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bogazici melih bulu

Le 1er jan­vi­er 2021, le prési­dent Erdoğan a nom­mé le pro­fesseur Melih Bulu comme admin­is­tra­teur-tuteur, à la place d’un “recteur”, à l’U­ni­ver­sité du Bospho­re (Boğaz­içi Üniver­site­si) à Istanbul.

Melih Bulu est un uni­ver­si­taire extérieur à la com­mu­nauté de Boğaz­içi, et fut égale­ment can­di­dat pour le Par­ti de la jus­tice et du développe­ment (AKP), présidé par Erdoğan, aux élec­tions par­lemen­taires de 2015. C’est donc un mem­bre du sérail.

Cette nom­i­na­tion indue a sus­cité l’indig­na­tion des étu­di­ants et des universitaires.

Les étu­di­ants et plusieurs clubs d’é­tu­di­ants de l’u­ni­ver­sité ont fait cam­pagne sur les médias soci­aux sous le hash­tag #kayyım­rek­töris­temiy­oruz (Nous ne voulons pas d’un prési­dent d’u­ni­ver­sité intéri­maire sous tutelle).

Une pub­li­ca­tion de Melih Bulu sur Twit­ter, partagée le 24 mai 2020 est rev­enue sur les réseaux soci­aux. Il dénonçait la perte de matière grise de la Turquie, en la qual­i­fi­ant de “fuite” et pointait avec mépris, l’U­ni­ver­sité de Boğaz­içi pour laque­lle il est nom­mé aujour­d’hui : “La fuite des cerveaux à l’é­tranger la plus impor­tante provient de l’u­ni­ver­sité de Boğaz­içi” .

La ban­de­role sur l’im­age ci dessous de fait référence à cet “avis” :
“Ce n’est pas nous qui allons fuir, mais c’est toi, Melih Bulu”

bogazici melih bulu

La répression policière

Le 4 jan­vi­er, plusieurs cen­taines d’é­tu­di­ants ont protesté con­tre cette nom­i­na­tion imposée, devant le cam­pus sud. L’u­ni­ver­sité de Boğaz­içi fut entière­ment encer­clée par la police, large­ment déployée, qui a ten­té d’empêcher les étu­di­ants de man­i­fester en “menot­tant” les portes du cam­pus. Ensuite, elle est inter­v­enue avec usage de gaz, canon à eau et balles en caoutchouc…

 

Boğaziçi

Pho­to : Youth Com­mit­tees / Twitter

Photos : Zeynep Kuray

Perquisitions et arrestations…

Le 5 jan­vi­er, des man­dats d’ar­rêt ont été émis con­tre 28 per­son­nes “ayant par­ticipé” aux man­i­fes­ta­tions, pour “vio­la­tion de la loi 2911 sur les réu­nions et man­i­fes­ta­tions” et de “résis­tance à offici­er de ser­vice”. Tôt dans la mat­inée, la police a menée des perqui­si­tions mus­clées dans les domi­ciles de nom­breux étudiantEs.

17 étu­di­antEs ont rejoint les 14 per­son­nes arrêtées lors des man­i­fes­ta­tions et furent placéEs en garde-à-vue. Cinq autres per­son­nes ont égale­ment été arrêtées plus tard dans la journée. Actuelle­ment il y aurait donc 36 per­son­nes en garde-à-vue.

bogaziciLa porte d’un étu­di­ant, absent de son domi­cile, fut cassée par la police…

Le gouvernement : “Même pas des étudiants !”

Le vice-min­istre de l’in­térieur İsm­ail Çatak­lı a fait une déc­la­ra­tion sur la ques­tion, soulig­nant que “seule­ment deux des 17 per­son­nes arrêtées sont des étu­di­ants de l’u­ni­ver­sité Boğaz­içi, les autres ne sont même pas des étu­di­ants” sous enten­dant que des mil­i­tants “pro­fes­sion­nels” se seraient “infil­trés” dans les protes­ta­tions. Pour­tant, deux étu­di­ants détenus sont effec­tive­ment issus de Boğaz­içi, et les 14 autres sont des étu­di­antEs des uni­ver­sités de Mar­mara, Mimar Sinan et İst­anb­ul, et une per­son­ne de l’u­ni­ver­sité en non présentiel.
Eh bien, cela s’ap­pelle la “sol­i­dar­ité entre étudiantEs” !…

Le corps enseignant est également en colère

L’ap­pel des étu­di­ants a égale­ment été soutenu par les mem­bres de l’u­ni­ver­sité, qui ont pub­lié une déc­la­ra­tion com­mune le 3 janvier.

Nous n’acceptons pas, nous ne renonçons pas !

Pour la pre­mière fois depuis le régime de tutelle mil­i­taire du 1980, un admin­is­tra­teur n’ap­par­tenant pas au corps enseignant de l’u­ni­ver­sité a été nom­mé le 1er jan­vi­er 2021 à minu­it, comme recteur à Boğaz­içi. Cette nom­i­na­tion s’in­scrit dans la con­ti­nu­ité des pra­tiques anti-démoc­ra­tiques qui ont ban­ni l’élec­tion des recteurs par les enseignants et qui se pour­suiv­ent en s’ag­gra­vant depuis 2016. Nous n’ac­cep­tons pas cette nom­i­na­tion, vio­la­tion fla­grante de l’au­tonomie académique, de la lib­erté sci­en­tifique et des valeurs démoc­ra­tiques de notre uni­ver­sité. Nous refu­sons de renon­cer aux principes suiv­ants, adop­tés par le Sénat de l’u­ni­ver­sité en 2012.

  1. Pour l’a­vance­ment sci­en­tifique et social, il est inac­cept­able que l’u­ni­ver­sité soit soumise à l’in­flu­ence ou à la pres­sion d’un quel­conque indi­vidu ou étab­lisse­ment, et qu’elle devi­enne un instru­ment politique.
  2. L’au­tonomie de l’u­ni­ver­sité requiert impéra­tive­ment que les con­seils et admin­is­tra­teurs académiques ayant le pou­voir déci­sion­nel soient élus de manière démoc­ra­tique. Tout admin­is­tra­teur académique, inclus doyen, directeurs d’in­sti­tut, directeur d’é­cole supérieure et directeur de départe­ment, doit être élu et non nommé.
  3. Dans son statut con­sti­tu­tion­nel d’étab­lisse­ment autonome, l’u­ni­ver­sité doit décider elle-même des pro­grammes académiques et des poli­tiques sci­en­tifiques par le biais du corps enseignant et/ou des con­seils uni­ver­si­taires internes. Ceci est la con­di­tion sine qua non de l’au­tonomie et de l’in­ven­tiv­ité scientifiques.

Nous nous enga­geons, avec les autres com­posantes de l’u­ni­ver­sité, à soutenir ces principes jusqu’au bout.

Les enseignantEs de l’U­ni­ver­sité de Boğaziçi

En réponse aux arresta­tions, les mem­bres du corps pro­fes­so­ral de l’u­ni­ver­sité Boğaz­içi se sont présen­tés devant le bureau du prési­dent de l’u­ni­ver­sité sur le cam­pus sud. Tour­nant le dos au bâti­ment et applaud­is­sant en signe de protes­ta­tion, ils ont lu la déc­la­ra­tion ci-dessous et ont appelé les autorités à libér­er les étu­di­antEs placéEs en garde-à-vue.

S’adres­sant aux étu­di­ants, le pro­fesseur Esra Mungan a déclaré : “Nous n’a­ban­don­nerons pas. Nous sommes enragés, mais nous nous sen­tons beau­coup plus forts. Soit tout à fait, soit aucun d’en­tre nous… Ce pays ne peut pas con­tin­uer comme ça. La lutte va con­tin­uer. Si ce pays con­naît des jours heureux, il les ver­ra avec vous.”

Les protestations continuent

Mal­gré les arresta­tions les protes­ta­tions con­tin­u­ent. Les étu­di­antEs ont appelé à un rassem­ble­ment devant le cam­pus sud à 14 heures aujour­d’hui le 6 jan­vi­er. Une manifestation/marche a lieu sur les rives du Bospho­re à Istanbul.

Le bureau du gou­verneur d’Is­tan­bul a annon­cé que les man­i­fes­ta­tions et les march­es sont désor­mais inter­dites dans les dis­tricts de Beşik­taş et Sarıy­er, où se trou­vent les cam­pus de l’u­ni­ver­sité de Boğaz­içi et le gou­verneur d’Is­tan­bul, Ali Yer­likaya a pub­lié sur son twit­ter une brève déc­la­ra­tion “Cer­taines organ­i­sa­tions et groupes de la société civile ont lancé des appels dans la presse et sur les médias soci­aux pour se rassem­bler aujour­d’hui devant le cam­pus de l’u­ni­ver­sité Boğaz­içi. Compte tenu des déci­sions pris­es par les con­seils de san­té publique de nos dis­tricts Beşik­taş et Sarıy­er et du fait que le rassem­ble­ment prévu pour­rait avoir un impact négatif sur les efforts visant à pro­téger la société con­tre l’épidémie et à enray­er sa prop­a­ga­tion, tous les types de réu­nions, man­i­fes­ta­tions et march­es ont été inter­dites dans nos dis­tricts. La République de Turquie est un État de droit ; tous sont égaux devant la loi. Nous atten­dons de tous nos citoyens qu’ils s’ab­sti­en­nent de toute atti­tude ou com­porte­ment qui con­stituerait un crime et qu’ils agis­sent en toute bonne foi. Nos forces de sécu­rité sont tou­jours au ser­vice de notre paix et de notre sécurité”.

L’État montrera qu’il est l’État”

Quant à Mehmet Ersoy, le vice-min­istre de l’in­térieur, a tweeté des cap­tures d’écran d’an­ciens postes de médias soci­aux émis par l’une des per­son­nes détenues et a déclaré : “Vous ne devriez avoir aucun doute à ce sujet : L’É­tat va mon­tr­er qu’il est l’É­tat”.

Pho­to : “Kam­püs Cadıları” (Les sor­cières du campus)

Le “réveil” étu­di­ant à Istan­bul, sur le pré­texte d’une “nom­i­na­tion” venue d’en haut, donne en ce début d’an­née 2021 une note pos­i­tive pour la Turquie, surtout lorsque l’on sait qu’un mou­ve­ment des femmes de type “Mee to” se développe par ailleurs. Des forces vives, mal­gré la chape de plomb du régime, et en par­ti­c­uli­er dans la jeunesse, sub­sis­tent et ne deman­dent qu’à trou­ver un espace d’ex­pres­sion. Et s’il est vrai que jusqu’alors, une par­tie de la jeunesse étu­di­ante des couch­es moyennes choi­sis­sait l’ex­il face à la polar­i­sa­tion de la société turque, voire pour les hommes pour fuir la con­scrip­tion mil­i­taire, la pandémie de Covid-19 et les restric­tions de mou­ve­ment font bouil­lir la mar­mite dans cette par­tie de la jeunesse.

Le régime avait large­ment prof­ité de la ten­ta­tive de coup d’E­tat de 2016 pour exercer répres­sion et purges à l’en­con­tre de l’U­ni­ver­sité, mêlant dans un même mou­ve­ment les “Uni­ver­si­taires pour la Paix” et les par­ti­sans de la con­frérie F. Gülen, sous le voca­ble “ter­ror­iste”. Ain­si, le corps enseignant avait-il subi des coupes som­bres. Mais l’In­sti­tu­tion reste un bas­tion de résis­tance, certes très affaib­li, et plutôt favor­able à l’op­po­si­tion kémal­iste libérale.

Ain­si, cette “nom­i­na­tion”, con­traire à toutes les règles acquis­es et défendues encore, pose-t-elle prob­lème, puisqu’elle sem­ble sig­ni­fi­er une attaque en règle du régime pour réduire ces dernières poches de démoc­ra­tie et les met­tre sous sa coupe.

Cette volon­té de mise au pas et sous tutelle d’une Uni­ver­sité qui dérange encore ne pou­vait que sus­citer une réac­tion vive, et la répres­sion poli­cière qui suiv­rait. Cette nou­velle année 2021 ver­ra-t-elle s’é­ten­dre une mobil­i­sa­tion de la jeunesse ? Il est encore tôt pour le dire, mais le sim­ple fait qu’elle se man­i­feste en hiv­er est une promesse de printemps.


Image à la Une : Par Gian­lu­ca Costan­ti­ni sur Twit­ter @channeldraw. L’o­rig­i­nal est ici.

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