­férents des poli­tiques nation­al­istes-kémal­istes, avec notam­ment une impor­tance plus mar­quée du religieux et une pseu­do-recon­nais­sance de l’ex­is­tence des dif­férents peu­ples, utile pour mieux étouf­fer leurs droits à l’auto-détermination.

langues kurdes

Diyarbakır, 2017. Cen­tre Ma Müzik. Dédié à l’ap­pren­tis­sage de la musique et de la langue kurde, ce cen­tre a été ouvert par l’an­ci­enne équipe du cen­tre cul­turel Aram Tigran, fer­mé par l’ad­min­is­tra­teur d’é­tat ayant rem­placé les maires élus de Diyarbakır. A peine ouvert, le cen­tre con­naît déjà un grand suc­cès, nom­breuse sont les familles à vouloir dis­penser une édu­ca­tion musi­cale à leurs enfants. Le cen­tre a pour but de faire vivre la cul­ture kurde. (Pho­to Loez)

Politique d’assimilation

Mirad est le deux­ième co-prési­dent du cen­tre MED-DER. Il nous reçoit dans un petit bureau encom­bré, et demande à répon­dre en kurde aux questions.

Il y a env­i­ron 25 mil­lions de Kur­des dans ce pays, mais l’État ne fait rien pour eux. Par exem­ple, un doc­u­ment con­tre les vio­lences faites aux femmes vient de sor­tir dans dif­férentes langues, y com­pris européennes. Mais pas de langue kurde par­mi elles. Si au Par­lement un député dit ‘bon­jour’ en kurde, on te dit qu’il par­le dans une langue incom­préhen­si­ble. C’est humiliant. Dans les insti­tu­tions offi­cielles, la langue kurde est inter­dite. Ça fait un siè­cle que ça dure. Con­tre ces pres­sions, il y a des des militant.es qui lut­tent en affir­mant que c’est leur langue mater­nelle, et qu’on ne peut pas les priv­er de leur exis­tence. Pourquoi les Kur­des ne peu­vent pas par­ler en kurde ? Beau­coup de gens sont en prison pour cela. Il y a même des mar­tyrs tués pour avoir dit que la langue kurde exis­tait. Mais les Kur­des et la kur­dic­ité ne dis­paraîtront pas tant qu’il y en aura la conscience”

Il insiste égale­ment sur le fait qu’en tant que citoyen turc qui paie des impôts, pou­voir utilis­er sa langue mater­nelle n’est pas une requête mais un droit.

Le gou­verne­ment nous prend de l’ar­gent, par la force, mais quand il con­stru­it des insti­tu­tions gou­verne­men­tales, pourquoi n’y a‑t-il pas de kurde par­mi celles-ci ? Je suis Kurde, vous prenez mon argent et celui de ma mère. Elle ne par­le pas turc, quand elle va à la poste, elle ne peut pas faire ses deman­des, elle est oblig­ée de ren­tr­er. Alors ce n’est pas seule­ment un souhait, ni une faveur, il s’agit d’un droit qui nous a été refusé pen­dant cent ans et qui doit être don­né. L’État devrait même s’ex­cuser. C’est une honte pour les Kur­des et les Turcs. Nous n’ac­cep­tons pas cela et nous nous bat­tons pour notre langue. Nous ne la lais­serons pas dis­paraître. Mais en même temps, nous appelons le gou­verne­ment turc à lui don­ner un statut offi­ciel. Nous organ­isons pour cela des cam­pagnes, des plate­formes…” Cette volon­té de recon­nais­sance, Mirad l’é­tend au monde entier et notam­ment aux grandes organ­i­sa­tions qui se récla­ment des droits humains telles que les Nations Unies, l’U­nion Européenne…


Lire aussi 
Sara Aktaş • La résistance d’une langue murmurée
İrfan Aktan • Tante Zehra a une langue

Durant la péri­ode noire des années 90, l’État turc a pra­tiqué une poli­tique de la terre brûlée dans les régions kur­des, vidant et incen­di­ant près de 3000 vil­lages et chas­sant leurs habitant.es vers les villes tout en organ­isant les exé­cu­tions extra-judi­ci­aires et la tor­ture des militant.es kur­des. Les langues et la cul­ture kur­des sont alors stricte­ment inter­dites, ce qui lais­sera tout une généra­tion trau­ma­tisée et blo­quera la trans­mis­sion intergénéra­tionnelle. “C’est notre crime” affirme grave­ment Beshir, en par­lant du fait que les familles émi­grées à l’ouest n’aient pas appris la langue kurde à leurs enfants. “Bien sûr il y a la pres­sion de l’État, mais c’est aus­si à nous d’as­sumer notre respon­s­abil­ité” ajoute-t-il. Ömer Fidan, écrivain kurde, tra­duc­teur et co-prési­dent de PEN-kurde, mil­i­tant pour l’usage de la langue kurde, explique ce phénomène :

Les Kur­des ont été for­cés de s’ex­il­er dans des villes. Les enfants y ont gran­di. Dans les vil­lages, il y a l’a­gri­cul­ture et l’él­e­vage pour sur­vivre, mais en ville c’est impos­si­ble. La seule solu­tion est de faire des études, devenir employé.e.s, fonc­tion­naires. Ain­si les Kur­des se sont éloigné.e.s de leurs langues, de leur cul­ture. Une langue qui n’est pas par­lée par les enfants est vouée à dis­paraître. Par exem­ple, la pop­u­la­tion de Diyarbakır est con­sti­tuée de 98 % de per­son­nes d’o­rig­ine kurde, mais seuls 50 % par­lent kur­des. De nom­breuses per­son­nes ont gran­di ‘en langue turque’, mal­heureuse­ment, par­ti­c­ulière­ment pour la nou­velle généra­tion qui a aujour­d’hui moins de 30 ans et qui a du s’adapter à l’État, pour pou­voir aller à l’é­cole, trou­ver du tra­vail. La langue des mères de ces jeunes est bien le Kurde, mais leur langue mater­nelle est devenu le turc.”


Lire aussi : Résistances culturelles #2 : La littérature kurde
Entretien avec Ömer Fidan, un des acteurs du développement de la littérature kurde au Kurdistan Nord ainsi qu’à l’international.

langues kurdes

Van. Cours de cours impro­visé dans un café. Depuis que l’é­tat a fer­mé les écoles et les cen­tres où l’on pou­vait étudi­er les langues kur­des (kur­mancî prin­ci­pale­ment), les cours se font dans maisons privées ou dans des cafés. (Pho­to Loez)

Fausse option à l’école et stratégie symbiotique de résistance

En 2013, un pro­gramme de mas­ter pour les langues et la cul­ture kur­des a été ouvert à l’u­ni­ver­sité Artuk­lu de Mardin, ce qui a per­mis à l’État turc d’af­firmer que langue kurde n’é­tait à présent plus ostracisée et pou­vait être libre­ment pra­tiquée. Un avis que ne parta­gent toute­fois pas nom­bre de militant.es pour la défense des langues. Mais les straté­gies diver­gent. Certain.es choi­sis­sent d’in­té­gr­er le sys­tème éta­tique, suiv­ant en cela ce qu’E. Olin Wright dans son ouvrage Utopies Réelles appelle une stratégie sym­bi­o­tique, et qu’il pense inef­fi­cace pour gag­n­er une lutte, tan­dis que d’autres font le choix de con­stru­ire à côté de l’État, dans ce que l’au­teur qual­i­fierait de stratégie interstitielle.

Coor­don­née à l’époque par l’u­ni­ver­si­taire spé­cial­iste des langues kur­des et un temps député du HDP Kadri Yıldırım, décédé fin mars 20211, la for­ma­tion des enseignant.es a ensuite été con­fiée à l’u­ni­ver­sité de Bingöl, beau­coup plus con­ser­va­trice, dans la vague de répres­sion post coup d’État de 2016. 500 étudiant.es ont été diplômé.es dans la pre­mière pro­mo­tion du mas­ter. “Mais seule­ment 17 enseignant.es ont été affecté.es, 14 pour le dialecte kur­mand­jî, et 3 pour le zaza­kî” explique Xiyas, qui a com­mencé à enseign­er en 2014. Par la suite, chaque année leur nom­bre a bais­sé. En 2021, 4 enseignant.es sont recruté.es, 3 en kur­mand­jî et 1 en zazakî.

Tous les ans, j’en­seigne à env­i­ron 400 à 500 élèves,” explique Xiyas. “Nous avons 2 heures de cours par semaine pour chaque groupe, seule­ment pour les élèves de 5ème. Pour appren­dre une langue, c’est large­ment insuff­isant. Par ailleurs, en Turquie les élèves ont un appren­tis­sage tourné vers les con­cours. Comme ils se focalisent sur ceux-ci, les élèves tra­vail­lent davan­tage les matières con­cernées. Par exem­ple, le Turc, les Math­é­ma­tiques, les Sci­ences, Sci­ences sociales, l’anglais et la religion…”

Pour Ömer Fidan le choix “est don­né à l’en­fant après son assim­i­la­tion, en pro­posant le Kurde en option comme une langue étrangère. Un enfant turc pour­rait vouloir appren­dre le Kurde et choisir ces cours option­nels. Mais le fait qu’un enfant kurde prenne des cours de sa langue mater­nelle, seule­ment deux heures par semaine, n’a aucun sens.”

Le pro­gramme offi­ciel et le con­tenu des enseigne­ments de langue kurde est pré­paré en Turquie par le “Tal­im ve Ter­biye Kuru­lu” [NDLR : qu’on peut traduire par “Con­seil de pra­tique et for­ma­tion”] attaché au min­istère d’é­d­u­ca­tion. L’ex­a­m­en des livres d’en­seigne­ment mon­tre notam­ment une icono­gra­phie aux références inex­actes, sur le voile porté par les femmes par exem­ple, et large­ment tein­tée d’une approche religieuse. Cer­taines pages se font le relais de la pro­pa­gande éta­tique. On trou­ve ain­si un dossier van­tant la façon dont cer­tains mon­u­ments du vil­lage à l’his­toire mil­lé­naire de Hasankeyf, ont été déplacé, avant que l’État ne noie celui-ci sous les eaux du bar­rage d’Ilı­su. Surtout, le pre­mier manuel s’ou­vre sur l’hymne nation­al, sous un grand dra­peau turc.

Si l’op­tion existe sur le papi­er, dans la pra­tique la choisir n’est pas si sim­ple. Les délais d’in­scrip­tion sont extrême­ment courts et les pop­u­la­tions ne sont pas infor­mées. Un enfant qui rate la péri­ode d’in­scrip­tion, ne peut pas s’in­scrire avant l’an­née sco­laire suiv­ante. Les admin­is­tra­tions des écoles, sous la pres­sion de l’État, con­seil­lent de ne pas pren­dre l’op­tion langue kurde “vous êtes déjà kur­des, vous con­nais­sez la langue, prenez donc par exem­ple la vie du prophète, ou l’arabe”… Ils dis­ent par­fois “à l’é­cole il n’y a pas de professeur.e de kurde, même si vos prenez cette option, vos cours se passeront en heures libres, ne la prenez pas…” explique Mirad, de MED-DER, qui ajoute avec colère: “On fait peur aux familles, c’est pourquoi de nom­breux par­ents ne veu­lent pas que leurs enfants appren­nent le kur­mancî. Ils veu­lent que les gens fuient cette langue et en même temps, pré­ten­dre face aux autres États que les Kur­des ont le droit de choisir d’ap­pren­dre leur langue. C’est égale­ment une forme d’hu­mil­i­a­tion de ne laiss­er que quelques enseignant.es à des mil­lions de citoyens. Ils veu­lent dire : nous avons don­né ce droit aux Kur­des, mais eux-mêmes ont honte d’ap­pren­dre la langue kur­mancî. La vraie humil­i­a­tion est que le kur­mancî soit devenu fac­ul­tatif. Quand tous les habi­tants d’un vil­lage sont kur­manc, pourquoi leurs enfants ne devraient-ils pas être éduqués dans cette langue ? Ou pourquoi ne pas appren­dre deux langues ?”

Mal­gré tout, cer­tains pensent qu’il faut soutenir ces cours, afin juste­ment de ren­dre vis­i­ble la demande et de con­fron­ter l’État à celle-ci. Au delà d’une sim­ple option, comme le souligne Ömer Fidan, “ce qu’il nous faut, ce n’est pas seule­ment l’en­seigne­ment du Kurde, mais l’en­seigne­ment EN kurde, les Math­é­ma­tiques, la Physique, la Chimie, tout… Imag­inez, nous par­lons de 40 mil­lions de Kur­des, 25 mil­lions au moins au Kur­dis­tan Nord…”. L’en­seigne­ment en langues mater­nelles est un com­bat porté notam­ment par le syn­di­cat d’enseignant.e.s Eğitim-Sen, large­ment majori­taire dans les régions kur­des avec plusieurs mil­liers d’adhérent.es. Lors d’une ren­con­tre à Diyarbakır avec la secré­taire générale du syn­di­cat, Necla Kurul, académi­ci­enne limogée par l’État pour ses posi­tions poli­tiques, à la ques­tion de savoir quels étaient les axes de lutte de la sec­tion de Diyarbakır, l’en­seigne­ment en langues mater­nelles revient à de nom­breuses repris­es comme un droit vital, poli­ment mais fer­me­ment exprimé par les participant.es de l’assem­blée qui ont par­fois le sen­ti­ment de ne pas être entendu.es par leurs col­lègues turcs. Un enseignant souligne notam­ment pour les enfants les dif­fi­cultés d’ap­pren­tis­sage posées par la logique gram­mat­i­cale fon­cière­ment dif­férente entre les deux langues. Un enfant pour qui la langue mater­nelle est le kurde aura du mal à adopter les struc­tures gram­mat­i­cales de la langue turque.

langues kurdes

Qamish­li, kur­dis­tan syrien. Offi­cielle­ment, les écoles sont encore sous le con­trôle de l’é­tat. Mais celui-ci n’a pas pu empêch­er la mise en place de l’en­seigne­ment de kurde, 3h par semaine. (Pho­to Loez)

Enseignement alternatif et stratégie de résistance interstitielle

Pour la majorité des militant.es, l’é­cole publique ne con­stitue donc pas une solu­tion sat­is­faisante pour le développe­ment de la langue kurde. A Diyarbakır, l’in­sti­tut MED-DER s’est don­né pour mis­sion comme l’ex­plique Mirad “de préserv­er, dévelop­per et main­tenir en vie la langue kurde dans la société” et d’être “la man­i­fes­ta­tion d’une résis­tance pour dire que les Kur­des sont vivants, qu’ils vivent ici, que leur langue est le kurde.”. Il a été ouvert en 2017 après que les struc­tures précé­dentes aient été fer­mées par décret dans la vague de répres­sion qui a suivi le coup d’é­tat avorté de juil­let 2016. Out­re l’en­seigne­ment, une des activ­ités du cen­tre con­siste à pro­duire du matériel péd­a­gogique pour l’en­seigne­ment du kurde, et à réfléchir au développe­ment de la langue. Mirad ancre ces travaux dans un héritage his­torique. “Les Kur­des se bat­tent pour le droit à leur langue mater­nelle depuis le 19e siè­cle. En 1913, des jour­nal­istes et des mil­i­tants kur­des ont fait des recherch­es et débat­tu sur la langue kurde, de com­ment avoir une langue juste et com­plète. Après la for­ma­tion de l’État turc, ces luttes ont été mar­gin­al­isées, mais les Kur­des n’ont pas renon­cé à ce droit. Depuis 1930, un héritage leur a été lais­sé à tra­vers la pub­li­ca­tion “Hawar”, inci­tant à suiv­re la voie de per­son­nes comme Jalal Adin Badr Khan qui a tra­vail­lé dur pour la langue kurde. Depuis lors, les efforts pour la dévelop­per se sont inten­si­fiés, jusqu’en 1990 où des jour­naux tels que Welat et Aza­di Welat sont parus en Kurde. Cette ligne est notre héritage sur lequel nous nous appuyons.”

Si du fait de la pandémie les cours se font désor­mais sur Zoom, “les attaques con­tre la langue kurde n’ont jamais cessé, jamais,” témoigne Mirad. “La police n’at­taque pas directe­ment les cen­tres, mais se tient devant eux et demande aux gens de mon­tr­er leurs cartes d’i­den­tité. Ils ne fer­ment pas les portes, mais ils dis­ent qu’ils vont faire quelque chose pour que per­son­ne ne vienne ici. Ils sur­veil­lent les mil­i­tants de ces cen­tres et ceux qui vont et vien­nent. Ces attaques ne sont pas nou­velles et ne seront pas les dernières. Ils veu­lent détru­ire les Kur­des, et pour ce faire, ils doivent égale­ment détru­ire la langue kurde. Une nou­velle loi a été adop­tée selon laque­lle des cen­tres comme le notre devraient égale­ment pay­er des impôts. Pourquoi des cen­tres qui ne gag­nent pas d’argent devraient-ils pay­er des impôts ? Ils font de telles lois parce qu’ils savent que la société nous soutient.”

Problèmes posés par l’apprentissage tardif

L’ap­pren­tis­sage tardif de la langue kurde, avec une sco­lar­ité mar­quée par l’usage de la langue turque et la déval­ori­sa­tion des langues mater­nelles, mar­que les enfants, qui ont sou­vent du mal, comme l’ex­plique Xiyas, à franchir le pas de l’ex­pres­sion en kurde au sein de la classe, priv­ilé­giant le turc. “Depuis sept ans, je prends un long moment pour expli­quer aux élèves qu’il n’est pas grossier de par­ler en kurde. Lorsque l’un par­le en kurde, les autres ne doivent pas en rire. Au bout d’un mois, dans cer­taines class­es on arrive à par­ler entière­ment en kurde,” témoigne l’enseignant.

Pour Ömer Fidan, le prob­lème est com­plexe et impacte la psy­cholo­gie des enfants.

La ques­tion n’est pas seule­ment d’être capa­ble d’écrire la langue tech­nique­ment, mais aus­si la façon dont on mod­èle la pen­sée. Les enfants com­men­cent l’é­cole pri­maire à 6 ans. Avant cet âge, à la mai­son il y a la télévi­sion, les bruits de la rue, tout est en turc… La langue mater­nelle n’est pas non plus for­cé­ment util­isée au foy­er. Et lorsque l’é­cole com­mence, le sys­tème d’en­seigne­ment actuel dit aux enfants “la langue kurde est un men­songe, une erreur”. Ils vivent alors un trau­ma­tisme. Ensuite ils essaient d’ap­pren­dre le turc et ressen­tent un rejet envers la langue kurde. Quand illes iront à l’u­ni­ver­sité, dans une autre ville, bien qu’illes aient reçu le même enseigne­ment en turc, et même si illes s’af­fichent comme turq.ue, même s’illes réus­sis­sent mieux que les autres, illes se trou­veront discriminé.es du fait de leurs orig­ines. Cela génère sou­vent un réveil poli­tique qui aboutit à une réap­pro­pri­a­tion de sa kur­dic­ité. Mais entre la pre­mière année de l’é­cole pri­maire et l’u­ni­ver­sité, il y a un éloigne­ment de celle-ci pen­dant 13 années. L’as­sim­i­la­tion est passée par là.”

Il con­clut en ques­tion­nant : “Dans quelle mesure une per­son­ne peut-elle revenir en arrière ? Revenir à ses orig­ines demande une énorme énergie. Parce que cette fois, il faut qu’elle regarde autrement les 13 années de sa vie, et retrou­ver tout ce qu’elle a per­du. Et ce qui est per­du en 13 ans, est dif­fi­cile à retrou­ver, et par­fois impossible.”

Sur les bancs de Med-Der, les pro­fils des étudiant.es sont varié.es. “Nos étu­di­ants sont de tous âges,” explique Mirad. “Par­mi eux, on a des académicien.nes, des travailleur.ses, des fonc­tion­naires, on a des femmes au foy­er, des enfants, des adolescent.es qui veu­lent retrou­ver leur iden­tité à tra­vers leurs langues mater­nelles. La langue est notre exis­tence, notre con­science, notre futur. C’est aus­si la couleur de la vie. Si quelqu’un oublie sa langue, il oublie son soi, sa cul­ture, son exis­tence, son avenir, et il perd la beauté de la vie.”

maxmur

Camp de Max­mur, Irak. Cours de kur­man­ci. Tous les enseigne­ments sont dis­pen­sés en kur­man­ci. Les pro­fesseurs rédi­gent eux-mêmes les manuels à des­ti­na­tion des étu­di­ants. En Turquie comme en Iran, la langue kurde est inter­dite, la faire vivre est donc un pre­mier acte de résis­tance. Les Kur­des d’I­rak, eux, par­lent sorani. (Pho­to Loez)

La standardisation et le futur de la langue

Durant des siè­cles le Kurde n’a pas été une langue d’en­seigne­ment. Oui, il est par­lé entre les gens. Mais il n’y a pas de stan­dard­i­s­a­tion,” explique Xiyas. Il cite en exem­ple les mul­ti­ples façon d’ex­primer le verbe “par­ler”. “axaftin” dans la région de Hakkari, dans la région de Van “xab­er­dan”, à Mardin “stax­elin”. Quant à Diyarbakır, plus cos­mopo­lite, on dit “peyivîn, warx­aftin, xab­er­dan, qesekirin”. “Comme il n’y a pas de stan­dard­i­s­a­tion, cinq élèves se retrou­vent, chacun.e maîtrise par­faite­ment le kurde, parce qu’ille le par­le dans sa famille, mais une fois ensem­ble, illes ne se com­pren­nent pas. Les suf­fix­es, les mots peu­vent être dif­férents. Il existe des travaux de stan­dard­i­s­a­tion, mais le peu­ple n’y a pas eu accès. Il y a une avant-garde, il existe des lin­guistes kur­des. Par exem­ple il y a 10, 15 ans, le mot “spas” parais­sait étrange aux gens de Hakkari. Mais main­tenant les gens savent que cela veut dire “mer­ci”. Pour remerci­er on util­i­sait plutôt “Xwedeşte razi be” (équiv­a­lent de Dieu vous bénisse). Dans son essence c’est une belle parole, mais elle ne veut pas dire “mer­ci”. Actuelle­ment, nous struc­tur­ons la stan­dard­i­s­a­tion. Nous avons des livres com­muns. Nous sommes env­i­ron 70, 80 enseignant.es dont chacun.e a min­i­mum 200 élèves par an. Je dis tou­jours aux enfants, le Kurde que vous par­lez chez vous est juste, le kurde que vous enten­dez dans la rue, est aus­si juste, le kurde dans ce livre est juste égale­ment. Si nous par­lions tous le kurde du livre en plus nous n’au­ri­ons aucun soucis à nous com­pren­dre. Mais tout cela est notre richesse. La stan­dard­i­s­a­tion est en cours, mais les gens n’ar­rivent pas à réserv­er du temps pour l’apprentissage.”

Le tra­vail mené par les enseignant.es au ser­vice de l’État ne recoupe toute­fois pas celui mené dans les insti­tuts qui mili­tent pour l’usage du kurde. Pour Mirad, la stan­dard­i­s­a­tion n’est qu’un prob­lème par­mi d’autre, et pas for­cé­ment le plus urgent. Pour lui il faut d’abord ren­forcer la lutte pour la langue.

Nous n’a­ban­don­nons le tra­vail de stan­dard­i­s­a­tion, mais nous n’y con­sacrons pas toute notre énergie. Que le droit de la langue kurde soit assuré, que les attaques con­tre elle cessent, alors nous pour­rons égale­ment essay­er de la stan­dard­is­er avec l’aide des lin­guistes des dif­férentes régions du Kur­dis­tan et de la dias­po­ra. Ce n’est qu’un prob­lème par­mi d’autres. Par exem­ple, nous avons la ques­tion du matériel en langue kurde, des méth­odes éduca­tives. Nous sommes égale­ment con­fron­tés au prob­lème de l’a­jout de con­nais­sances uni­verselles à la langue kurde. Nous nous pré­parons pour demain. Que faire à l’avenir et com­ment inté­gr­er la langue kurde dans le monde numérique ? Tout est en turc, tech­nolo­gies, jour­naux, his­toires, écoles, armée, poste et banque, etc. L’un des dan­gers pour l’avenir de la langue kurde est aus­si la men­ace qui pèse la langue ‘kîr­manckî’.

Les droits des Kur­des et leur langue sont en dan­ger. Et nous avons besoin du sou­tien de celles et ceux dans le monde qui sou­ti­en­nent la lutte kurde. Actuelle­ment celui-ci est insuff­isant face à cent ans d’at­taque con­tre la langue kurde. Les sou­tiens pour­raient organ­is­er des pro­grammes con­joints avec nous, soutenir nos activ­ités, organ­is­er de grandes con­férences, men­er des pro­jets ambitieux, car nos oppor­tu­nités ici sont lim­itées. Au fur et à mesure que notre langue pro­gresse, l’avenir s’é­claircit, mais cela se fait en lut­tant et avec effort. Si le com­bat s’ar­rête, les attaques augmenteront.”

Le 22 févri­er, une plate-forme pour la langue kurde est lancée pour qu’elle soit recon­nue comme une langue d’en­seigne­ment, avec 10 reven­di­ca­tions qui ren­con­trent rapi­de­ment un large soutien :

  1. Ouver­ture d’une branche kurde de votre insti­tu­tion à Diyarbakır ou ouver­ture d’une branche / chaire kurde au cen­tre d’Ankara
  2. Embauch­er des experts en langues kurdes
  3. Men­er une étude com­plète du dic­tio­n­naire kurde
  4. Réal­i­sa­tion d’une étude éty­mologique du dic­tio­n­naire kurde
  5. Tra­vail de numéri­sa­tion du dic­tio­n­naire kurde
  6. Créer un dic­tio­n­naire des idiomes et des proverbes kurdes
  7. Pub­li­ca­tion d’un dic­tio­n­naire kurde numérique
  8. Organ­i­sa­tion d’un Sym­po­sium inter­na­tion­al sur les langues kurdes
  9. Pub­li­ca­tion trimestrielle de la revue “Kur­dish Grammar”
  10. Pub­li­ca­tion d’ou­vrages réal­isés dans le domaine de la gram­maire kurde

Suite à la prise de parole de Mme Elmaskan devant le tri­bunal de Diyarbakır, la foule com­posée de représentant.es des syn­di­cats pro­gres­sistes tels que Eğitim-Sen, du HDP, d’as­so­ci­a­tions de femmes, de représentant.es de la société civile, a scan­dé “Bê ziman jiyan nabe”, “Zimanê me rumeta meye” : “sans langue pas de vie” et “ma langue c’est pas ma dig­nité”. Quelques jours plus tard, le 24 avril, elle sera arrêtée au petit matin, en même temps que 22 femmes kur­des impliquées dans le com­bat poli­tique pour la recon­nais­sance des droits de leur peu­ple, et dans la lutte con­tre les vio­lences faites aux femmes.

Loez


Image à la Une : 08 mars 2021, Amed “Notre lange meter­nelle est notre iden­tité” (Pho­to Loez)

Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
Loez
Pho­to-jour­nal­iste indépendant
Loez s’in­téresse depuis plusieurs années aux con­séquences des États-nations sur le peu­ple kurde, et aux luttes de celui-ci.