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J’aime bien les déf­i­ni­tions du dic­tio­n­naire. A la let­tre F,  comme “fas­cisme”, on trouve :

(1) Doc­trine, sys­tème poli­tique nation­al­iste et total­i­taire, que Mus­soli­ni établit en Ital­ie, en 1922. (2) Doc­trine ou sys­tème poli­tique ten­dant à instau­r­er dans un État un régime total­i­taire du même type.

On remar­quera que le glisse­ment séman­tique où, du “fas­cisme ital­ien”, on arrive à “total­i­tarisme”, se trou­ve con­tenu dans la déf­i­ni­tion. Rien que ce glisse­ment mérit­erait tout un arti­cle, et il existe d’ailleurs.

Mais je n’i­rai pas chercher plus loin pour utilis­er le mot à pro­pos de ce que l’on vit col­lec­tive­ment aujour­d’hui, en ter­mes de recherch­es d’is­sues poli­tiques aux crises d’un sys­tème économique bouf­fi et vic­time de son embon­point, destruc­teur et pré­da­teur de la vie, de l’é­colo­gie plané­taire, des rap­ports humains en général et des sociétés qu’ils instruisent.

Car il ne s’ag­it pas d’his­toire qui se répète, mais d’une crise qui s’ap­pro­fon­dit tou­jours, et dont les soubre­sauts au siè­cle dernier ont vu fleurir des répons­es, dont le fas­cisme, et toutes ses vari­antes sin­gulières, jusqu’aux ultimes, le nazisme, et le stal­in­isme, à l’autre bout du spec­tre. Citer ces deux là ne veut pas dire les met­tre à égal­ité ou en com­péti­tion, mais juste men­tion­ner leur ray­on­nement mon­di­al dans ce spec­tre des fascismes.

Il faudrait d’ailleurs regarder de près la nature des régimes dits “total­i­taires” ou “dic­tatures” qui ont assis une doc­trine économique néo-libérale, dans la 2e moitié du XXe siè­cle, et qui elle aus­si fut l’al­pha et l’omé­ga des poli­tiques des quar­ante dernières décen­nies, couron­nées par la mon­di­al­i­sa­tion cap­i­tal­iste finan­cia­risée. Rap­pel­er les par­cours Pinochet et Thatch­er, (d’ailleurs très amis), et les sou­tiens ent­hou­si­astes du “marché” n’est pas inutile.

Un cer­tain Lénine, avec son ouvrage “Impéri­al­isme, stade suprême du cap­i­tal­isme”, pub­lié en 1917, a pris plus que des rides, mais analy­sait bien com­ment une guerre mon­di­ale, les nation­al­ismes exac­er­bés et les guer­res économiques, étaient des recherch­es de solu­tions non négo­ciées aux crises d’un sys­tème déjà malade de ses con­tra­dic­tions. Lui emprunter une clé d’analyse ne sig­ni­fie pas adou­ber l’usage que les suites de la révo­lu­tion d’oc­to­bre en fit. Mais le fas­cisme ital­ien, étalon du vocab­u­laire, cor­re­spondait bien à son analyse anticipée, qu’il ne fut pas seul à faire d’ailleurs.

Alors, tir­er quelque leçon de l’his­toire s’im­poserait. Non pas dans une pos­ture de dénon­ci­a­tion per­ma­nente d’un nazisme résur­gent, mais pour rap­pel­er que les lignes de fond d’une crise sont tou­jours là, et que des répons­es ana­logues à celles d’hi­er, même forte­ment adap­tées, dépaysées, pour­raient sur­gir comme des ombres portées du chaos. Le fas­cisme n’a pas dit son dernier mot.

Alors faut-il pour autant faire ren­tr­er dans la boîte toutes les man­i­fes­ta­tions poli­tiques anti-human­istes, où les croy­ances à voca­tion total­i­taires, prêchant une guerre des civil­i­sa­tions et les replis nationaux ? En gros, l’is­lamisme poli­tique dans sa forme Daech la plus élaborée d’une part, et le pop­ulisme trump­iste sont-ils des fas­cismes qui fer­ont école ? Pour ma part je répondrai non. Juste­ment parce qu’ils ne répon­dent ni durable­ment, ni momen­tané­ment à la néces­sité de survie économique du cap­i­tal­isme. En ce sens, ils sont moins “durables” que ne le sont la Chine ou la Russie pour ne citer qu’eux. Ces fas­cismes décon­trac­tés et “tolérés” inter­na­tionale­ment sont eux sur le marché mon­di­al, non pour le dis­rupter, mais pour y trou­ver leur intérêt nation­al­iste dans l’élar­gisse­ment de la mon­di­al­i­sa­tion cap­i­tal­iste, et avec, enrichir leurs financiers et leurs oli­garchies. Voilà donc, cha­cun à leur manière, des fas­cismes qui utilisent le moteur cap­i­tal­iste et qui ont en interne instau­rés des total­i­tarismes qu’ils ont, par des rap­ports de force, fait accepter dans le monde entier. Le mod­èle Pou­tine s’ex­porte bien. Le mod­èle chi­nois est encore trop “exo­tique” pour ten­ter les occi­den­taux, mais il n’est qu’à observ­er les ges­tic­u­la­tions autour des ques­tions “de droits de l’homme”, pour com­pren­dre que la majorité des états occi­den­taux a déjà fait ses comptes, et, son marché. En route pour la main de fer dans un gant de soie.

Je ne veux pourtant pas laisser croire que la main occulte d’un grand complot capitaliste dirigerait le monde.

Il n’y a là que con­ver­gences d’in­térêts, pour défendre la survie d’un sys­tème, présen­té partout comme seule alter­na­tive à la pau­vreté, la soi-dis­ant “mis­ère humaine”, la vio­lence et… l’a­n­ar­chie. Et cette con­ver­gence d’in­térêts n’est pas une sim­ple vue de l’e­sprit. Elle s’or­gan­ise autant dans des G8, G20, qu’à l’OMC ou à l’OTAN, et en sub­di­vi­sions mul­ti­ples où se réu­nit le gratin des “investis­seurs”. Les états en sont même les colonnes vertébrales, pour le “bien des nations”. J’ai oublié l’UE, les accords de libre-échange comme les “sanc­tions com­munes imposées” con­tre les pays récal­ci­trants ou querelleurs. Tout cela est une réal­ité, et on n’y dis­cute pas d’hu­man­isme, dans ces regroupe­ments là.

Par­mi les crises inhérentes à un sys­tème qui n’a pas pris en compte que les ressources de la planète n’é­taient pas inépuis­ables, ou du moins a rejeté les échéances dans le futur, et qui n’a pas non plus mesuré sa force de pré­da­tion et de destruc­tion chaque jour aug­men­tée par son effi­cience indus­trielle, dans le domaine de ses “pro­duc­tions”, déchets com­pris, con­tre le vivant, s’a­joute donc la crise écologique et cli­ma­tique. Ce qui est intéres­sant à con­stater, c’est que jusqu’alors, seules les antic­i­pa­tions lit­téraires ou ciné­matographiques lui ont inven­té une issue fas­ciste. Et cela ne date pas d’hi­er. La sci­ence-fic­tion en regorge. Fer­mons la par­en­thèse, mais les livres exis­tent, et les meilleurs.

Tous les médias, les poli­tiques, les “philosophes” offi­ciels, nom­bre de “cul­tivés” qui font l’opin­ion, ont rejeté le terme de fas­cisme aux oubli­ettes, et le ressorte de là que comme une injure, lorsqu’un à pro­pos l’ex­ige. On lui adjoint le pré­fixe islamo, ou cryp­to, selon les cas. Tout est fait par les mêmes pour “dia­bolis­er” le terme, pour mieux dé-dia­bolis­er ceux qui sont por­teurs des ger­mes. Depuis Prévert, on sait que les intel­lectuels aiment jouer avec les allumettes.

Et même lorsqu’il s’ag­it de par­ler de l’at­te­lage poli­tique qui domine la Turquie, le terme affleure à peine les lèvres. Turquie fas­ciste ? A la Une, par­fois, mais juste parce qu’elle est “islamiste”. Voilà pour­tant bien là aus­si une “république” de façade, qui com­pose et a com­posé avec le fas­cisme, tout en s’in­sérant peu à peu dans le néo-libéral­isme. Aujour­d’hui puis­sance régionale, elle est à la fois autant cour­tisée économique­ment que pour son pou­voir de réten­tion des con­séquences migra­toires des guer­res, du change­ment cli­ma­tique, et des crises et soubre­sauts mon­di­aux. Voilà un fas­cisme utile, quand il ne cherche pas à créer des crises géopoli­tiques pour son compte. La solu­tion trou­vée par l’UE con­siste donc à financer pour influer sur les débor­de­ments. Sa dura­bil­ité est aléatoire.

Une parenthèse plus longue, puisque nous sommes sur Kedistan.

L’ar­mée ne lais­sera pas faire

Cette phrase était emblé­ma­tique des fins de dis­cus­sions poli­tiques au début des années 2000 en Turquie. Elle pou­vait tout autant être ponc­tuée d’un “inchal­lah”. On l’en­tendait bien davan­tage pour­tant dans les familles dites laïques des couch­es moyennes supérieures des grandes métrop­o­les, comme Istan­bul et Ankara. L’ar­mée turque y était vénérée comme pro­tec­trice de la nation kémal­iste, une et indi­vis­i­ble, con­tre l’en­ne­mi rouge ou celui religieux islamiste. Oui, on peut se dire laïc, et être fasciste.

La deux­ième moitié du XXe siè­cle avait en effet vu en Turquie les iné­gal­ités se creuser entre l’Ana­tolie dite pro­fonde, l’Est à majorité kurde, cer­taines régions de Mer Noire et les grandes métrop­o­les en expan­sion. Cela avait égale­ment eu pour effet d’ac­célér­er un exode rur­al, qui arrivait là comme main d’oeu­vre, pour servir celles et ceux qui prof­i­taient à plein de l’as­censeur social de la dite république kémal­iste, ascenseur cou­plé à un développe­ment cap­i­tal­iste du pays, rentable pour déjà les délo­cal­i­sa­tions européennes de pro­duc­tions de biens de con­som­ma­tion courants, où la divi­sion du tra­vail est grande, comme le tex­tile par exem­ple. Puis vint l’au­to­mo­bile et les biens de con­som­ma­tion “ménagers”.

Cette péri­ode fut aus­si d’abord celle des con­glomérats économiques, qui prof­i­taient d’un marché intérieur régulé, puis celle des pri­vati­sa­tions, jusqu’à aboutir à un libéral­isme ouvert, puis au néo-libéral­isme, en lien avec l’es­sor de la mon­di­al­i­sa­tion cap­i­tal­iste. Ces développe­ments là eurent des con­séquences sociales fortes, en terme d’en­richisse­ments et d’iné­gal­ités sociales et ter­ri­to­ri­ales, d’au­tant que la démo­gra­phie de la Turquie con­nais­sait aus­si une hausse. Ils furent ponc­tués égale­ment par des “coups d’é­tat mil­i­taires”, des années 1960 aux années 1990, légitimés chaque fois au nom de “l’or­dre et de la paix civile”, en “défense de la République”. Cha­cun de ces coups d’é­tat, bien qu’ayant un con­texte dif­férent chaque fois, avait fini par mar­quer les esprits de celles et ceux qui n’en subirent pas directe­ment les con­séquences, puisque du “bon côté de la bar­rière”, celui de la crois­sance, ou mem­bres de l’ad­min­is­tra­tion pléthorique de l’E­tat, dans la meilleure tra­di­tion kémal­iste. Et même si un Prési­dent dit libéral (Menderes) et deux de ses min­istres furent con­damnés à mort et exé­cutés en 1961, cela n’empêcha pas la phrase de faire florès jusqu’en 2010. L’ar­mée au sec­ours de l’or­dre et de la sécu­rité, surtout celle des biens. Aujour­d’hui, fas­cistes et islamistes se parta­gent le pou­voir et la cor­rup­tion, en toute “bonnes rela­tions” avec l’UE. La mil­i­tari­sa­tion reste omni-présente, mais les rênes sont entre les mains d’un seul homme. Le kémal­isme, de fait, peut être mis dans la boîte, lorsqu’il est au pou­voir et lorsqu’il ostracise une par­tie du peu­ple, sur des bases eth­niques et religieuses.

Si je devais picor­er sur la carte du monde et désign­er qui en Asie, en Ori­ent, en Afrique ou Amérique latine, pour­rait aisé­ment mérit­er l’ap­pel­la­tion, cet arti­cle n’y suf­fi­rait pas, d’au­tant qu’au sein de l’UE elle-même, des états songent sérieuse­ment à revêtir l’uniforme.

Vouloir définir un fascisme pur serait parfaitement idiot et une démarche imbécile.

Ces fas­cismes sont des pro­duits d’his­toire, et même de croise­ments d’his­toire. Le nazisme en était un, avec ses emprunts à l’arse­nal du racisme idéologique, claire­ment per­son­nal­isé. Des géno­cides, des guer­res, balisent ain­si leurs par­cours. Sur le con­ti­nent européen, depuis 1915 en Turquie, jusqu’aux années 1990 en ex-Yougoslavie, en pas­sant par la Shoah, ces géno­cides rap­pel­lent que si les vic­times du fas­cisme sont chaque fois dif­férentes, rien ne peut pour­tant être pré­texte à récuser le mot, comme par­faite expres­sion d’une men­ace poli­tique, tou­jours là pour sor­tir des “crises”.A ce sujet la con­cur­rence des “mémoires” sur ces ques­tions de géno­cide en devient d’au­tant plus igno­ble, et pire encore lorsqu’elle sert de par­avent pour jus­ti­fi­er une coloni­sa­tion en Pales­tine par exem­ple, ou ren­voy­er dos à dos le Goulag et les camps nazis, comme étant deux abom­i­na­tions du passé, de droite et de gauche, pour mieux faire oubli­er que le fas­cisme cou­ve tou­jours sous la cendre.

Pour en revenir à la deux­ième par­tie de la déf­i­ni­tion, je retiens encore les ter­mes de “doc­trine ou sys­tème poli­tique”. J’en­tendrais doc­trine comme idéolo­gie. Et c’est là que com­mence une dialec­tique per­verse entre ce sys­tème économique en crise, et le sur­gisse­ment de solu­tions idéologiques rassem­bleuses pour en sor­tir. Le fas­cisme en est une, et le pop­ulisme l’ac­com­pa­gne, dans les dites démoc­ra­ties libérales ne par­venant plus à répon­dre, pour réus­sir à con­quérir les pou­voirs de déci­sion. Et qu’on ne me par­le pas de pop­ulisme de gauche. Dès lors où le nation­al­isme y est présent, il prof­ite à la bête.

Cette idéolo­gie fas­ciste de la néces­sité d’un pou­voir fort, d’une per­son­nal­ité prov­i­den­tielle bona­partiste pour la “sécu­rité”, la défense de la pro­priété, des “valeurs dom­i­nantes” sécrétées par le marché cap­i­tal­iste, se répand comme essence sur le corps social, par l’en­trem­ise médi­a­tique, qui y trou­ve son compte d’au­di­ence. Ajou­tons à cela le racisme qui divise et oppose, le nation­al­isme iden­ti­taire qui gal­vanise, la désig­na­tion des migra­tions comme boucs-émis­saires, et vous avez le tableau de l’é­tat de la France, entre autres.

Fas­cisme qui vient ?

Je ne voudrais pas para­phras­er un titre con­nu qui par­lait d’in­sur­rec­tion, mais je crois que leurs auteurs devraient y réfléchir. Ce qui sort d’un chaos n’est pas tou­jours révo­lu­tion­naire, même s’il s’en donne le titre. Le fas­cisme est con­ser­va­teur, sous ses apparences. En nour­rir les prémiss­es, en accen­tu­ant le chaos, est mor­tifère, quand le rap­port de forces est inver­sé. On ne va pas encore ressus­citer Gramci.

Vient alors la question “doit-on défendre le statu-quo démocratique et libéral” pour y échapper ?

Là, c’est encore un autre article.

A nous de voir ce que nous répondraient celles et ceux qui subis­sent, comme en Turquie, par exem­ple, pour revenir au Kedis­tan. Un retour sur les analy­ses du mou­ve­ment kurde, qui a opéré des rup­tures sur la ques­tion de la lutte armée, selon les con­textes, accom­pa­g­nant celles sur la con­cep­tion de l’E­tat, et par là du nation­al­isme, peut aider à répon­dre.

Mais le choix du chaos n’ex­iste pas. Il s’im­pose, quand on tourne le dos. Et le fas­cisme est vite là, super­posé à notre ombre.

L’im­age de Une est une illus­tra­tion de Nour Mabkhout, emprun­tée à un jour­nal étu­di­ant de Mon­tréal “Le Délit”, que je remercie.

Lire aus­si > La bête immonde

 


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…