Castellano Pikara Magazine | Français

Pour la Journée inter­na­tionale pour l’élimination des vio­lences faites aux femmes, le 25 novem­bre 2019, le col­lec­tif inter­dis­ci­plinaire chilien Las Tesis créa une per­for­mance. Des femmes, yeux bandés, scan­dent sur un son : « Ce n’était pas ma faute, ni de celle du lieu, ni celle de mes vête­ments, le vio­leur c’est toi…” . Très vite, celle-ci fut reprise dans le monde entier.

Un livre inti­t­ulé “Que­mar el miedo. Un man­i­festo” (Brûler la peur. Un man­i­feste) vient récem­ment d’être pub­lié par ce col­lec­tif Las Tesis.

Nous relayons donc cet entre­tien, réal­isé par Erta Gómez San­to Tomás, pour l’ex­cel­lent Pikara Mag­a­zine, en français. En espérant que cet ouvrage attir­era rapi­de­ment l’at­ten­tion d’une mai­son d’édi­tion et que le pub­lic fran­coph­o­ne puisse bien­tôt le lire…

Décolonisons l’idée que danser est égal à faire la fête, il y a une contestation par la musique”

Le col­lec­tif inter­dis­ci­plinaire chilien Las Tesis vient de pub­li­er son livre “Que­mar el miedo. Un man­i­festo”, bien qu’ils se sen­tent un peu mal à l’aise avec le mot man­i­feste car “il expose des choses qui sont con­sid­érées comme allant de soi, comme des évi­dences”.

La sub­ver­sion, sub­mergée par la beauté, est une révo­lu­tion”. C’est par cette phrase, qui résume comme peu d’autres, l’e­sprit rebelle de Las Tesis, que com­mence leur livre Que­mar el miedo. Un man­i­feste, récem­ment pub­lié en Espagne et en Amérique latine, par la mai­son d’édi­tion Plan­e­ta ‑ici, par le biais de la mar­que Temas de hoy-. Bien qu’il soit inutile de les présen­ter, Las Tesis se décrivent comme “un col­lec­tif inter­dis­ci­plinaire de qua­tre femmes de Val­paraí­so (Chili)”. Elles l’expliquent en réponse à la pre­mière ques­tion de cette inter­view, “et ce que nous faisons, c’est tra­vailler sur scène dans un petit for­mat, de courte durée, où la théorie est trans­férée en des for­mats audio­vi­suels, tex­tiles ou per­for­mat­ifs”. En réal­ité, seule une de ses mem­bres, Paula Cometa, a répon­du à mes ques­tions par vidéo­con­férence, mais elle me demande explicite­ment d’u­tilis­er la pre­mière per­son­ne du pluriel car elle s’ex­prime au nom du groupe.

Le démar­rage du col­lec­tif com­mence le 25 novem­bre 2019. Après avoir mis en scène l’une de ses per­for­mances, El vio­lador en tu camino, à San­ti­a­go, la cap­i­tale chili­enne, à l’oc­ca­sion de la journée con­tre la vio­lence envers les femmes, la vidéo de leur per­for­mance devient virale et la chan­son et la danse com­men­cent à être imitées et repro­duites, lors de man­i­fes­ta­tions et de protes­ta­tions, dans le monde entier, comme un sym­bole de résis­tance et de rejet de la vio­lence patri­ar­cale. À par­tir de ce moment, leur nom et leurs idées sont entrés dans l’imag­i­naire col­lec­tif. Las Tesis ont con­tin­ué à être présentes jusqu’à ce jour, avec la pub­li­ca­tion du man­i­feste. Dafne Valdés, Paula Cometa, Sibi­la Sotomay­or et Lea Cáceres sont les créa­tri­ces d’un hymne fémin­iste inter­na­tion­al, un phénomène mon­di­al qui crie à l’u­nis­son que la respon­s­abil­ité des vio­ls n’in­combe pas aux vic­times, ni à l’en­droit où elles se trou­vaient, ni à leur tenue ves­ti­men­taire. Le vio­leur, soulig­nent Las Tesis — et avec eux tant d’autres femmes — sont “les flics, les juges, l’É­tat et le prési­dent”.

• Quel était l’e­sprit orig­i­nal de El vio­lador en tu camino ?

Ce tra­vail abor­de la ques­tion de la vio­lence sex­uelle en Amérique latine. Nous avons util­isé un livre de Rita Sega­to comme base théorique, dans lequel elle sou­tient que le viol fait par­tie du com­porte­ment social, et n’est pas une mal­adie men­tale : c’est une démys­ti­fi­ca­tion du viol. Nous en avons fait une chan­son, El vio­lador en tu camino, pour une man­i­fes­ta­tion de rue à Val­paraí­so, dans le con­texte de l’ex­plo­sion sociale.

• Le suc­cès inter­na­tion­al fut écras­ant. Par exem­ple, une insti­tu­tion comme le mag­a­zine Times vous a désigné comme l’une des 100 per­son­nes ou col­lec­tifs les plus influ­ents du monde en 2020. Qu’est-ce que ce sou­tien a sig­nifié pour le col­lec­tif, et a‑t-il même trans­for­mé vos vies personnelles ?

Au début, en décem­bre 2019, notre par­tic­i­pa­tion était super réclamée, il y avait des femmes qui nous écrivaient du monde entier pour aller la représen­ter, mais nous n’avions même pas l’ar­gent pour y aller, même pas au sud du Chili. Il y avait égale­ment une sit­u­a­tion de chaos ici et il était très dif­fi­cile de se ren­dre en bus dans une autre région car il pou­vait y avoir des bar­ri­cades aux péages. Tout était très com­plexe et c’est pourquoi nous avons décidé de con­fi­er les travaux. C’é­tait une façon de dire : ne vous inquiétez pas parce que nous ne pour­rons pas y aller, voici la piste audio, voici les paroles et il y a des vidéos avec la choré­gra­phie. Finale­ment, d’autres femmes et des dis­si­dentes ont com­mencé à l’au­to-gér­er et c’é­tait très grat­i­fi­ant, de voir que le tra­vail revient à ces per­son­nes, que le droit d’au­teur existe mais que vous n’avez pas besoin d’être là pour que le tra­vail aboutisse.

• Y a‑t-il égale­ment eu des réper­cus­sions négatives ?

L’a­van­tage d’être un col­lec­tif est que tous les proces­sus se font en groupe et, heureuse­ment, nous sommes qua­tre pour le soutenir. Parce que oui, tout cela apporte beau­coup de vio­lence. Vous êtes dans le col­li­ma­teur même de l’É­tat, et la vérité est qu’il y a beau­coup de choses qui com­men­cent à émerg­er de cette sit­u­a­tion. À tra­vers les réseaux soci­aux, ils nous répè­tent qu’ils espèrent nous vio­l­er et qu’ils espèrent nous tuer, ce sont les réac­tions évi­dentes du patri­ar­cat. Il est très incon­fort­able de s’en­ten­dre dire que “c’est vous le vio­leur” et on nous dit que tout le monde n’est pas un vio­leur. Cela génère beau­coup de haine, au point que plus tard, lorsque nous avons tra­vail­lé sur le man­i­feste con­tre la vio­lence poli­cière au Chili, nous avons reçu deux plaintes de la police ici. Depuis 2020, nous ne nous sommes pas beau­coup reposées.

• Je voulais vous pos­er la ques­tion pré­cisé­ment à cause de ces dénon­ci­a­tions : vous avez été accusées d’avoir attaqué l’au­torité avec des men­aces con­tre les Cara­bineros1 du Chili. Com­ment s’est déroulée cette procé­dure judi­ci­aire ? Vous sen­tez-vous plus vul­nérable maintenant ?

C’est très absurde parce que ce qui est finale­ment jugé, c’est un texte, la même chose que ce qui s’est passé avec les Pussy Riot ou les femmes en Pologne qui sont sor­ties pour pro­test­er parce que le droit à l’a­vorte­ment était sup­primé. J’imag­ine qu’il s’ag­it de mes­sages qui dérangent trop les dirigeants au pou­voir, dont les bases sont his­torique­ment patri­ar­cales, et ce qu’ils génèrent, ce sont ces répons­es de dénon­ci­a­tion. La police a déjà été délégitimée par elle-même : ici, au Chili, la police est mil­i­tarisée depuis la dic­tature, il y a beau­coup de vio­lence insti­tu­tion­nelle, et elle se ridi­culise. Seul le gou­verne­ment d’ex­trême droite a soutenu les cara­bineros dans ces dénon­ci­a­tions. Les organ­i­sa­tions de défense des droits de l’homme l’ont traité comme un tra­vail d’ac­tiviste qui pro­tégeait les droits des femmes et des dis­si­dents. Cela nous a immé­di­ate­ment mis dans la sit­u­a­tion où nous étions en dan­ger, qu’ils attaquaient des per­son­nes qui défendaient les droits de l’homme, et ensuite, bien sûr, tout a été mis en place. Il y a eu une défense inter­na­tionale et même des actri­ces d’Hol­ly­wood se sont jointes aux dénon­ci­a­tions. Finale­ment, en jan­vi­er, nous avons eu l’au­di­ence du tri­bunal et les plaintes ont été rejetées parce qu’elles n’avaient pas de preuves val­ables. Le prob­lème a été pen­dant tout ce temps, de vivre dans un con­texte de pandémie au Chili, où il y a un cou­vre-feu pra­tique­ment depuis octo­bre 2019 et où il faut deman­der la per­mis­sion à un com­mis­sari­at virtuel chaque fois que l’on veut sor­tir de chez soi. Vos don­nées sont trans­mis­es aux cara­biniers à chaque fois que vous voulez bouger et c’é­tait très pénible de sen­tir cet hyper-con­trôle alors que nous avions deux plaintes.

Las tesis• En Espagne, il y a quelques semaines, un rappeur a été empris­on­né pour des plaintes sim­i­laires, notam­ment pour avoir chan­té des paroles insul­tantes pour le roi. Pensez-vous qu’au Chili, le fémin­isme est l’un des mou­ve­ments qui se trou­ve dans le col­li­ma­teur de la répres­sion d’État ?

Avec nous, c’é­tait comme ça. Dans les man­i­fes­ta­tions, les coor­di­na­tri­ces fémin­istes sont vio­lem­ment réprimées, il n’y a pas de fil­tre. Le 25 novem­bre de l’an­née dernière à San­ti­a­go, nous sommes allés jouer la pièce Vio­lador eres tú (Le vio­leur c’est toi) à nou­veau sur la Plaza de la Dig­nidad, et les forces spé­ciales sont arrivées pour réprimer les femmes avec force, lors de la journée con­tre la vio­lence envers les femmes. C’est le scé­nario, même si main­tenant, avec une nou­velle con­sti­tu­tion, ils dis­ent que la par­ité existe : dans la rue, la vio­lence est encore très présente.

• Une ten­sion qui existe dans le fémin­isme est que lorsqu’une phrase ou une demande est répétée sou­vent, elle devient main­stream, par­fois le statu quo ou même les mar­ques s’ap­pro­prient un con­tenu poli­tique et le vident de son sens. Je ne sais pas si vous avez vécu une expéri­ence sim­i­laire avec cette performance.

Bien sûr, il y a beau­coup de ré-inter­pré­ta­tions du texte, de la musique, qui sont assez grossières. Je peux penser à de nom­breux exem­ples sur les réseaux soci­aux. En Argen­tine, un type s’est déguisé en nous pour une mas­ter classe sur le genre, mais ils l’ont fait échouer à l’ex­a­m­en. Il existe égale­ment des prob­lèmes à grande échelle où l’œu­vre est util­isée à des fins lucra­tives avec toutes sortes de pro­duits, en changeant par exem­ple les paroles mais en util­isant la base. Au final, c’est du pla­giat. Et c’est super offen­sant pour nous, mais encore plus pour les femmes qui ont décidé de faire ce spec­ta­cle et qui ont finale­ment pu entamer un proces­sus d’au­to-guéri­son de tout cela. Il est très offen­sant que les paroles soient util­isées pour dire des choses qui sont à l’op­posé, c’est une honte parce que le cap­i­tal­isme absorbe tous les pro­duits et les utilise à très mau­vais escient. C’est une chan­son de protestation.

• Sur cette ques­tion du chant et de la danse dans les man­i­fes­ta­tions, lors du dernier 8M à Barcelone, il y a eu des plaintes pen­dant la man­i­fes­ta­tion sta­tique parce que des scènes avec de la musique avaient été instal­lées : plusieurs groupes fémin­istes ont estimé que l’at­mo­sphère était trop fes­tive pour une journée de protes­ta­tion. Pour vous, la musique est votre prin­ci­pal canal d’ex­pres­sion, quel est son poten­tiel politique ?

La musique est un pouls. La mélodie, les sons, l’har­monie, tout cela est vital, de sorte que lorsque vous met­tez un texte en musique, d’autres choses se pro­duisent qui ne se pro­duisent pas avec une sim­ple lec­ture. Dans la per­for­mance, ce qui est dit passe par le corps, l’ex­péri­ence passe par vous. De plus, en étant dans la rue, vous don­nez un vis­age à la police ou aux insti­tu­tions. Bien qu’i­ci, au Chili, cela arrive aus­si, les batu­cadas sont soudaine­ment util­isées pour des protes­ta­tions et cer­tains groupes de per­son­nes dis­ent “oh, pourquoi les utilis­er si ce n’est pas un car­naval joyeux”. C’est un cri de force, la musique est util­isée pour dire quelque chose. Et oui, ça vous fait danser, mais ce n’est pas exacte­ment une fête. Com­mençons à nous décolonis­er de ces idées que danse égal fête : il y a une protes­ta­tion dans la musique, et nous ne pou­vons pas l’éviter.

• Vous venez de pub­li­er un livre en forme de man­i­feste qui rassem­ble toutes ces réflex­ions, pensez-vous qu’il serve à recon­naître l’o­rig­ine de votre tra­vail, après tant de répétitions ?

Le livre est très intéres­sant car dans chaque chapitre, il y a une petite intro­duc­tion avec le texte de cha­cune des œuvres que nous avons créées, afin que vous puissiez voir la rela­tion entre les let­tres et une expli­ca­tion plus longue qui per­met de savoir ce que nous pen­sons. Peut-être que le mot “man­i­feste” sur la cou­ver­ture nous met un peu mal à l’aise, parce que le man­i­feste expose des choses que l’on con­sid­ère comme des vérités. Il accom­pa­gne les ques­tions patri­ar­cales : ici, moi, dans ma posi­tion d’in­tel­lectuelle, j’ai pen­sé à cela et donc je le man­i­feste. C’est super despote de penser à la théorie de cette façon, et le livre a reçu ce nom pour des raisons édi­to­ri­ales. C’est pourquoi nous tenions à pré­cis­er que nous ne pré­ten­dons à aucun moment être les maîtres de la vérité. Il s’ag­it avant tout de réflex­ions et d’idées pour que d’autres femmes puis­sent s’en empar­er, les lire et voir qu’elles ont vécu des expéri­ences communes.

• C’est pour ça que vous utilisez tou­jours le “nous” dans le livre ?

Oui, pour com­pren­dre que si quelque chose ne m’est pas arrivé per­son­nelle­ment mais que cela vous est arrivé, je peux aus­si le vivre avec vous. C’est l’idée der­rière “ce n’é­tait pas ma faute” : cela m’est arrivé, cela vous est arrivé et nous le dis­ons tous ensem­ble. C’est comme, “ok, mer­ci, parce que j’ai tou­jours pen­sé que c’é­tait ma faute, si un gars m’a vio­lée”.

• Bien que Las Tesis soit un groupe fémin­iste qui s’ap­puie sur des fonde­ments théoriques, on recon­naît même l’im­por­tance des “thès­es” dans votre pro­pre nom, pourquoi faire ce genre de pub­li­ca­tion, qui est plutôt un appel à l’action ?

C’est ain­si que l’édi­teur nous a approchés et c’est ain­si que nous avons com­mencé à l’abor­der, mais en même temps nous avons aus­si lancé un livre qui est une antholo­gie, plus théorique. Il n’a été pub­lié qu’au Chili, mais vous pou­vez l’a­cheter en ligne. Dans cet autre, ce que nous avons fait, c’est une com­pi­la­tion de textes et d’im­ages de femmes impor­tantes pour nous en philoso­phie, en his­toire, en théâtre, en arts visuels, en design. Il s’ag­it de faire cette par­tie de la réflex­ion, des don­nées con­crètes. Que­mar el miedo (Brûler la peur) prend ces théories et passe à autre chose. Il n’y a pas de cita­tion théorique, c’est une lec­ture plus pour la réflex­ion que pour la prise de notes.

• Sil­via Fed­eri­ci, l’une de vos références, a en effet choisi de tir­er sa théorie fémin­iste de l’ac­tivisme de rue, dans les années 70, lorsqu’elle a pro­mu les Comités pour la défense d’un salaire pour le tra­vail domes­tique. Partagez-vous cette idée ?

Oui, il est impor­tant d’aller au-delà de l’aspect académique, sinon cela reste beau­coup dans une bulle. Il est égale­ment impor­tant de recon­naître que l’ob­ser­va­tion du quo­ti­di­en est ce qui vous amène à penser, à écrire un livre : cette obser­va­tion est impor­tante, cette pra­tique. Le faire lire, le porter ensuite à l’ex­er­ci­ce, lui don­ner une dimen­sion de prise de con­science, d’ar­gu­men­ta­tion et de lutte dans la rue, sur des ques­tions qui vont de soi depuis le Moyen Âge, c’est là le but…


Image à la une : Las Tesis — Pho­to cour­toisie du label Temas de hoy.

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