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Dans un petit village kurde près de la ville de Sanandaj, en Iran, quelques dizaines de personnes font la queue pour remplir des jerrycans à une source d’eau pure.
La vidéo a largement circulé sur les réseaux sociaux fin octobre au Rojhelat1. L’accès à l’eau potable y est un problème récurrent. Une chaîne Telegram consacrée à ce sujet a été lancée le 24 octobre : elle atteignait quasiment les 20 000 abonnés au début du mois novembre. Bien que, pour se protéger de la répression des autorités, répétant qu’il ne s’agissait pas là de revendications politiques, ses abonnéEs semblaient assez en colère pour suggérer l’imminence d’un important mouvement de contestation. Outre les coupures d’eau dues à un appauvrissement des ressources aquifères, la qualité de celle disponible la rend souvent impropre à la consommation, en particulier à cause d’une importante pollution à l’arsenic. Des protestations ont éclaté, notamment à l’échelle locale, dans les villages de la région. Pour l’essentiel, les habitantEs s’élèvent contre le mauvais goût de l’eau, tenant les pouvoirs publics pour responsables de la pollution.
L’eau qui sort du robinet a une couleur jaunâtre.
D’après Ali2, un journaliste local, la pénurie d’eau s’explique par des pluies peu abondantes et une surexploitation des ressources pour l’agriculture, qui épuisent les réservent. L’eau est notamment utilisée pour la culture du blé, dont le gouvernement a fait un enjeu politique, comme nous l’explique l’activiste de l’association Çiya. Ciwan3: “Quand le régime a pris le pouvoir en Iran, il a mis en place une division agricole pour les différentes régions. Par exemple, les agrumes pour le nord de l’Iran, du blé et du grain pour le centre et le Kurdistan. […] Le gouvernement accorde certaines aides à ceux qui cultivent ce qu’il leur demande pour les encourager. Mais ces aides ne sont pas basées sur des recherches agricoles et elles ne sont pas écologiques, elles sont basées seulement sur la demande. Par exemple, Khamenei dit qu’on veut être autosuffisant pour le blé. Donc une grande quantité des eaux souterraines sont extraites dans ce but, seulement pour dire que l’Iran est autosuffisant dans la production de blé. Ce n’est pas écologique. En Iran, il y a 600 plaines, dont 270 sont complètement sèches et incultivables. C’est le résultat de l’utilisation abusive des eaux souterraines. […] Les réserves aquifères doivent être utilisées à 20 % au maximum, c’est-à-dire dans les situations les plus tendues. […] L’Iran qui a déjà utilisé près de 80 % de ses réserves d’eaux. L’agriculture en Iran est en crise et les plaines vont devenir des déserts. La question de l’eau sera un problème crucial pour l’avenir de l’Iran.”
La pollution à l’arsenic pourrait être causée par l’activité de mines d’or d’après Azad. Des études scientifiques affirment quant à elles que cette pollution proviendrait de la croûte terrestre. Difficile d’en savoir plus : les autorités refusent de mener toute étude sérieuse, tout en ayant, d’après les habitantEs, une gestion hasardeuse des ressources. Loin du ressenti des habitantEs, une étude conduite en 2014 par des chercheurs iraniens concluait à des taux de pollution des eaux par les métaux lourds inférieurs aux normes internationales, et à une contamination des végétaux au chromium et au plomb, qu’elle attribue à la circulation des voitures et des camions sur les routes proches des exploitations agricoles… Une autre étude, en date de 2020, atteste bien, par contre, d’une forte pollution à l’arsenic attribuée au processus de différentiation magmatique lors de la formation de la croûte terrestre.
Placé devant le fait accompli, la municipalité et les responsables de la province représentant le régime font des promesses à court terme. Ainsi, ils se sont engagés cette année, si le gouvernement leur en donnait le budget et l’autorisation, de transférer de l’eau du barrage de Azad, situé 40 kilomètres à l’ouest de Sanandaj vers la ville, et de renforcer la lutte contre le forage illégal de puits. “Ce qui est important dans cette partie de l’Iran”, ajoute Ali, “C’est une gestion sérieuse. Si elle est mise en place, il y a assez de ressources en eau disponibles.” Cette mauvaise gestion, combinée à des sécheresses récurrentes, a conduit à une accentuation de la crise depuis 2017. De plus celles et ceux qui dénoncent l’incurie des pouvoirs publics risquent lourd.
Ainsi même si l’écologie est l’un des seuls domaines dans lesquels il est possible d’avoir une action publique sans être immédiatement arrêté, les activistes écologistes font l’objet d’une sévère répression, avec des dizaines d’arrestation ces dernières années. Khabat Mafakheri en fournit un exemple. Arrêté le 11 août à Sanandaj, il est libéré au prix du versement d’une lourde caution, puis de nouveau réarrêté le 26 septembre. Il est toujours en prison, sans avoir le droit d’entrer en contact avec sa famille, qui ignore de quelles charges il est accusé. Ciwan témoigne : “Le gouvernement n’est pas du tout bienveillant avec nous. À l’heure actuelle certains de mes amis sont en prison. Il met toujours des obstacles à nos activités. Pour lui l’environnement n’est pas une priorité lorsqu’il il planifie un projet. Ceux concernant la fabrication des barrages sont seulement politiques et pas environnementaux, ils ne servent pas la population. […] Je donne une autre statistique : la province du Kurdistan est la 6e ou 7e province en terme de terres agricoles mais la deuxième pour les ressources en eau. Vu toutes ces statistiques le Kurdistan devrait être 3e ou 4e pour la production agricole en Iran, mais il n’est que 19e. L’agriculture de Kurdistan n’est donc pas du tout bien organisée. Et de plus les eaux du Kurdistan vont vers les provinces voisines. Le Kurdistan est largement défavorisé par rapport [à d’autres provinces] il n’y a même pas une industrie ou une usine ayant 1 000 ouvriers. Ça a provoqué l’émigration des Kurdes vers les autres régions du pays pour travailler comme ouvrier ou même comme ingénieur dans l’industrie.Parce que dans leur province ils ne peuvent pas trouver d’emploi.”
En effet, les mauvaises pratiques de gestion dénoncées s’inscrivent dans une politique plus large du régime central iranien à l’égard des 8 millions d’habitant.es des régions kurdes. Depuis la tentative d’autonomie de la région de la part d’organisations kurdes ayant participé à la révolution iranienne en 1979, le régime réprime férocement toute contestation politique et toutes revendications identitaires. Les régions kurdes, en marge des régions centrales perses, sont volontairement maintenue dans la précarité économique, et ses ressources, dont l’eau, exploitées au profit du gouvernement central. Il n’y a pas d’industrie, et le chômage y est endémique, poussant les habitant.es soit à s’exiler vers les grandes villes perses pour y trouver un emploi, soit à faire kolbers, c’est-à-dire transporter des marchandises sur leur dos à travers la montagne de l’Irak à l’Iran, au prix de risques élevés.
L’eau pourrait bien n’être qu’un prétexte pour enflammer de nouveau la colère des Kurdes d’Iran, qui s’étaient déjà massivement mobilisés lors des manifestations de 2019, au prix d’une lourde répression.
Photos Keyvan Firouzei / portfolio integral : آب-آشامیدنی-در-سنندجo