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Pour entr­er dans l’his­toire, dit-elle, Özlem Çerçioğlu a accep­té, en 2018, qu’une bombe lancée pour bom­barder Afrin, soit siglée à son nom, et ce, en tant que maire de la munic­i­pal­ité d’Ay­dın (entre Izmir et Antalya).

On trou­ve encore sur sa page Face­book ces pro­pos qui accom­pa­g­nent les remer­ciements qu’elle adresse : “Je ne doute pas que notre Mehmetçik qui lutte pour l’in­tégrité de nos ter­res réus­sira. Notre glo­rieuse armée a tou­jours don­né les leçons néces­saires à ceux qui ten­tent de pren­dre nos ter­res à tra­vers l’his­toire. Nos prières accom­pa­g­nent notre héros Mehmetçik. (le petit sol­dat turc)”

Out­re le fait qu’il s’agis­sait en l’oc­curence d’une terre offi­cielle­ment syri­enne, et surtout d’une des enclaves his­toriques à majorité kurde de Syrie Nord (Roja­va), main­tenant entre les mains de mil­ices armées par la Turquie, qui y com­met­tent crimes sur crimes, on notera que la dame n’avait pas hésité à y entraîn­er ses électeurs. Elle fit ensuite bap­tis­er une par­tie d’un des boule­vards de sa ville du nom de “Rameau d’o­livi­er”, appel­la­tion de l’of­fen­sive d’oc­cu­pa­tion de l’ar­mée turque à l’époque.

Con­fortée depuis dans son poste de maire, elle a été nom­mée prési­dente du con­seil de son par­ti, pour son Con­grès nation­al, en recon­nais­sance de ses loy­aux ser­vices. Cette dédi­cace de 2018 est pour­tant plus que jamais d’ac­tu­al­ité, et elle la revendique tou­jours. Le pré­texte offi­ciel pour cet hon­neur de prési­dence serait lié au fait qu’il s’agisse d’une femme, et que, l’ac­tu­al­ité de la Turquie étant forte­ment mar­quée par les vio­lences faites aux femmes, cela allait de soi. Et pour les femmes d’Afrin, cer­taines enlevées et vio­lées par les mil­ices, la dédi­cace tient toujours ?

Non, nous ne par­lons pas là d’une élue de l’AKP, par­ti prési­den­tiel, mais bien d’une élue en vogue du CHP, que d’au­cunEs partout au monde s’ingénient encore à présen­ter comme par­ti de gauche laïc en Turquie, et … pos­si­ble relève. Com­bi­en de temps vont dur­er encore ces plaisan­ter­ies de journalistes ?

Ce même par­ti vient juste­ment, lors du con­grès, de recon­duire son vieux leader his­torique Kemal Kılıç­daroğlu à sa tête, sous les félic­i­ta­tions empressées de la dame qui présidait. Par le sacro saint bon­net à poils, Kemal Atatürk sera donc bien gardé. Ce leader bien aimé se chamaille par­fois avec Erdoğan, mais répond tou­jours présent “pour la république men­acée”. Nous aime­ri­ons con­naître la liste des “par­tis frères européens” représen­tés. Nous pour­rions bien être surpris.

Sur cette même page de réseau social de cette élue kémal­iste, on trou­ve bien sûr une glo­ri­fi­ca­tion du Traité de Lau­sanne et de ses négo­ci­a­teurs. Ce traité, rap­pelons le, re-découpait l’actuelle Turquie au sein de la région et enter­rait toute pos­si­bil­ité de recon­nais­sance de l’ex­is­tence des ter­ri­toires à majorité kurde, et bien évidem­ment arméni­enne ou grecque. Bref, l’af­fir­ma­tion de la turcité exclusive.

L’am­biguïté per­ma­nente avec laque­lle on classe ce par­ti CHP comme par­ti “d’op­po­si­tion”, alors qu’il n’est plus qu’une oppo­si­tion d’al­ter­nance par­lemen­taire et insti­tu­tion­nelle, ne nous a pour­tant pas habitué à ce que ses éluEs fassent sigler des bombes des­tinées à des femmes, hommes et enfants, aux fron­tières syri­ennes de la Turquie. Et ce, sans que dans ce par­ti per­son­ne ne trou­ve à y redire.

Allez donc main­tenant nous faire croire que le fait de refaire de la basilique musée de Sainte Sophie une mosquée est ce qu’il y a pour l’heure de plus important.

Et même si cette his­toire de bombe est une “vieille affaire”, et qu’elle n’est pas la seule à s’en être fait dédi­cac­er une, revenons un instant sur les motivations.

Sabi­ha Gökçen, fille adop­tive de Mustafa Kemal Atatürk, femme pilote, se glo­ri­fi­ait en 1937, d’avoir pris sa part dans les dizaines de mil­liers de morts kur­des du mas­sacre de Der­sim, autre page noir et sang de l’his­toire de la république kémal­iste de Turquie. Özlem Çerçioğlu n’a prob­a­ble­ment pas ses capac­ités de pilote, sinon elle aurait elle-même livré la bombe avec sat­is­fac­tion du devoir accom­pli, en hom­mage au passé et aux “héros” présents.

Si cer­tainEs ont vibré lors des dernières élec­tions munic­i­pales à l’an­nonce des vic­toires du CHP à Istan­bul et Ankara, et même si le HDP, seul par­ti d’op­po­si­tion légiti­mant cette appel­la­tion de véri­ta­ble oppo­si­tion démoc­ra­tique, a con­tribué élec­torale­ment à ces défaites du régime, il fau­dra peut être un jour que se déchire ce rideau entretenu de l’ex­is­tence d’une oppo­si­tion laïque, répub­li­caine, sociale démoc­rate et relève démoc­ra­tique pos­si­ble en Turquie qui serait le CHP. Il n’y a là que con­ti­nu­ité com­pliquée d’un bloc poli­tique kémal­iste, qui lui aus­si, se sat­is­fait sans état d’âmes de la syn­thèse tur­co islamique, et évolue vers un partage des pou­voirs insti­tu­tion­nels, pou­voir qu’il voudrait moins per­son­nel et moins appuyé sur l’aile ultra-nation­al­iste, avec une répres­sion moins voy­ante, sans pour cela remet­tre pour­tant en cause les tra­jec­toires de la république.

On peut donc à la fois se présen­ter comme le “par­ti de la paix”, défil­er par­fois même, rameau d’o­livi­er en main, et être mil­i­tariste à souhait, nation­al­iste en dia­ble, néga­tion­istes et tueur/se/s de Kur­des par procu­ra­tion, en même temps. Et c’est bien là toute l’his­toire com­pliquée de la Turquie.

Avoir une bombe siglée à son nom : la dernière fois que nous avons lu quelque chose là dessus, c’é­tait à pro­pos de tra­di­tions dans les avi­a­tions de guerre, pour Guer­ni­ca, Lon­dres, Dres­de et Hiroshi­ma. Que de bons souvenirs.

Post scrip­tum : Qui peut informer la dame que sa bombe est livrée ?


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