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La fierté et la honte, tout comme la cul­pa­bil­ité, sont définies comme des “émo­tions auto-con­scientes” et impliquent une éval­u­a­tion rel­a­tive à soi-même, une vraie ques­tion. Elles ne peu­vent être ressen­ties donc, qu’à tra­vers des réus­sites et des échecs, actes et paroles, et non des faits aléa­toires et non-choi­sis. On peut être fierE ou hon­teux, se sen­tir coupable de ce qu’on a fait, exprimé.

Comme il est ques­tion d’une auto-éval­u­a­tion, on juge celle-celui qu’on fut hier, à la lumière de celle-celui qu’on est aujourd’hui, et ce, bien qu’on soit tou­jours dans un mou­ve­ment vers l’avant, vers celle-celui qu’on sera… La per­son­ne en devenir con­tin­ue son voy­age jusqu’à son dernier souf­fle. Nous sommes toutes et tous, le fruit d’un chemin arpenté.

Chaque per­son­ne est pour­tant définie par ce qu’elle est, sa façon d’être, d’agir et de s’exprimer. Son appar­te­nance à une société, à une pen­sée, façonne bien évidem­ment son être, et la honte, la fierté et la cul­pa­bil­ité se pla­cent juste­ment là, au coeur de son être. Ces émo­tions ne sont donc pas une affaire de “groupe”.

Si je par­le de tout cela, ce n’est pas pour faire de la psy­cholo­gie à trois sous, ou de la philoso­phie de comp­toir. Je suis loin d’être spé­cial­iste… Mais j’écris cet arti­cle parce que je tra­verse toute une réflex­ion per­son­nelle car, j’avoue, j’en suis arrivée à ressen­tir une cer­taine honte d’utiliser la for­mule “je suis turque”.

Lors de nou­velles ren­con­tres, présen­ta­tions, saluts de la main (Covid oblige), sourires… dès les pre­miers instants, mon nom à peine pronon­cé, et avec mon accent et mes tour­nures de français légère­ment exo­tiques, la ques­tion tombe : “de quelle orig­ine êtes-vous ?” deman­dent les plus polis.

Je me suis ren­due compte que je réponds depuis longtemps, “je suis de Turquie” et non “je suis turque”.

Car, en prononçant cette dernière phrase, j’ai comme une impres­sion que la devise nation­al­iste “bien­heureux celui qui se dit turc” vient se coller, tel un wag­on sub­lim­i­nal, à la suite de ma phrase. Comme si je revendi­quais ma nation­al­ité et en tirais une cer­taine fierté… Bien sûr, la plu­part de mes inter­locu­teurs-tices sont à mille lieues de cette pen­sée. Mais moi, je sens un sacré embar­ras, car je ne revendique rien du tout, je ne sous entends aucun nation­al­isme, et n’en tire cer­taine­ment pas une quel­conque fierté. Si fierté il y avait, elle serait dans le fait que je pos­sède la langue turque, con­nais la cul­ture des ter­res sur lesquelles j’ai gran­di, et que j’ai réus­si à garder, mal­gré les années passées au loin, un fort lien affec­tif avec des amiEs et proches, tou­jours en Turquie.

N’est-ce pas un hasard que je sois née dans une famille turque, à Istan­bul ? Ça aurait pu par­faite­ment arriv­er ailleurs…

Que s’est il passé après que je sois venue au monde en Turquie ? Il a fal­lu grandir, appren­dre, puis ouvrir les yeux, com­pren­dre, dés­ap­pren­dre et réap­pren­dre, et, en résumé, devenir la per­son­ne que je suis aujourd’hui, tou­jours en devenir…

Peut-on être fierE d’un pays, qu’on n’a pas choisi comme lieu de nais­sance ? De sa “nation­al­ité” ? Sim­ple exem­ple, com­ment peut-on affirmer, juste avec ce ressen­ti d’appartenance, que le plus beau pays est le mien, sans même sor­tir de sa ville, voir autre chose ? Cette pseu­do “fierté”, infusée, entretenue, encour­agée, vernie de majestueuses gloires, de louanges vic­to­rieuses, de splen­deurs tri­om­phales, se traduit au quo­ti­di­en par un regard dénué d’ob­ser­va­tion, le manque de com­préhen­sion logique, l’ab­sence de juge­ment impar­tial et cri­tique. Et le tout se verse dans une espèce de chau­dron dans le quel se trou­vent en ébul­li­tion con­stante, la peur, la néga­tion et le désir d’anéan­tisse­ment de tout ce qui est con­sid­éré autre que “nous”, fiers de l’être… Est-il utile de rap­pel­er qu’un des ingré­di­ents les plus liants est l’in­stru­men­tal­i­sa­tion pop­uliste des religions.

Cette mix­ture xéno­phobe, raciste, sex­iste, spé­ciste qui débor­de du chau­dron avec cette “fierté” mal­saine, s’ex­pose par des pro­pos et actes belliqueux, vio­lents, com­mis avec une red­outable auto-suff­i­sance, depuis un piédestal sur lequel ses auteurs se pla­cent pour regarder le monde des mepriséEs… Les  plus légitimes, les plus fiers, les plus respecta­bles (et à leurs yeux, les plus respec­tés) au monde, ce sont eux. Bien évidem­ment les plus forts aussi…

Cette fierté nation­al­iste inté­grée, ce chau­vin­isme se décline pour d’autres pays, frap­pés par les mêmes maux, aux qua­tre coins du monde, mais tournons là nos yeux vers la Turquie sur un seul exemple…

Comme ce fut dans les années passées à pro­pos du SIDA, aujour­d’hui, avec la pandémie de Covid-19, nous y ren­con­trons le même dis­cours : “Il ne nous arrivera rien, nous sommes turcs”. “Pourquoi ? Etes-vous en aci­er, en béton ?” deman­derait Mamie Eyan. C’est la même men­tal­ité qui mon­tre du doigt les mini-jupes des femmes comme rai­son d’un trem­ble­ment de terre, les LGBTIQ+ comme des déclencheurs d’inondations…

Tout ce tour d’hori­zon sous un ciel de plomb, c’est pour répon­dre à la sim­ple ques­tion : “de quelle orig­ine êtes-vous ?”

Ai-je rai­son de ne pas m’au­toris­er la réponse “je suis turque” ? Après tout, c’est la réal­ité, non ?  Et je sais très bien que je ne suis pas la seule à m’en faire un cas de con­science. Parce que voyez-vous, nous sommes bien heureuse­ment nom­breux-ses, à ne pas boire de cet élixir au ser­vice de la “fab­rique d’en­ne­mis”, à nous oppos­er les unEs aux autres, et à défendre des caus­es humaines et poli­tiques, la légitim­ité des peu­ples, les femmes, les iden­tités de genre, les ani­maux… Nous sommes donc con­sid­éréEs comme des “traitres” par les turcs “fiers d’être turcs”.

Par ailleurs, je dirais qu’il arrive, bien que rarement, et c’est heureux, que l’ac­cueil d’une sol­i­dar­ité offerte ne soit pas tou­jours très “chaleureux”. C’est très démo­ti­vant et humaine­ment blessant d’être con­sid­éréE par cer­tainEs con­cernéEs directe­ment par des caus­es, comme “une intruse non légitime” parce qu’on ne ferait pas par­tie au pre­mier chef du pub­lic soutenu. Et cela pose question.

Lorsqu’on défend la cause ani­male, on n’a pas besoin d’être vache, non ? Sans rire, nous vivons un monde qui marche sur la tête, où la sol­i­dar­ité, la lutte, doivent être les plus larges pos­si­bles, dans une époque où on par­le de l’im­por­tance de la con­ver­gence, de l’in­ter­sec­tion­nal­ité des com­bats. Les lignes rouges oui, il y en a, mais faut-il com­par­ti­menter de cette façon bête et grossière ? Car cela reviendrait à dire, qu’un homme ne peut pas con­tribuer aux luttes des femmes, unE hétéro ne peut pas soutenir les caus­es LGBTIQ+, unE turc-que ne peut donc pas être sol­idaire d’un autre peu­ple opprimé…

Chaque groupe, com­mu­nauté, société, peu­ple, serait con­damné à se défendre tout seul ? Quelle triste idée de la sol­i­dar­ité pour soi…

Ne croyez pas que je par­le dans le vide, abstraite­ment. Ce genre de visions, heureuse­ment minori­taires, exis­tent. Il fut un temps, il m’ar­ri­va d’être accusée, et ce publique­ment, “du fait d’être turque”, d’être “non-légitime” pour défendre la cause kurde, et que la moin­dre con­tri­bu­tion que je pour­rais apporter ne pour­rait être autre qu’op­por­tuniste et ori­en­tal­iste. Je vous épargne les autres adjectifs.

En tant que turque ayant une posi­tion poli­tique qui ne cor­re­spond pas aux attentes des uns, je suis tan­tôt “une traitre”, et de l’autre côté de l’éven­tail, tout autant nation­al­iste du coup, je suis “une oppor­tuniste colo­nial­iste blanche”. 

Mais je n’ai pas com­mis cet arti­cle pour me plain­dre. Car, finale­ment, c’est bien au final le nation­al­isme exclu­ant qui ani­me les deux côtés, et la bêtise qu’il trim­balle qui pose question.

Alors, “fière d’être dev­enue française ?

De la même façon, je ne sup­porte pas de m’en­rouler dans un dra­peau ici, ni d’ailleurs de défil­er dessous, fusse pour des caus­es légitimes. Et pour­tant j’en pos­sède la langue et vis dans une dou­ble cul­ture. Les décoloni­sa­tions non abouties ici en France et le racisme qui va avec me révulsent autant que les refoulés turcs, sur les géno­cides et les mas­sacres d’au­jour­d’hui con­tre les Kur­des. Dans les deux cas, le nation­al­isme est au milieu du chemin.

J’ap­par­tiens donc à la com­mu­nauté des femmes et des hommes et des caus­es légitimes et justes qu’elles/ils défend­ent, même si je suis née quelque part et que j’habite quelque part. Et mes ter­res sont celles qui col­orent mes mains.

Et je sais que je ne suis pas la seule à vivre une iden­tité tout en refu­sant l’identitaire.

 


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Naz Oke
REDACTION | Journaliste 
Chat de gout­tière sans fron­tières. Jour­nal­isme à l’U­ni­ver­sité de Mar­mara. Archi­tec­ture à l’U­ni­ver­sité de Mimar Sinan, Istanbul.