Débuter une nou­velle année avec un livre de Pierre Bance con­sacré au Roja­va est peut être une promesse d’é­clair­cie dans un avenir sombre.

Ce livre, “La fasci­nante démoc­ra­tie du Roja­va”, paru en décem­bre dernier, est le deux­ième que l’au­teur con­sacre à cette promesse démoc­ra­tique du Moyen-Ori­ent, née comme un œil­let qui pousserait dans les décom­bres de la guerre. Le précé­dent s’in­ti­t­u­lait “Un autre futur pour le Kur­dis­tan ? Munic­i­pal­isme lib­er­taire et con­fédéral­isme démoc­ra­tique”.

Le pre­mier livre était sor­ti alors que sévis­sait une mode du “treil­lis mil­i­taire au féminin”, dont s’é­tait emparée tout un pan médi­a­tique, tou­jours prêt à créer des mythes et légen­des pour faire ven­dre, et surtout dés­in­former. La com­bat­tante kurde deve­nait une bar­bie, égérie bonne à tout dire, voire à tout filmer, pourvu que le véri­ta­ble fond du com­bat et de ses final­ités perde son sens. Le mou­ve­ment kurde fut alors pris entre deux atti­tudes con­tra­dic­toires, laiss­er se dévelop­per ce faux engoue­ment médi­atisé, et penser que cela servi­rait leur lutte, où insis­ter sur le pro­jet poli­tique démoc­ra­tique que le Roja­va pro­mul­guait en pleine guerre, et que ces femmes défendaient en don­nant leur vie aux côtés d’hommes.

La même con­tra­dic­tion fut vécue et l’est tou­jours, par touTes les sou­tiens transna­tionaux. Pour ma part, et la petite équipe de Kedis­tan est unanime, l’im­age de la bar­bie kurde exposée en sym­bole nous a tou­jours été insup­port­able. Der­rière l’u­ni­forme d’une guéril­la, uni­forme exécré par les pou­voirs qui la réprime, il y a un pro­jet de vie, un pro­jet démoc­ra­tique, un pro­jet révo­lu­tion­naire. Et c’est un pro­jet “civ­il” pour l’avenir.

Une chose est de ren­dre hom­mage aux femmes et aux hommes tombéEs pour avoir con­sacré leur vie pour un “Autre futur pour le Kur­dis­tan”, dans une guerre qui les oppose à l’ob­scu­ran­tisme poli­tique et religieux, aux nation­al­ismes bel­li­cistes et géno­cidaire des uns et des autres, une autre chose est de suc­comber à la fas­ci­na­tion des sym­bol­iques guer­rières et leurs cortèges funèbres. Et cette fas­ci­na­tion a con­duit à des films, des images, où chaque “observateur/trice” extérieurE a placé ses pro­pres dis­cours poli­tiques, à mille lieux de la réal­ité de ces com­bat­tantEs et de leurs moti­va­tions profondes.

Le fémin­isme de ces femmes com­bat­tantes a même été détourné pour servir des caus­es “laï­cistes” peu respectueuses et pas laïques du tout, et soutenir des Egos ici ou là.

Pourquoi ce détour avant de vous par­ler du livre de Pierre Bance ? Et bien juste­ment parce que ce livre ne surfe pas sur le roman­tisme révo­lu­tion­naire à pro­pos du Roja­va, et ne cherche pas à créer les illu­sions que l’on ne con­naît que trop et qui, dans l’his­toire, ont douché tant d’en­t­hou­si­asme à coup de fau­cilles qui se brisent, de marteaux qui écrasent, et de noirs et rouges qui virent au mélange brun.

Le “ter­rain”, en lui-même, peut être aus­si source de boue ou de pous­sière, et déformer la vue de l’observateur/trice, si celle/celui-ci veut livr­er autre chose que des anec­dotes ou des clichés de pro­pa­gande. Voilà pourquoi j’ai fait ce détour, pour lire à l’é­cart, comme Pierre Bance l’a fait, pour écrire à l’é­cart du bruit.

Le pre­mier livre de Pierre Bance sur le Roja­va avait déjà le mérite d’être à la fois ques­tion­nant et à dis­tance cri­tique, et de déchiffr­er, textes et chartes à l’ap­pui, les sup­ports démoc­ra­tiques et juridiques, les inten­tions expéri­men­tales d’un proces­sus qui pour­rait révo­lu­tion­ner cette par­tie du Moyen-Ori­ent, en pleine guerre. Et comme une révo­lu­tion ne naît pas d’une généra­tion spon­tanée ou de l’air du temps, le livre rap­pelait aus­si com­ment des pen­sées humaines et le désir des Peu­ples d’un avenir, peu­vent en se ren­con­trant pro­pos­er une utopie révo­lu­tion­naire et la met­tre en place comme réponse au chaos de la guerre.

Qu’un anar­chiste s’in­ter­roge avec méfi­ance sur la struc­tura­tion de ce qui se présente comme proces­sus révo­lu­tion­naire, armé qui plus est, qu’il en scrute les inter­stices démoc­ra­tiques et ce qu’il en adviendrait la paix venue, quoi de plus logique ? Même les com­bat­tantEs internationaux/ales aux côtés des Kur­des le font. Et penser que le mou­ve­ment kurde qui irrigue l’ensem­ble a figé sa pen­sée du présent et de l’avenir serait lui faire injure. Les forces vives du Roja­va sont en per­pétuelles inter­ro­ga­tions sur l’avenir.

Le Roja­va, et plus large­ment la Syrie Nord, se débat entre le quo­ti­di­en de ses pop­u­la­tions, pré­carisées et dis­per­sées par la guerre, trau­ma­tisées par les pertes humaines subies, et les néces­sités d’un présent fait de trahisons inter­na­tionales au plus haut niveau, l’op­por­tunisme des uns con­tre la veu­lerie géo-poli­tique intéressée des autres. L’en­ne­mi Daesh reste une tumeur can­céreuse, tan­dis que l’E­tat turc tire des bor­ds entre les puis­sances pour avancer sa machine de guerre ou ses sup­plétifs. La Syrie, terre “nationale”, n’est pas en reste, avec les alliés iraniens et russ­es. Et pour­tant, les voix du Roja­va n’ont pas la langue coupée, et des peu­ples là-bas regar­dent tou­jours l’avenir.

Alors, comme hier, le temps n’est pas aux défilés de mode en uni­forme, mais au sou­tien. Et quel meilleur sou­tien que celui d’un ami, cri­tique, mais fidèle.

Vous dire que j’ai ter­miné et digéré le livre serait un men­songe. Ce n’est pas un roman sur le Roja­va, justement…

Vous trou­verez des “avant-pro­pos” qui pointent tous le con­tenu ainsi :

Pour met­tre en place une société se récla­mant des Droits de l’homme et de l’é­colo­gie sociale, fondée sur la com­mune autonome et le fédéral­isme, les acteurs civils et poli­tiques de la Fédéra­tion démoc­ra­tique de la Syrie du Nord s’ap­puient sur un texte con­sti­tu­ant, le Con­trat social. Ils ten­tent de con­cili­er dans un même sys­tème poli­tique, démoc­ra­tie directe et démoc­ra­tie par­lemen­taire. Si les pro­grès en matière de droits et lib­ertés sont con­sid­érables, le fonc­tion­nement démoc­ra­tique des insti­tu­tions fédérales est entravé par le con­texte géopolitique.

Les autorités comme la pop­u­la­tion sont-elles en capac­ité de dépass­er le stade d’une social-démoc­ra­tie lib­er­taire, pour par­venir à une société sans Etat ou avec si peu d’E­tat, le but annoncé ?

Et ne comptez pas sur moi pour vous copi­er ici la qua­trième de cou­ver­ture. Vous la lirez en achetant le livre, pub­lié aux Edi­tions Noir et Rouge.

Pierre Bande RojavaPierre Bance est un artisan/théoricien de l’a­n­ar­chisme, avec d’autres, à ne pas con­fon­dre avec les artistes pein­tres de rue spé­cial­istes de l’al­pha­bet réduit. Il n’est pas non plus tou­jours appré­cié des puristes ou des épisté­mol­o­gistes polémiques de l’a­n­ar­chisme. Il ne m’en voudra pas d’écrire cela. Mais si vous vous atten­dez à une étude com­parée de Bak­ou­nine et du Roja­va, à grand ren­fort de phras­es débu­tant par “en tant qu’A­n­ar­chiste…”, vous fer­ez fausse route. C’est une descrip­tion détail­lée et pas­sion­nante des proces­sus en cours au Nord Syrie, vue par le prisme de ce que serait un “social­isme démoc­ra­tique lib­er­taire” que vous allez ren­con­tr­er dans le livre.

En cinq chapitres prin­ci­paux, de nom­breuses annex­es et des notes fournies, Pierre Bance tente de partager, dans ce qu’il nomme lui-même un essai, “une obser­va­tion minu­tieuse du Con­trat Social du Roja­va, de sa mise en oeu­vre, avec un regard engagé sur le respect du con­fédéral­isme démoc­ra­tique et du munic­i­pal­isme lib­er­taire”. Et comme s’il quit­tait à regret le clavier, dans une longue con­clu­sion et une courte analyse du présent menaçant, il ter­mine en souhai­tant n’avoir pas écris une “nou­velle page du livre des vain­cus”, comme on le ferait de la Com­mune de Paris.

Car du Con­trat Social affiché, à sa mise en pra­tique, décrite ici par le détail de ce que nous pou­vons en con­naître, cette sorte nou­velle de “sociale démoc­ra­tie lib­er­taire”, où l’an­t­i­cap­i­tal­isme n’ap­pa­raît pas comme l’év­i­dence et où le droit de tous/tes sem­ble lui établi, à com­mencer par celui des femmes, tout fascine Pierre Bance, le juriste comme le militant.

Il faut digér­er les pre­miers chapitres, qui per­me­t­tront de ne plus som­br­er dans l’angélisme mil­i­tant à pro­pos du Roja­va, sur le grand soir accom­pli, et ensuite, lire à la lumière du présent géopoli­tique com­ment pour­rait dis­paraître sous la pres­sion de la guerre ce qui est une avancée con­sid­érable pour le Moyen-Ori­ent. S’in­ter­roger avec Pierre égale­ment sur une forme de mil­i­tarisme qui, dans les faits, obligé par les agres­sions et la guerre, règne sur le quo­ti­di­en,  pour­ra aus­si ren­forcer l’in­quié­tude d’une fin de processus.

Tout se ligue aujour­d’hui con­tre le proces­sus en cours. Pierre Bance en décrit les pro­tag­o­nistes. Il n’en oublie pas pour autant de point­er ce qui pour­rait de l’in­térieur être aus­si un frein ou con­duire à une voie sans issue. Son livre est non seule­ment un sou­tien, mais aus­si une alerte lancée pour que ce sou­tien soit apporté les yeux grands ouverts. Si le mou­ve­ment kurde a besoin de toutes et tous, ce n’est pas seule­ment avec le coeur, encore moins avec des slo­gans pro­pa­gan­distes roman­tiques, que ce sou­tien s’établi­ra. La lec­ture de ce livre per­met d’en pren­dre conscience.

Enfin, dans la plus pure tra­di­tion des mou­ve­ments lib­er­taires transna­tionaux, le livre est une source de réflex­ion sur un proces­sus révo­lu­tion­naire présent, utile pour d’autres… tous les autres. Si la Syrie Nord est un creuset, observ­er et décrire l’al­liage qu’il fond aujour­d’hui, est fon­da­men­tal, et sou­vent plus utile qu’aér­er des dra­peaux à inter­valle réguli­er ou péror­er dans des réseaux.

Je vais de ce pas m’y remet­tre… Et encore mer­ci pour la dédicace.

Auteur : Pierre Bance
Titre : LA FASCINANTE DÉMOCRATIE DU ROJAVA


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…