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Me voilà à demi-vaccinée. Et j’en guette les effets, car on m’a prévenue que le vaccin était chinois.
J’ai lu beaucoup de littérature européenne au sujet des vaccins, et j’ai l’impression que beaucoup de ceux qui craignent les piqûres depuis qu’ils sont tout petits déguisent leur frousse derrière des arguments spécieux. D’après des commentaires qui décrivent un complot, mon génome devrait être bientôt remplacé par celui d’un pangolin, et je vais donc être mangée ensuite par un mandarin.
Il me reste donc quinze jours vivables avant le rappel.
Bon, c’est mon côté moqueuse qui reprend le dessus. Et, de toutes façons, le vaccin chinois ne contient aucun messager, juste un message subliminal pour dire qu’il s’est glissé jusqu’à la Turquie, dans un bruissement de “routes de la soie”, sans doute en attente de commissions sur de futurs contrats.
Parce qu’en fait de queue de pangolin, c’est plutôt d’ailes de la diplomatie économique dont il s’agit. Et russe ou chinois, en Turquie, c’est “je te donne tu me renvoies”, par ces temps de crise économique.
Enfin, j’ai voulu me prémunir d’une mauvaise rencontre virale. On verra bien. A mon âge, Lao Tseu ne peut que me faire du bien. “Quand la crainte ne veille pas, il arrive ce qui était à craindre.”
Dans certains pays européens, on a vu des politiciens âgés se faire vacciner, pour donner l’exemple. En France, il y a eu Moricette, première vaccinée, un prénom que je ne connaissais pas. Ici, on a eu un vieux loup gris, du genre dépenaillé, le président du parti ultra nationaliste et kémaliste MHP.
Et, figurez-vous qu’un chroniqueur s’est un peu moqué du vieux lupus grisâtre, et a publié une fausse nouvelle qui a produit son effet. Dans les pages humour d’un média, on a vu écrit que “Gülnaz Şırınga, l’infirmière qui aurait vacciné Devlet Bahçeli, fut attaquée par un groupe et battue, pour avoir eu la main lourde”. Une présentatrice de télé a ensuite lu naïvement cette “info”, parmi d’autres, à l’écran.
Une mauvaise plaisanterie ridicule, vous pensez bien, et qui correspond si peu au personnage. Enfin, presque presque pas. Tout le monde connait son sens de l’humour, n’est-ce pas. Comment vous dites ? “Comme une porte de prison” ? Vous ne pouviez pas si bien dire.
Personne n’en aurait rien su si le décharné nationaliste n’avait pas porté l’affaire au Parlement lors d’une prise de parole au nom de son groupe. Oui, au Parlement ! Comme une affaire d’Etat.
Les semaines passées, il dénonçait déjà nommément des journalistes, pour des propos qui lui avaient déplu, et demandait des sanctions. Il faut dire que c’est le signataire de l’alliance au pouvoir AKP/MHP et que tant qu’il tient sur ses pieds, c’est un protégé du régime.
Bref, là, l’effet secondaire du vaccin risque de conduire devant un tribunal un journaliste qui voulait faire de l’humour.
Et il ne nous en reste plus beaucoup des journalistes.
Entre ceux qui écrivent sous la dictée, celles et ceux qui devancent les désirs du Reis, ceux qui photographient nos stars locales sur le retour et sont à l’écoute du moindre de leur pet favorable au régime, il ne reste qu’une poignée de quasi clandestins à peine rémunérés. Là encore, j’exagère pourtant. Car il reste les médias dont la profession est d’inventer du vide, entre deux éructations du président, à côté des rescapés en sursis, qui ne doivent leur salut qu’à notre fausse opposition ou au fait d’être vaccinés contre les ennuis judiciaires, tant ils ont eu de rappels. On trouve donc encore quelques journalistes, entre deux procès et une instruction pour “propagande”, qui feront les frais de la colère du puissant.
Comme un visage édenté, la presse turque découvre à qui veut voir, un panoramique où les cratères causés par les fermetures le disputent à ceux causés par l’auto-censure. Et il y a déci delà quelques fausses dents, pour créer l’illusion d’une la liberté de presse. Du coup, ouvrir la bouche devient tellement laid, que tout le monde la ferme, à de très rares exceptions près.
Et ce sont ces exception que chassent encore en meutes nos lupus grisâtres. Mais je m’aperçois que je devrais dire “canis lupus”, car le “lupus” est une maladie, réaction d’un corps qui s’attaque à son propre corps. Mais que font ces ultra-nationalistes, quand ils s’attaquent au corps social, sinon le rendre malade, depuis un siècle, hier en uniformes, aujourd’hui sous déguisement ottoman.
Et il n’y a toujours pas de vaccin.
Image de Une : “Ardif”