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Le quasi-anathème lancé par Erdoğan contre le président français Macron, survenant après des échanges peu diplomatiques concernant la Lybie et la Méditerranée, a fait les Unes.
Couplés avec des assassinats terroristes sur le sol européen, ces paroles et discours d’Erdoğan, accompagnés d’appel au boycott des produits français pourraient nous faire croire que la crise connaît un paroxysme inégalé.
Une fois n’est pas coutume, nous partageons ci-dessous une vidéo que nous empruntons à une télévision qui ne rechigne jamais à diffuser les déclarations d’Erdoğan.
“Du Moyen-Orient à l’Afrique du nord, de l’Asie du sud à l’Europe, partout, les oppressions ciblant les musulmans augmentent chaque jour qui passe. L’attitude de l’Autriche en ce moment, envers les musulmans, les mosquées et lieux de prière, est seulement le visage visible de l’hostilité et du racisme envers l’Islam en Europe. Depuis ici, je m’adresse, à l’Europe, plus exactement à l’Autriche, au premier ministre de l’Autriche : écoutes, tu es encore très jeune, beaucouuuuup d’expériences t’attendent encore. Ecoutes, n’oublies pas ça ; tu es apprenti, tes attitudes peuvent te causer beaucoup d’ennuis. Car, il faut que tu saches que la fermeture d’une mosquée en Autriche, l’expulsion d’Autriche de musulmans, des hommes de foi de là-bas, recommencerait la lutte croisés-croissant, et que le responsable de cela, serait toi. Et en disant cela, je ne m’adresse pas seulement là-bas. Je m’adresse à tout l’Occident. Ôôô l’Occident, commençant par l’Allemagne ! Mettez votre homme à l’ordre. S’il ne se met pas à l’ordre, l’événement ira vers d’autres sens. Parce que nous aussi, avons des arguments à nous, des pas que nous ferons. Par conséquent, nous ne permettrons jamais qu’on puisse persécuter là-bas mes 250 mille frères. Nous ferons ce qu’il faut faire.”
Eh bien, contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette prise de parole date de 11 juin 2018, et précède donc de plus de deux années l’action terroriste revendiquée par l’Etat islamique à Vienne de ces derniers jours.
Cela n’exonère en rien Erdoğan d’avoir créé ces dernières semaines un climat favorable à des passages à l’acte, mais n’en fait pas pour autant un coupable idéal du moment. Et nos lecteurs connaissent la détestation que pourtant nous avons du personnage.
Non, au contraire, replacer ces propos de 2018, à peine mentionnés en France dans un numéro de Ouest France du 10/06/2018, dans un article du Monde, et un truc qui cause souvent à l’extrême droite, dans le contexte des années 2017 à 2019, nous semble intéressant à plus d’un titre, pour déblayer certains débats très foireux dont la droite et la drôche française, laïcistes en diable, en concurrence avec les extrêmes droites, se sont emparés. Le Loup (Gris) n’est pas toujours là où on voudrait le trouver et pouvoir le dissoudre.
Quelques rappels structurants :
• Les élections présidentielles en Turquie, qui permettront à Erdoğan de revêtir le nouvel habit constitutionnel faisant de lui un super président ont lieu en juillet 2018.
• La France reçoit Erdoğan à deux reprises cette même année, en janvier, puis en novembre.
En janvier, le ministre des affaires étrangères Le Drian commente ainsi : “… La Turquie reste un partenaire stratégique à bien des égards, en matière de migrations, de lutte contre le terrorisme, de résolutions de crises régionales, même si le dialogue doit être exigeant sur les engagements que la Turquie a pris elle-même sur les Droits de l’Homme…” Le même, en mars 2018, alors qu’Erdoğan fait donner la troupe pour envahir Afrin, territoire kurde de Syrie, recommandera “la modération” à celui qui sans doute résout là “une crise régionale” et “lutte contre le terrorisme”.
Le 11 novembre 2018, le Président invite des “chefs d’Etat” pour les cérémonies du 11 novembre. Erdoğan en est. Il fait une promenade dans Paris et salue “quatre doigts et pouce replié” (signe “rabia”) une petite foule à drapeaux turcs venue l’accueillir. Un peu d’émotion dans le Figaro. Erdoğan accompagne avec une déclaration en disant qu’il salue “les frères” et dénonce “l’influence corruptrice de l’Occident”.
• En décembre 2018, Erdoğan passe trois journées en Allemagne, inaugure une mosquée et passe à la caisse. Rappelons que la diaspora turque en Europe lui a apporté un million de voix, 6 mois auparavant.
• Enfin, en mars 2018, Erdoğan exige 3 milliards supplémentaires à l’UE dans le cadre du deal sur les migrants du 18 mars 2016, après de multiples chantages déjà exercés en 2016 et 2017.
Et ce n’est qu’un tout petit florilège du “partenariat stratégique”…
Qu’est-ce qui peut bien avoir “relativisé” la quasi fatwa lancée par Erdoğan contre l’Autriche en 2018, dont cette vidéo se fait l’écho ? Qu’est-ce qui peut bien avoir fait que ces propos là, tout autant violents que ceux autour de l’état mental du président Macron, aient été placés hors des regards, et n’aient pas troublé les risettes de l’UE au Reis de cette année 2018 ? Qu’est-ce qui fait que les regards se détournent, jusqu’à se rendre complices de l’invasion d’Afrin, et de la situation qu’elle ouvre en Syrie et au Rojava ?
A ces questions, on ne peut que répondre : pour majeure partie c’est la question des migrants, et l’accord initié par l’Allemagne, et fort bien soutenu par tous.
Ce sont donc les agendas des extrêmes droites européennes xénophobes et identitaires, avec leurs chantages politiques, qui ont dicté les compromissions avec le “grand frère”.
Cette mise en perspective change fort l’angle de vision de la pseudo terminologie “islamo gauchisme” qui s’échange en insulte ces temps-ci. Pour l’Arabie Saoudite, le Qatar, on avait déjà les images, de drôche à droitex, du commerce bilatéral.
Si l’on considère qu’Erdoğan aujourd’hui, en adéquation avec son rêve néo-ottoman, tente de prendre un leadership, s’appuyant sur la réthorique des “frères musulmans” à propos des “musulmans qu’il faut sauver parce qu’ils seraient sous la coupe des mécréants” et qu’il faudrait “gagner à la cause”, il faut se rendre à l’évidence que le boulevard lui fut grand ouvert ces dernières années pour développer l’argument. Et certainement pas par les courants politiques qui en France, soutiennent la lutte kurde par exemple, avec sa composante de combat féministe.
Disons le, ce qui est regroupé sous le vocable “musulmans”, pour majeure partie des populations assignées à une religion ou leur religion, et dont on connaît par ailleurs les “difficultés sociales”, l’est par commodité politique, et dévie sur le plan religieux ce qui est au pire un racisme, au mieux des discriminations sociales en tous genres, issues de politiques d’état menées depuis un demi siècle. Il suffit d’égrener les mots de “décolonisation”, “main d’oeuvre immigrée” “ghettos dans les politiques de logement”, et bien d’autres, pour éclairer ce paysage.
Dans ce paysage, et en dehors de lui, s’affrontent des solutions politiques radicales, qui vont, pour “caricaturer” un peu, des islamistes radicaux aux assimilationnistes souverainistes. Des frérots, en passant par la drôche à la laïcité blanche, aux xénophobes assumés, tenants des thèses du “grand remplacement”. L’arène a de quoi remplir des plateaux-télé pour des années. S’y rajoute des “intellectuels islamistes” qui viennent touiller la sauce victimaire en instrumentalisant des réalités évidentes. Cela ne protègera en rien les dits “musulmans” qui se retrouveront victimes de tous les camps à la fois.
Le terrorisme des islamistes tue partout dans le monde. A commencer dans les pays où pourtant l’Islam est quasi religion d’état. L’Autriche et Kaboul furent frappées en même temps. En Afrique, c’est tous les jours.
L’islamisme politique radical et ses variantes soft sont une idéologie politique, un mode de domination et de pouvoir. Celle-ci est tout autant capable de composer avec des formes de capitalisme sauvage et d’en gérer les états totalitaires. Et, effectivement, Erdoğan qui tente son OPA sur les “frères”, en compétition, devrait être au moins fiché S.
Cet islamisme politique, identifiable et identifié, trouve pourtant en face de lui des dirigeants qui commercent avec lui dans ce cadre connu, le plus souvent en vendant de l’armement, et des dirigeantEs ou cheffEs de parti, en même temps souverainistes, nationalistes et xénophobes, qui leur ouvrent des routes, en traitant toujours au plus haut niveau avec ses représentants. Va-t-on pour autant parler benoitement d’islamo-capitalisme, d’islamo-nationalisme ? La Turquie et son frérot 1er est un laboratoire intéressant pour observer le monstre. Creuser un peu est plus efficient que représenter un Erdoğan en slip ou vitupérer façon laïciste le matin sur un média, vous ne croyez pas ? Et ne croyez pas non plus que nous bannissons la laïcité, c’est tout le contraire. Mais quand des intellectuellEs auto-proclaméEs, aux relents néocolonialistes, s’en font aujourd’hui les défenseurs hypocrites, façon IIIe République française, pourfendant le multiculturalisme au passage, en singeant un universalisme vidé de son sens, elles/ils confortent les thèses xénophobes de l’extrême droite.
Depuis que Kedistan existe, à longueur de temps, et parce que ces questions sont récurrentes lorsqu’on parle des rapports entre le Moyen-Orient et l’Europe, nous ne cessons d’alerter sur les Munich que représentent les politiques de l’UE ou leur absence, quand elles n’abandonnent pas en rase campagne et entre les mains du parrain des “frères”, celles et ceux qui, en Syrie Nord, au Rojava, ont sacrifié leurs vies contre Daech, et pour un avenir différent pour l’humanité.
Ces politiques feront naître demain des monstres, en clones de ceux à l’oeuvre déjà.