Deutsche FAZ | Français | English | Castellano

Sur la demande de la roman­cière Aslı Erdoğan, nous pub­lions la ver­sion en français de cet entre­tien mené par Karen Kruger, pub­lié le 29 avril 2021, sur Frank­furter All­ge­meine Zeitung en allemand. 

*

La Turquie a aban­don­né la Con­ven­tion d’Is­tan­bul con­tre la vio­lence à l’é­gard des femmes. L’écrivaine Aslı Erdoğan explique ce que cela sig­ni­fie. Une con­ver­sa­tion sur la vio­lence et le machisme dans la société turque.

• En 2012, la Turquie est dev­enue le pre­mier pays à rat­i­fi­er la Con­ven­tion d’Is­tan­bul sur la pro­tec­tion con­tre la vio­lence. Ce traité inter­na­tion­al a été créé pour fournir des normes juridique­ment con­traig­nantes afin de “pro­téger les femmes con­tre toutes les formes de vio­lence”, notam­ment le har­cèle­ment sex­uel, la traque et le mariage for­cé. Elle a été rat­i­fiée par 34 États. C’est main­tenant, alors que la vio­lence domes­tique est en hausse, que la Turquie annonce son retrait. Quel genre de sig­nal est-ce pour une femme en Turquie qui est men­acée par son partenaire ?

Peut-être qu’elle lit le jour­nal, où au moins un fémini­cide est sig­nalé chaque jour. Elle est prob­a­ble­ment inca­pable de pren­dre soin d’elle-même et de par­tir. Elle ne sait peut-être pas exacte­ment ce qu’est la Con­ven­tion d’Is­tan­bul, mais elle a enten­du dire qu’elle avait quelque chose à voir avec la pro­tec­tion des femmes, et main­tenant cela tombe aus­si. Elle se sen­ti­ra exclue. Je suis sûre que beau­coup d’hommes voient le retrait comme une vic­toire. Cela jus­ti­fie leur vio­lence. Il y a quelques jours, une cam­pagne a été lancée sur les médias soci­aux turcs : “12 avril — Journée du viol”.

• Le jour du viol ?

Oui, un groupe de jeunes de 17 ans a écrit pour aller vio­l­er des femmes. Ils ont dit à la police qu’ils avaient fait ça pour devenir célèbres.

• Cela en dit long sur la Turquie.

Beau­coup d’hommes ne voient pas les femmes comme des êtres humains, mais comme des objets destruc­tibles. Com­ment quelqu’un pour­rait-il être sur­pris par cela ? Le régime d’Er­doğan utilise une quan­tité dis­pro­por­tion­née de vio­lence pour con­trôler la société. Ce dernier en tire la leçon que la vio­lence est le seul moyen d’ex­ercer un con­trôle et que celui qui a le pou­voir a le droit de domin­er. Le résul­tat est : plus de vio­lence con­tre les femmes, les enfants, les ani­maux. Ce dernier point peut égale­ment être étudié.

Pho­to : Car­ole Parodi

• Le 1er juil­let, le retrait entr­era en vigueur. Y a‑t-il des protes­ta­tions con­tre ce projet ?

Il y a des protes­ta­tions presque tous les jours. Mais le gou­verne­ment ‑qui n’est en fait com­posé que d’un seul homme- sem­ble insis­ter sur le retrait. Il est dit qu’une nou­velle con­ven­tion, une con­ven­tion d’Ankara, devrait être créée, qui serait plus con­forme aux valeurs turques. Mais les femmes ont très bien com­pris qu’au fond, rien ne chang­era : Ce retrait a pour but de dégon­fler le mou­ve­ment des femmes. Peu après son annonce, de nom­breuses fémin­istes kur­des ont été arrêtées, et le min­istre turc de l’in­térieur a affir­mé que le PKK1Par­ti des Tra­vailleurs du Kur­dis­tan  était un mou­ve­ment de femmes. Cela implique qu’une femme qui se bat pour ses droits peut être une terroriste.

• Qu’est-ce qu’Er­doğan a con­tre les femmes ?

Lui et ses par­ti­sans ont une cer­taine idée de ce que devrait être une femme. Mais comme beau­coup sont dif­férentes, il veut les coin­cer jusqu’à ce qu’elles cèdent. Une femme est cen­sée être une mère ou une épouse. Elle devrait avoir une cer­taine édu­ca­tion et être autorisée à tra­vailler — il y a une crise économique en Turquie, après tout. Il est impor­tant qu’elle fasse par­tie d’une famille, c’est la seule façon dont elle devrait exis­ter. La Con­ven­tion d’Is­tan­bul men­ace ce con­cept en exigeant de l’É­tat qu’il pro­tège chaque femme con­tre la vio­lence — qu’elle soit mar­iée ou non. Je pense que ça énerve Erdoğan au plus haut point. Pour lui, je suis sûre que c’est une ques­tion d’hon­neur d’aller jusqu’au bout du retrait.

• La déc­la­ra­tion indique que la con­ven­tion nor­malise l’ho­mo­sex­u­al­ité et sape les valeurs famil­iales tra­di­tion­nelles turques.

C’est une de ses phras­es préférées. Je me demande ce que ces valeurs sont cen­sées être. La famille en Turquie sig­ni­fie : l’homme mène la bar­que. Elle est l’une des prin­ci­pales sources d’op­pres­sion et de vio­lence. C’est un con­cept que le gou­verne­ment veut préserv­er, un gou­verne­ment qui se pré­tend démocratique.

Depuis l’an­nonce de la sor­tie, 27 femmes ont été tuées en Turquie. En 2020, il y a eu au moins 300 fémini­cides, et 171 femmes ont été retrou­vées mortes dans des cir­con­stances suspectes.


Note du KedistanUn site incontournable…
Compteur des féminicides en Turquie : 2020 : 409 femmes ont été assassinées — Pour l’an 2021,  jusqu’aujourd’hui le 30 avril, le compteur indique déjà 118 féminicides.

Lorsque les femmes résis­tent à l’at­tri­bu­tion des rôles, elles sont sou­vent con­fron­tées à la vio­lence. En par­tant, le gou­verne­ment dit aus­si, “nous ne pro­tégerons plus les femmes qui n’ac­ceptent pas leur rôle”. Le par­ti nie qu’il y ait plus de vio­lence dans la société depuis son arrivée au pou­voir, et présente des sta­tis­tiques à cet effet. Per­son­nelle­ment, je ne la crois pas. Je vois aus­si une bru­tal­ité crois­sante. Je viens de lire l’his­toire d’un homme qui a aspergé sa femme d’essence et l’a brûlée. On lit beau­coup d’his­toires comme ça main­tenant. Sou­vent, les femmes sont battues à mort. Cer­tains auteurs en sont si fiers qu’ils se fil­ment en train de le faire et le pub­lient sur les médias soci­aux. De nom­breux meur­tri­ers ne passent pas une seule heure en déten­tion, surtout s’ils ont des liens avec l’AKP ou le par­ti d’ex­trême droite MHP. Si la presse en par­le, en revanche, il y a sou­vent une condamnation.

En 2018, un pro­cureur d’Ankara avait lais­sé par­tir les hommes qui avaient vio­lé Şule Çet, une étu­di­ante, puis l’avaient jetée par la fenêtre d’une tour d’habi­ta­tion. Ils n’ont été placés en déten­tion que lorsque la presse et les organ­i­sa­tions de femmes ont fait pres­sion sur eux.

Bien sûr, la presse ne peut pas tout rap­porter. Surtout ce qui se passe à la cam­pagne reste dans l’om­bre. Les fémini­cides y sont sou­vent déguisés en sui­cides ou les femmes sont for­cées à se sui­cider. Il existe des régions où le taux de sui­cide des femmes est jusqu’à dix fois plus élevé qu’ailleurs. Dans un cas, la police a accep­té l’ex­pli­ca­tion du sui­cide alors que la vic­time avait deux impacts de balles sur le front.


Note du Kedistan Féminicides en Turquie :
“Le divorce ou la mort” un excellent documentaire  à revoir sur Arte

• Tous les juges sont-ils des par­ti­sans de l’AKP ?

La plu­part d’en­tre eux sont défini­tive­ment pro-Erdoğan. Sous sa direc­tion, le sys­tème judi­ci­aire a été mod­i­fié de telle sorte que vous ne pou­vez vrai­ment sur­vivre que si vous soutenez le gou­verne­ment. Mais le machisme a tou­jours existé chez les juges. Nous ne pou­vons pas dire que c’est une inven­tion de l’AKP, mal­heureuse­ment. Cepen­dant, au lieu de pren­dre des mesures con­tre ce phénomène, le gou­verne­ment en fait la pro­mo­tion. Cer­tains juges réduisent la peine si l’ac­cusé déclare que la femme assas­s­inée flir­tait avec d’autres hommes, qu’elle a envoyé un Like à un incon­nu ou qu’il a trou­vé dans son télé­phone portable un mes­sage texte por­tant atteinte à sa viril­ité. Ces tueurs n’é­copent que de 10 ou 15 ans et ne pur­gent que les deux tiers de leur peine. Mais quand une femme tue un homme, elle risque générale­ment la per­pé­tu­ité. Les cir­con­stances du crime n’ont pas d’im­por­tance. Même un viol antérieur n’est pas néces­saire­ment une cir­con­stance atténuante.


Note du Kedistan A lire pour approfondir :
“Je suis Yasemin Çakal, je vous parle depuis l’exil…”
Çilem : “Mon cher passé, je te remercie pour tes leçons”

• En rai­son de votre tra­vail pour le jour­nal de tra­di­tion kurde “Özgür Gün­dem”, vous avez été accusée de pro­pa­gande ter­ror­iste en 2016. Vous avez été envoyée à la prison Bakırköy d’Is­tan­bul, dans l’aile réservée aux femmes kur­des, pen­dant qua­tre mois et demi avant que, grave­ment malade, vous ne soyez libérée de manière inat­ten­due et ne par­tiez en Alle­magne. Avez-vous ren­con­tré de tels des­tins à cette époque ?

L’un de mes codétenues a été con­damnée à la prison à vie incom­press­ible2 Son amant avait tué son mari et pré­tendait qu’elle l’avait incité à le faire. Elle le nie, et il n’y a aucune preuve. Pour­tant, elle a été con­damnée si sévère­ment alors que lui s’en est tiré avec 10 ans. Mon obser­va­tion est que les peines sont très élevées, surtout pour les femmes kur­des. L’une d’elles avait écopé de 33 ans pour avoir par­ticipé à une man­i­fes­ta­tion illé­gale. Un homme qui tue une femme s’en tire plus rapi­de­ment. Cette ten­dance s’in­ten­si­fiera après le retrait de la convention.

La Pologne a égale­ment sig­nalé qu’elle allait con­tester la con­ven­tion. D’autres pays comme la Hon­grie, la Bul­gar­ie et la République tchèque ont signé le doc­u­ment mais n’ont pas trans­posé ses dis­po­si­tions dans leur législation.

Partout où les pop­ulistes ou les ultra-droitiers ont gag­né en force, où l’idéolo­gie place le pou­voir mas­culin au cen­tre, les droits des femmes sont devenus une zone de guerre. Ils veu­lent définir ce que sig­ni­fie être une femme et avoir une famille.


Note du KedistanA lire pour approfondir :
Yasemin Çakal : Son asile politique est accepté en Suisse.
Nagihan Bulduk, l’avocate de Yasemin : “Cette décision de la Suisse créera certainement un précédent et une jurisprudence pour d’autres pays qui ont signé la Convention d’Istanbul”.

• Lorsque la con­ven­tion a été rédigée en 2011, le mot “genre” était encore assez anodin. Il appa­raît 25 fois dans le texte. Les auteurs y attachent peu d’im­por­tance ; ils se préoc­cu­pent davan­tage du niveau de vio­lence. Ils se sont donc abstenus de don­ner une déf­i­ni­tion pré­cise. Les politi­ciens con­ser­va­teurs de toute l’Eu­rope en prof­i­tent main­tenant et affir­ment que la con­ven­tion vise à abolir les dif­férences entre les hommes et les femmes et à nor­malis­er l’ho­mo­sex­u­al­ité. La Turquie a‑t-elle util­isé les argu­ments de ce lob­by anti-genre ?

C’est tout à fait pos­si­ble, les argu­ments sont les mêmes. Aupar­a­vant, des man­i­fes­ta­tions avaient eu lieu à l’u­ni­ver­sité du Bospho­re con­tre un nou­veau recteur. Ils ont été util­isés pour crim­i­nalis­er les LGBT. Il y a une petite asso­ci­a­tion LGBT là-bas. Elle a été fer­mée pen­dant les protes­ta­tions, mais on a pré­ten­du que les mem­bres avaient jeté l’im­age de la Kaa­ba par terre — des choses comme ça… Le min­istre de l’in­térieur a ensuite déclaré à la télévi­sion que le mou­ve­ment gay était respon­s­able des man­i­fes­ta­tions. Il a longtemps eu la vie dure en Turquie, mais aucun représen­tant de l’É­tat n’est jamais allé aus­si loin. C’est alarmant.


Note du Kedistan A lire pour approfondir :
Université Boğaziçi • Une promesse de printemps en hiver ?
La mobilisation autour de l’université Boğaziçi (suites)
Boğaziçi • Lettre ouverte au 12ème Président de la Turquie


Vous pouvez utiliser, partager les articles et les traductions de Kedistan en précisant la source et en ajoutant un lien afin de respecter le travail des auteur(e)s et traductrices/teurs. Merci.
KEDISTAN on EmailKEDISTAN on FacebookKEDISTAN on TwitterKEDISTAN on Youtube
KEDISTAN
Le petit mag­a­zine qui ne se laisse pas caress­er dans le sens du poil.