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A de rares exceptions près, les “observateurs”, “spécialistes” “journalistes en poste”, “connaisseurs” du Moyen-Orient et de la Turquie en particulier (les appellations sont valables au féminin) se contorsionnent pour écrire ou parler des “événements” qui se sont déroulés à Garê, et incriminent le PKK.
Et je ne pointe là, que certaines de ces expressions francophones.
Alors que les médias type chaîne d’info en continu ignorent complètement d’en parler, ou en trois secondes, trop préoccupés qu’ils sont, par des débats chausse-trappes sur l’islam, une autre forme de presse, écrite ou radiophonique, trouve souvent ses sources côté agence turque AA, via resucées AFP.
On apprendra donc que “les forces turques, lors d’une intervention anti-terroriste à proximité de la frontière irakienne, ont découvert dans une grotte les corps de 13 prisonniers criblés de balles. La responsabilité en incombe au PKK, parti considéré comme terroriste par la Turquie et la communauté internationale”. Généralement ensuite, le “journaliste” mentionnera “en l’absence de source indépendante pour confirmer les faits”. On remarquera pourtant que cette version “à confirmer”, qui est celle de l’agence gouvernementale turque, est la seule qui ait été présentée et diffusée jusqu’à ce matin.
Le PKK aurait donc exécuté froidement des prisonniers de guerre qu’il détenait depuis plus de cinq années pour certains. Et juste à ce moment là, alors qu’il en appelait à la dite communauté internationale pour retenir le bras de la Turquie, dans son projet d’occupation et de “nettoyage” d’une partie du Kurdistan irakien, conjointement aux projets de même nature au Kurdistan syrien. Pile juste au moment où des tractations avec la nouvelle administration américaine ont cours, et se traduisent même par une nouvelle aide en matériel. Le PKK, “tueur de femmes, d’enfants et de nourrissons” comme aime à le rappeler l’agence turque régulièrement, n’aurait donc aucun sens de la stratégie politique.
Il ignorerait également la crise politique en gestation en Turquie, l’acharnement des autorités pour rayer de la carte le Parti des peuples (HDP), et penserait comme prioritaire, le fait de se débarrasser, au vu et au su de tous, d’otages encombrants détenus à Siyanê dans la région de Garê. Bref, les faucons y auraient pris le pouvoir.
En voilà une hypothèse quelle est bonne. “Le PKK est une horde de sauvages pire que Daech et pi c’est tout”. Ajoutons que tous celleux qui de près ou de loin ont du sang kurde, en transfusion auprès du HDP, devraient préventivement être arrêtés et mis en geôle. Et, pourquoi pas “coupés en morceaux”, par un janissaire sans doute, comme le suggérait gentiment un ministre turc à propos d’un dirigeant politique que l’opération en Irak était censée “ramener”.
Revenons justement sur cette “opération”, pour laquelle personne ne manque de sources, puisqu’elle est agitée par Erdoğan depuis des semaines, et a fait l’objet de bombardements préventifs, qui s’ajoutèrent à ceux déjà habituels.
Les opérations militaires turques contre les bases de repli du PKK aux limites frontalières irakiennes ne sont pas nouvelles. On peut parler là, de décennies. Et on peut dire guerre, juridiquement parlant, entre l’Etat turc et le mouvement kurde armé. Désigner les choses sous le nom qui convient permet ainsi de parler de “combattants et soldats”, et de faire mention de ce qui est “crime de guerre”, “droit de la guerre” et de leurs jurisprudences entre autres, contrairement au “terrorisme” qui efface toutes limites et compréhension.
L’opération en question se prépare depuis octobre 2020, et n’est pas à strictement parler une “opération de protection frontalière”. C’est pourquoi elle a nécessité de la part de la Turquie quelques précautions et accords. Toutes ces attaques contre la guérilla kurde ont été concertées (et encore très récemment) avec les autorités barzanistes, gérantes de l’entité kurde irakienne, dont le parti PDK collabore avec la Turquie contre le PKK.
Le mouvement kurde rechigne à mettre en avant les divisions politiques en son sein, et au sein du peuple kurde encore plus, qui sont pourtant profondes dans ce cas avec le clan nationaliste Barzani, et ont tout autant des implications en Syrie Nord, dont les différentes parties jouent.
Mettre de côté cet aspect serait ne pas chercher à comprendre qu’elles étaient les intentions militaires et politiques premières de la Turquie en attaquant près des Monts Garê. Si la libération de prisonniers était peut être dans le projet, elle n’en était pas l’objectif, toute la longue préparation le démontre.
Ces prisonniers, dont les détails doivent être livrés sous peu par les ministres turcs devant l’Assemblée, sont pour certains déjà connus. Autant le PKK lui-même en avait informé les familles et les autorités de Turquie depuis 5 ans, comme l’histoire l’a jusqu’à aujourd’hui démontré pour d’autres cas durant cette guerre, autant les autorités de l’Etat turc étaient restées sourdes aux demandes des familles pour ouvrir des négociations. Cela est un constat avéré, qui renforce encore les interrogations sur le sort final de ces prisonniers, quand on sait que les autorités turques ont toujours été plus que réticentes à les reprendre.
En l’absence de témoignages directs, effectivement, il est impossible d’affirmer les circonstances et causes factuelles de la mort des 13 prisonniers. Plusieurs bombardements, des combats terrestres qui ont fait des victimes de chaque côté, les commandos turcs envoyés puis retirés, tout cela relèvent de faits de guerre, et pourtant la Turquie la première a parlé “d’exécutions d’otages”, de “civils” avant de se replier sur une thèse de “prisonniers tués par balles”, ce qu’elle affirme pouvoir démontrer.
Toute la “responsabilité” en incomberait au PKK, et chacun est sommé de se conformer à ces mots.
Et c’est en procédant par association que le cartel au pouvoir en Turquie peut pousser plus loin le démantèlement politique en direction du HDP, en faisant arrêter ces jours derniers des centaines de personnes “soupçonnées de terrorisme”. Là encore, la démarche politique est engagée depuis longtemps. Et l’effet “Garê”, qui s’accompagne de “funérailles pour les soldats”, est utilisé comme le fut le coup d’état manqué de 2016. Le PKK aurait-il aidé là Erdoğan ?
Il suffit d’avoir assisté à la session à Paris du Tribunal des Peuples consacré à la Turquie et aux Kurdes, pour savoir que ces “événements” ont été légion depuis des décennies, dans cette guerre qui oppose la guérilla kurde et l’Etat. Rappelons que la rupture du processus de paix date déjà de 2015, et que l’offre de réouvrir les négociations en passant par le leader kurde Öcalan, toujours à l’isolement, est constamment sur la table. Encore d’ailleurs une nième raison de se tenir loin de la thèse de “l’exécution d’otages” par le PKK, avancée par les agences.
Ce type d’ ”assassinats” attribués au mouvement kurde, et depuis “avoués” par des responsables de “services” de l’Etat turc, à l’article de la mort et désireux de soulager leur conscience, est reconnu, compilé et archivé. On attend toujours par contre la reconnaissance des très nombreux crimes de guerre au Kurdistan, en 2015/16. Et les “Mères du samedi” cherchent toujours les dépouilles de leurs proches.
Dans ce contexte, rejoindre froidement la condamnation du “terrorisme du PKK”, sans se poser de questions, sans états d’âme c’est participer à une opération politique de la Turquie.
Et c’est pourtant ce qu’a fait un représentant de l’Union Européenne, et pas des moindres, sans filtre, et rapidement.
L’ambassadeur allemand, Nikolaus Meyer-Landrut, avait été nommé en tant que nouveau chef de la délégation de l’Union européenne (UE) en Turquie. Il fut l’un des diplomates notables de l’Allemagne, et a été conseiller auprès de la Chancelière Angela Merkel, de 2006 à 2015. Il a “condamné l’attaque terroriste du PKK”. Ce serait donc, à en croire ce monsieur, la position officielle de l’UE, qui par ailleurs s’est empressée de présenter ses “condoléances” à l’Etat turc.
La nouvelle administration américaine elle, a fait de même mais… en suspendant son appréciation à une sorte de “si les faits le prouvent”, moins péremptoire que l’ambassadeur. Erdoğan n’en a pas moins protesté.
Ce n’est pas la première ni la dernière fois que la diplomatie allemande dicte sa politique envers la Turquie à l’UE, y compris lors de la dernière crise avec la France. N’a-t-elle pas déclaré récemment qu’elle serait la première sur les rangs pour parler investissements d’après pandémie ?
Le cynique et la veulerie des politiques néo-libérales, quand il s’agit de la Turquie, restent au rendez-vous. Et bien sûr, par exemple, la Turquie ne figurera pas sur la “liste noire” des paradis fiscaux de l’Union européenne. Elle a, ce lundi 15 février, obtenu de Bruxelles un nouveau délai.
Par ailleurs, la légendaire “objectivité journalistique” démontre à nouveau ses limites. Dans le cas présent elle fait étalage d’ignorance. Il n’est pas utile de soutenir ou de combattre le PKK pour prendre toutes les distances avec la version de la Turquie. Il est nécessaire de chercher à en comprendre l’histoire au travers d’un autre prisme que celui d’un orientalisme complaisant avec le kémalisme, origine de bien des maux de la Turquie, et de regarder en face la nature actuelle du régime. Et ce ne serait pas la première fois que l’instrumentalisation politique de faits de guerre aurait des conséquences plus désastreuses que les faits eux-mêmes.
Finalement, quand on revient à la presse française, le fait qu’elle regarde son nombril pour savoir s’il tourne “musulman ou valeurs républicaines” est peut être préférable au fait qu’elle s’empare de la position de l’ambassadeur et la diffuse.