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Zehra Doğan : “Déjà, enfant, je me battais politiquement”

Née à Diyarbakır en 1989, la Kurde Zehra Doğan est une jour­nal­iste d’in­ves­ti­ga­tion courageuse et une authen­tique artiste . Très poli­tisée , elle a été empris­on­née à deux reprises .

En mars, elle a pub­lié le roman graphique Prison n °5, en réso­nance avec le trau­ma­tisme de l’en­fer­me­ment. Ce fut alors l’oc­ca­sion d’un entre­tien d’une rive à l’autre.

Vous êtes une jour­nal­iste d’in­ves­ti­ga­tion et une authen­tique artiste. Quels sont vos sou­venirs les plus intens­es de votre enfance et de votre ado­les­cence, qu’ils soient liés à des per­son­nes, des moments ou des lieux ?

J’ai vécu toute mon enfance à Diyarbakır, un haut lieu de la poli­tique. Les familles qui vivent à Diyarbakır et dans les régions kur­des, sont, en général, poli­tique­ment très con­scientes, et dans la lutte. Ma famille, par rap­port à cer­taines autres familles kur­des, sem­blait même pour­tant un peu moins politisée.

Tous les enfants qui nais­sent dans cette ville, sont poli­tisés. Dès mon jeune âge j’ai été une enfant qui lut­tait poli­tique­ment, comme tous les enfants sur ces ter­res. Quand j’avais 17 ans, j’ai été arrêtée pour avoir jeté des pier­res. J’ai été mise en garde-à-vue, jugée, con­damnée à 6 mois de prison [avec sursis].

J’ai été façon­née ainsi.

À l’école pri­maire, j’ai eu une insti­tutrice qui venait de la région de la mer Noire, et qui ne par­lait que le turc, imposé comme langue offi­cielle. Nous ne com­pre­nions pas un seul mot de ce qu’elle dis­ait, et elle ne nous com­pre­nait pas non plus. Elle nous considérait comme des idiots… On nous impo­sait de réciter le ser­ment, qui fait dire à tous les enfants scolarisés qu’ils dévouent leur vie à la Turquie, de chanter l’hymne nation­al, de pro­mou­voir le culte du dra­peau… Mes années sco­laires sont ain­si passées dans l’apprentissage de la langue turque, et la découverte de l’injustice et des discriminations.

J’ai fait de la vente à la sauvette dans les rues de Diyarbakır. J’ai ven­du de l’eau, des desserts, du per­sil, des pommes d’amour, des esquimaux aromatisés aux fruits. J’ai ciré des chaus­sures. J’ai aus­si ven­du des livres… Tout cela m’a ren­due heureuse, parce que j’avais ain­si un gagne-pain. Mais, tra­vailler dans l’ouest, aux champs, sous les ordres de turcs par­ti­c­ulière­ment racistes, a été une vraie tor­ture. Là-bas, tu ressens jusqu’à la moelle la douleur insup­port­able du désespoir. Par exem­ple, nous étions allés en famille, dans la région de Mer Noire, pour la cueil­lette de noisettes. Je n’ai jamais oublié le pan­neau “place des chiens” plan­té au milieu du ter­rain sur lequel se trou­vait nos tentes bricolées.

Ce sont des choses qui m’ont marquée.

Quand j’é­tais petite, nous dormions sur le toit. Ma mère, comme d’ailleurs toutes les mères kur­des, nous racon­tait des con­tes et des légen­des de la Mésopotamie, comme celle de Shah­mer­an1par exem­ple, mais encore plein d’autres. Ce sont des moments très pré­cieux de mon enfance. J’ai été bercée par ces his­toires mil­lé­naires et cela se reflè­tent encore aujour­d’hui dans mon travail.

 

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Les lier­res de la cap­tiv­ité”. Zehra Doğan 2018, Prison de Diyarbakır. Pho­to : Jef Rabillon

Zehra Doğan, quand avez-vous pris con­science de vos deux pen­chants et dans quelle mesure votre envi­ron­nement famil­ial vous a‑t-il encour­agé à les dévelop­per pleinement ?

Depuis mon très jeune âge j’ai com­mencé à dessin­er. A 11 ans je suiv­ais les cours d’art plas­tiques au Cen­tre cul­turel Dicle Fırat. Ensuite, j’ai été diplômée de styl­isme à l’u­ni­ver­sité de Mun­zur, et à l’U­ni­ver­sité de Dicle comme enseignante d’arts plas­tiques. Alors que j’é­tais encore étu­di­ante, en 2012, j’ai con­tribué à la fon­da­tion de JINHA, une agence féministe, dont toutes les con­tributri­ces étaient unique­ment des femmes. Une première mon­di­ale. Sa ligne éditoriale, centrée sur les femmes, util­i­sait un lan­gage spécifique, différent du lan­gage tra­di­tion­nel des médias ancrés dans les moules du patri­ar­cat. JINHA a été fermée par décret en 2016, comme plus d’une cen­taine d’autres médias. Elle a ressus­cité sous un autre nom, a de nou­veau été fermée ; elle con­tin­ue à renaître régulièrement de ses cen­dres. Mes deux métiers se sont com­plétés ain­si spontanément.

Ma famille a tou­jours été un sou­tien pour moi. Même si par­fois mes activ­ités leur fai­saient peur.

En ce qui con­cerne l’art, par exem­ple pen­dant mon incar­céra­tion, pour chaque oeu­vre que je réus­sis­sais à faire sor­tir de la prison, arrivée à la mai­son, ils l’é­ta­laient sur le sol, l’ob­ser­vaient, dis­cu­taient, essayaient de com­pren­dre et interprétaient.

Pour le jour­nal­isme, dans les pre­miers temps, ma mère avait peur. Mais, à la fin, par exem­ple quand j’ai été incar­cérée, ma mère était presque “soulagée’, car “je n’é­tais pas morte, mais juste empris­on­née”.

À votre avis, le jour­nal­isme et la pein­ture sont-ils des moyens dif­férents d’abor­der, de vivre et d’ex­primer les mêmes ques­tions et besoins  per­son­nels et col­lec­tifs ? Com­ment inter­agis­sent-ils et se com­plè­tent-ils dans votre cas ?

J’ai appris de toutes les expéri­ences que j’ai vécues jusqu’à aujour­d’hui ceci : les gens ont beau­coup de dif­fi­cultés à réu­nir ces deux dis­ci­plines dif­férentes. Une de mes deux activ­ités est l’art, et l’autre est le jour­nal­isme, qui traite de la réal­ité avec dis­tance et rigueur. Lorsqu’on par­le de l’art, en général tout le monde pense à un “mode d’ex­pres­sion esthé­tique émis avec des formes et aux angles arrondis et émoussés”. Or, pour moi, l’art, du moins le mien, n’est pas comme cela : il est très direct et dur, sans con­ces­sion. Mon art préfère une nar­ra­tion, non pas comme on offrirait quelque par­fum, mais directe. Pour cette rai­son, dans ma créa­tion, il y a tou­jours des traces de jour­nal­isme. Comme le jour­nal­isme utilise les mots, mes oeu­vres s’ex­pri­ment sans détour. Mon jour­nal­isme est poli­tique, il nour­rit alors mon art.

Je ne suis pas douée pour arrondir les angles, tourn­er ma langue sept fois avant de par­ler, ni pour exprimer les choses d’une façon indi­recte. Je préfère tou­jours l’ex­pres­sion directe, comme dans le jour­nal­isme que je conçois. Pour moi, c’est une erreur d’ex­primer les choses en prenant des détours. Même s’il s’ag­it de l’art, c’est une erreur. Moi, je fais des œuvres poli­tiques, en fait. Le fait de par­ler des sujets poli­tiques avec une expres­sion détournée, d’esthé­tis­er un sujet avec out­rance est une grande erreur, et hors éthique pour moi. Ce type de thé­ma­tiques doivent être exprimées avec toute leur froideur.

Dans quelle mesure la dimen­sion kurde de votre iden­tité est-elle déter­mi­nante dans votre vie quo­ti­di­enne, votre art et votre journalisme ?

En tant qu’artiste ayant vécu au Kur­dis­tan, où se déroule l’une des pires guer­res qui soit, je ne pou­vais pas envis­ager ma recherche artis­tique sur les formes plas­tiques, ni abor­der ma pra­tique esthétique, sans penser à la réalité qui m’entourait. J’é­tais baignée dedans. Je suis persécutée dans mon pays pour une iden­tité que je n’ai pas choisie, alors je crois que ne pas m’intéresser au poli­tique aurait sig­ni­fié être dénuée de toute conscience.

Sur mes ter­res, cette mémoire est détru­ite depuis des siè­cles. En sup­p­ri­mant notre archive his­torique, ils essayent de nous plonger dans amnésie, l’ou­bli, l’inexistence. Un peu­ple dénué, privé de sa mémoire, se met à genoux. C’est cer­taine­ment pour cette rai­son, que pour mon peu­ple, le plus puis­sant sont les dans­es, les chan­sons, et la lit­téra­ture orale. Nos con­tes et légen­des se trans­met­tent de généra­tions en généra­tions. C’est pour cela que dans la plu­part de mes oeu­vres, la doc­u­men­ta­tion prend une place très impor­tante. En peignant, dessi­nant sur des doc­u­ments ou à par­tir d’eux, j’es­saye de les ren­dre pérennes.

Zehra Doğan

Kemal Kurkut. Zehra Doğan, 2017 Istan­bul. Pho­to : Jef Rabillon

Il y a un sen­ti­ment récur­rent d’an­goisse, d’ob­scu­rité — par­fois même de ter­reur — dans vos pein­tures. L’art est-il aus­si un moyen d’ex­or­cis­er les “démons” ? Vous iden­ti­fiez-vous à un mou­ve­ment ou à un style artis­tique actuel ou passé ?

Pour moi c’est un moyen d’ex­pres­sion. En prison, c’é­tait un moyen de résis­tance, col­lec­tif d’ailleurs, avec mes co-détenues. Il m’a per­mis de reculer les murs, de les faire dis­paraître, même si tout m’é­tait inter­dit. Faire évad­er par exem­ple, planche après planche, une bande dess­inée, clan­des­tine­ment, était ma revanche sur les démons. Lorsque je m’é­tais cachée à Istan­bul, avant mon deux­ième empris­on­nement, l’art m’a per­mis d’archiv­er tout ce que le monde entier cachait des exac­tions et mas­sacres dans les régions kur­des, com­mis par la sol­datesque turque. Oui, j’ai voulu à ce moment là chas­s­er l’odeur du sang qui col­lait au bout de mon nez, et je l’ai fait en util­isant de vieux jour­naux et en y jetant la vio­lence que j’avais vue et vécue dans ces quartiers en état de siège. La ter­reur était dans les yeux et la vie des gens, pas dans les miens ni sur les toiles. Mais j’ai tou­jours dit et pen­sé que sous le noir des toiles, la couleur, les couleurs du Kur­dis­tan, pou­vait revenir, en grattant.

Je vous dis­ais en haut, que je préfère tou­jours l’ex­pres­sion directe, comme dans le jour­nal­isme. Mais si vous me demandiez si le monde sou­tient cette approche, selon moi, pas encore. Au con­traire je dirais que le fait de met­tre la réal­ité devant les regards, cette fois à tra­vers l’art, dérange même. Aujour­d’hui, les gens fréquentent les musées, les expo­si­tions, pour se cul­tiv­er, se déten­dre, se dé-stress­er, ou encore se récom­penser avec une pause agréable qui coupe leur rou­tine pro­fes­sion­nelle. Ils veu­lent pour beau­coup alors voir des œuvres douces, décon­trac­tantes. Cela me paraît comme une sorte de médi­ta­tion. Mais je sais que mon art est dérangeant, et de nature qui ne se tient pas dans des pots blancs. Il boule­verse l’ini­tia­tive cul­turelle des uns, cham­boule les vacances cul­turelles des autres… Il invite le vis­i­teur, peut être, pour repren­dre votre terme, à exor­cis­er ses démons, surtout par rap­port à l’é­tat du monde, et à ses pro­pres pris­es de posi­tion. C’est pour cela que mon art ne trou­ve pas facile­ment de sou­tien immé­di­at. Les gens ne veu­lent pas être dérangés dans des espaces d’ac­tiv­ités cul­turelles, mais sont dérangés par mes œuvres, car elles éveil­lent, en étant vues, le sen­ti­ment de néces­sité de pass­er à l’ac­tion. Et ça, c’est cer­taine­ment quelque chose que beau­coup de per­son­nes fuient.

Je n’ai pas d’i­den­ti­fi­ca­tion. Lorsque j’ai été jugée, on m’a reproché d’avoir “franchi les lim­ites de l’art”. Et lorsque le juge m’a demandé pourquoi j’avais fait le dessin qui m’in­crim­i­nait, je leur ai dit que si j’avais dess­iné leurs destruc­tions, c’est eux qui les avaient faites. Il paraît que Picas­so avait dit cela à pro­pos de Guer­ni­ca . Mais il n’y a pas là d’i­den­ti­fi­ca­tion, juste une manière de répon­dre à un juge inculte en matière artistique.

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La ville de Nusay­bin détru­ite et pho­tographiée par l’ar­mée, et dépeinte par Zehra Doğan

La mon­tée d’un autori­tarisme général­isé dans le monde, qui utilise la pandémie en cours comme une rai­son, un pré­texte, et une oppor­tu­nité, men­ace d’établir un “nou­veau” par­a­digme anthro­pologique. Quelle est votre réponse — créa­tive ou autre — à ce dan­ger imminent ?

Devant l’hu­man­ité il y a une longue liste de défis… Prob­lèmes écologiques, pré­da­tion de la nature et de ses vivants, racisme, vio­lences, notam­ment faites aux femmes, aux enfants, souf­france des minorités et des peu­ples opprimés, des guer­res qui incen­di­ent la planète, l’ex­ploita­tion de l’hu­main… L’ambition du pou­voir est aus­si une mal­adie. C’est elle qui a mis le monde dans cet état. Cette mal­adie est une idéolo­gie : celle du pou­voir. Elle a com­mencé à s’é­ten­dre il y a des mil­liers d’an­nées, en anéan­tis­sant les femmes au sein du patriarcat.

Ce virus, bien avant la pandémie de Covid, a infec­té tous les domaines du monde. L’art, la sci­ence, con­fisqués par les dom­i­nants, ont per­du leur vraie mis­sion. Nous, les humains, sommes trans­for­més en machines, dans une vie qui ressem­ble à une sim­u­la­tion, nous tra­vail­lons, nous con­som­mons, et nous servons.

La pandémie a aus­si pro­duit un effet d’aubaine pour con­trôler, inter­dire, toute oppo­si­tion. Y com­pris à grande échelle, frein­er avec bru­tal­ité les migra­tions et les exils.

Une per­son­ne qui est con­sciente du fait que la pandémie de coro­n­avirus n’est qu’une des con­séquences des mau­dites poli­tiques des états machistes, de leur pré­da­tion du vivant, une per­son­ne qui en est con­sciente, lutte con­tre tout cela.

Même si en Turquie, en par­ti­c­uli­er, l’au­tori­tarisme n’est pas une nou­veauté, on peut c’est vrai regarder le monde et y voir remon­ter des fas­cismes qui ne dis­ent pas leur nom. Je rap­pelle que la Turquie va avoir cent ans d’ex­is­tence, et que sa république s’est bâtie déjà sur un géno­cide, celui des Arméniens. Et, Covid ou pas, cette his­toire nation­al­iste se pour­suit. Si on y regar­dait de près, on ver­rait que pour bien des pays, il y a aus­si des his­toires sin­gulières pour qu’ils en soient là. Mais je crois plutôt que la général­i­sa­tion mon­di­ale d’un sys­tème basé sur l’iné­gal­ité, la destruc­tion de la nature, le patri­ar­cat con­tre les femmes, arrive à des lim­ites où des crises écla­tent. La Covid les a mis­es en lumière peut être, et les forces obscures du pou­voir se coalisent.

Je pense vrai­ment que la lumière vien­dra des femmes. Au Roja­va, par exem­ple, regardez l’é­tat de guerre. Ce sont les femmes qui don­nent un espoir dans ce Moyen-Ori­ent rav­agé. Alors, mon art par­le de leurs com­bat, et c’est aus­si le mien.

Zehra Doğan, en prenant comme point de départ l’ex­péri­ence trau­ma­ti­sante de votre empris­on­nement, votre roman graphique Prison N°5, pub­lié en France le 17 mars, et en Ital­ie en avril, traite de l’his­toire de l’op­pres­sion du peu­ple kurde et de la résis­tance des femmes incarcérées.

Depuis com­bi­en de temps avez-vous tra­vail­lé sur ce livre et que souhaitiez-vous réalis­er à tra­vers sa publication ?

Mes ter­res créatives sont plutôt enracinées dans la cul­ture de la car­i­ca­ture. Je suis arrivée à la BD qua­si instinc­tive­ment. Lorsqu’encore libre je cou­vrais, en tant que jour­nal­iste, les exac­tions de l’État turc dans les villes kur­des (fin 2015/2016), j’alliais déjà jour­nal­isme et pra­tique artis­tique, en dessi­nant sur une tablette numérique, pour pub­li­er ensuite sur les réseaux soci­aux des sortes de notes graphiques, proches de planch­es de BD. C’est l’un de ces dessins numériques qui m’a con­duite en prison, comme je le disais…

Il s’agissait là, bien sûr, d’une autre tech­nique que celle utilisée pour les dessins qui con­stituent Prison n°5.

Sou­vent, un dessin peut avoir un impact plus fort que des mil­liers de mots. Alors, par besoin et nécessité, en prison, j’ai utilisé tout ce qui était à ma portée pour dessin­er, le matériel artis­tique m’y étant interdit.

J’ai ren­con­tré le 9e art sans le savoir, en croisant la nécessité de créer, d’être com­prise, de témoigner, d’archiver autrement.

Pour l’al­bum Prison n°5, donc, j’ai com­mencé à tra­vailler dessus à la prison de Diyarbakır, assez rapi­de­ment, dans les débuts de mon incar­céra­tion et à réalis­er les planch­es, quand mon amie Naz Oke,  m’a régulière­ment envoyé ses let­tres, écrites sur du kraft. Cette étape a duré pen­dant toute mon incar­céra­tion, plus de 2 ans, dans la prison de Diyarbakır, ensuite celle de Tarse où j’ai été déportée avec 20 amies, en novem­bre 2018. Comme je vous le dis­ais, toutes les planch­es ont quit­té la prison, une par une, clan­des­tine­ment, sauf la dernière page, qui d’ailleurs porte le cachet de la com­mis­sion de cen­sure, qui con­trôle toutes les lettres.

Ensuite, après ma libéra­tion le 24 févri­er 2019, les Edi­tions Del­court se sont intéressées à mon pro­jet. Pen­dant un an, un extra­or­di­naire tra­vail a été menée, aus­si bien par mes tra­duc­teurs Daniel et Naz, que mon éditrice Leslie Per­reaut, les graphistes et toute l’équipe d’édi­tion de Del­court, pour que ce livre aboutisse.

Si la pandémie le per­met, votre prochaine expo­si­tion est prévue en avril. Voulez-vous m’en parler ?

Cette expo­si­tion se déroulera dans “Kiosk”, la toute nou­velle galerie du Théâtre Max­im Gor­ki, à Berlin. Là aus­si, il y a eu une longue et minu­tieuse pré­pa­ra­tion avec beau­coup d’en­t­hou­si­asme. Elle con­tien­dra des oeu­vres tex­tiles et sur jour­naux, les planch­es orig­i­nales de la BD et un exem­plaire du jour­nal clan­des­tin réal­isé col­lec­tive­ment lorsque je fus empris­on­née à Mardin.

Une par­tie des jour­naux, sont de la “péri­ode clan­des­tine” qui a précédé mon incar­céra­tion, quand je me cachais à Istan­bul. Celles-ci sont des témoignages des exac­tions de l’E­tat dans les villes kur­des en fin 2015 — 2016. Mais il y aura aus­si celles de la prison, où le jour­nal est devenu un sup­port de fortune.

L’ex­po­si­tion con­tien­dra de nom­breuses oeu­vres tex­tiles. Robes, lin­geries, draps, beau­coup furent apportées par ma mère comme “linge pro­pre” et une fois peints, ren­dus à ma famille comme “linge sale”. Une stratégie de ma mère, qui a fonc­tion­né. Ces tex­tiles, par­mi les cen­taines d’oeu­vres que j’ai pu sor­tir de la prison, clan­des­tine­ment, ont pris ce chemin.

Dans l’ex­po­si­tion, il y aura donc comme je dis­ais, les planch­es orig­i­nales de Prison n°5 qui ont déjà été exposées à la Bien­nale de Berlin, les deux numéros du jour­nal man­u­scrit Özgür Gün­dem, des diaries de prison, et d’autres oeuvres…

J’e­spère que cette expo­si­tion — ou une autre — arrivera en Grèce un jour ou l’autre. Avez-vous déjà voy­agé en Grèce dans le passé ou seriez-vous intéressée à le faire à l’avenir ?

J’e­spère aussi.

Je suis venue en Grèce durant l’été 2020, pour pass­er quelques jours à Rhodes. J’en suis ren­trée avec aus­si quelques mau­vais sou­venirs. Mon enreg­istrement de bagages s’é­tait trans­for­mé en inter­roga­toire polici­er, d’abord de la part d’une employée de com­pag­nie, puis de celles d’hommes en tenue civile qui se présen­tèrent comme policiers. Ma “nation­al­ité” turque, mal­gré moi, ma présence en Grèce non souhaitée, mon “arro­gance” dans mes répons­es, aboutit à “On peut te ren­voy­er en Turquie”, “On en a le pou­voir”. On par­lait tout à l’heure de l’au­tori­tarisme qui monte. Je me suis retrou­vée dans une sit­u­a­tion de qua­si début de garde à vue. J’ai bien ressen­ti la vio­lence, dans les gestes, les atti­tudes. Ces deux types, fiers dans leur pan­talon, ne pou­vaient admet­tre qu’une femme ne baisse pas les yeux devant eux.

Mais cela, c’est la rou­tine pour une femme, n’est-ce pas ? Et surtout, c’est la rou­tine de Fron­tex con­tre les migrants, qui les amène à pren­dre tous les risques sur mer. Si je par­le de cette his­toire, ce n’est pas pour ma petite per­son­ne. Com­bi­en de per­son­nes ont subi, et con­tin­u­ent de subir ce traite­ment ? Il y a dans ces poli­tiques migra­toires xéno­phobes, une déshu­man­i­sa­tion du même type que le racisme. Il y a une idéolo­gie de repli nation­al­iste qui se greffe sur ce racisme ordi­naire là, et qui “ruis­selle” jusqu’au petit exé­cu­tant, jusqu’au petit pou­voir délégué, sous impunité, pour faire bar­rage. Lorsque cela appa­raît au grand jour, on par­lera de “bavure”. Mais la vieille Europe bave désor­mais en per­ma­nence, der­rière des dis­cours creux, depuis des décennies.

Alors, oui, j’e­spère que je reviendrai en Grèce, pour récolter et con­stru­ire d’autres sou­venirs plus agréables, au sein des pop­u­la­tions, qui adouciront les con­stats que je fais là, con­cer­nant la Grèce, et son zèle pour appli­quer les accords migra­toires européens avec la Turquie.

Je remer­cie Naz Oke, jour­nal­iste , graphiste , com­mis­saire de pro­jets cul­turels, fon­da­trice du site kedistan.net, con­tributrice et amie de Zehra Doğan, pour la tra­duc­tion des ques­tions et des réponses.
Mes remer­ciements égale­ment pour la cour­toisie des pho­tos qui accom­pa­g­nent le post. Vous pou­vez un peu par­courir ain­si le tra­vail mul­ti­forme de Zehra Doğan.

Ioan­nis Kontos


Image à la Une : Zehra Doğan 2020. Pho­to : Hoshin Issa.

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