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Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’Etat en Turquie était scrutée par le monde entier. C’est devenu depuis, une sorte de point de repère historique pour tous les commentaires à propos des répressions qui s’exercent sur les oppositions au régime Erdoğan.
Pas un article de presse, pas une prise de parole, pas une analyse qui ne mentionne “les arrestations qui ont suivi la tentative de coup d’Etat de 2016…”.
A vouloir ainsi simplifier un propos, tout ce qui précéda ce jour de 2016 s’en trouve relativisé, le coup d’Etat lui-même n’est plus guère interrogé, et tout ce qui suit semblerait en être une conséquence, comme étant une “réaction”, certes analysée comme forte, un simple contre du pouvoir et de l’Etat de Turquie. Et, cerise sur le gâteau, la journée elle même devient celle d’un coup d’Etat manqué des ennemis indifférenciés d’Erdoğan et de la République, promus ainsi au statut d’opposants de toujours.
Qui analysera aujourd’hui d’un peu plus près ce “cadeau tombé du ciel” pour Erdoğan, tombé à pic, pour parler plus vrai, sera soupçonné de complotisme. Nous l’avions pourtant fait à chaud le 16 juillet 2016, et le magazine Kedistan, logé alors chez un hébergeur mainstream, avait été mis hors d’état de fonctionner durant près de quinze jours. Trop de connections, et surtout une attaque ciblée contre le serveur. Tout ce qui avait ce jour là trait au “Coup d’Etat” fut visé, en même temps que les réseaux sociaux en Turquie et les comptes qui n’employaient pas les précautions d’usage.
Le coup d’Etat n’était donc pas manqué pour tout le monde.
Bien sûr, comme tout assassin qui efface une à une les traces de son crime, le régime AKP a rendu impossible toute analyse sérieuse et documentée de ce jour là. Il n’en existe désormais qu’une agiographie officielle. Les chiffres des victimes sont mélangés, et fouiller pour les éclaircir dans les lynchages des jeunes appelés militaires est vain. Les “héros”, les “martyrs” sont nomenclaturés. Tout le reste devenant les ennemis “FETÖ”, arrêtés, morts ou enfermés depuis. Chercher à savoir si ces “appelés” savaient ce qu’ils faisaient, qui les avait ainsi envoyé dans cette aventure, est peine perdue. Beaucoup furent lynchés, les chaines de commandement dissoutes, les témoins priés de se taire, ou de dénoncer un membre de la secte Gülen.
Le récit officiel, le roman officiel du 15 juillet, distribué en brochures dans les écoles, parle de l’affront porté à la République d’Atatürk, et à ses représentants d’alors, en l’occurence Erdoğan et l’AKP.
La montée en puissance de ce récit et son élaboration fut travaillée à plusieurs mains.
Le jour même d’abord, par cet appel au Peuple, rocambolesque, en direct, de la part d’Erdoğan, sollicité par une présentatrice de télévision. Ce Peuple en réaction, largement barbu et religieux, avec à ses côtés le nationalisme extrême turc, a envahi le théâtre des opérations du “coup d’Etat”, visiblement moins préparé qu’il est décrit dans les actes d’accusation des procès qui suivirent. Il y a eu ce jour là un bain de sang.
Les troupes militaires dites “fidèles”, les forces turques de “maintien de l’ordre” ont contribué à faire tourner le vent du côté du régime, tout en facilitant la tâche et le maintien dans la rue du “Peuple” élu d’Erdoğan.
En quelques jours, le principal parti d’opposition, le CHP kémaliste, avait de son côté sorti le drapeau de la République outragée. Erdoğan lui accorda même, fait exceptionnel, la liberté de tenir meeting à Taksim, la place interdite depuis les événements de Gezi ; meeting “contre le coup d’Etat”, bien sûr. Il entraîna dans son sillage “d’unité nationale”, une bonne partie de l’extrême gauche traditionnelle turque, allant même jusqu’à soulever dans les gauches européennes des contresens fâcheux. Seul le HDP eut la clarté et le courage politique d’appeler ailleurs à mobilisation.
Le HDP ne s’associa pas non plus à la grande messe qui fut organisée, dans la foulée, par le régime Erdoğan. Ce dernier, trop content d’avoir à ses pieds et à sa botte, l’opposition dite “démocrate sociale” ne bouda pas le plaisir de leur faire manger leur chapeau. Vous trouverez ici le dossier entier que nous avions consacré à ces évènements qui suivirent immédiatement cette date fameuse du 15 juillet, ainsi que la traduction des discours… Qui veut de l’eau claire va à la source.
C’est de là aussi que vient l’apparente contradiction entre les prétentions ottomanes du Reis turc et son appui ouvert au nationalisme et à la turcité, plus affirmé que jamais. Avec la désintégration du gülénisme, on voit arriver le drapeau omniprésent dans les grands rassemblements et une idée du militarisme agressif à l’extérieur.
C’est la rentrée scolaire suivante qui compila l’agiographie officielle, à l’usage des enfants et des grands.
Voilà en quelques mots, comme si cela pouvait être résumé sans trop de caricatures, les faits, réactions, et les renvois aux analyses faites en 2016, à propos de “ce jour béni”.
Mais, 2016 succède à 2015, et 2015 est le fruit et résultat d’une politique qui prend racines au début du XXIe siècle, pour Erdoğan, et il y a bien plus de cent ans, pour le nationalisme exclusif et belliqueux, la dite turcité de la Turquie.
Donc, point de date bascule en ce 15 juillet 2016, mais rien que de la tradition politique turque et, à un moment donné, un formidable coup d’accélérateur pour le régime, et la consolidation de ses pleins pouvoirs. Cela facilitera aussi les réformes institutionnelles.
Le 15 juillet 2016 n’est donc pas le début de la répression des oppositions politiques et sociales, mais un point de passage.
L’année 2015 qui précède, a vu, en Turquie même, la rupture politique d’un processus de paix négocié avec les Kurdes, et précisément conseillé à Erdoğan, dans la première décennie des années 2000, par … Fetullah Gülen, l’organisateur et commanditaire présumé du coup d’Etat. Celui-ci avait conseillé à Erdoğan, alors qu’ils étaient alliés dans la prise de pouvoir, de séparer les Kurdes du PKK en offrant une paix des braves, en accordant quelques reconnaissances culturelles et sociales, et en les faisant avaliser par le leader Öcalan. Cela se doublait de rapports “cordiaux” avec le régime barzaniste de l’entité kurde irakienne. Ces “processus” avait aussi l’avantage d’avoir les faveurs de l’Union européenne.
C’est en 2015 que le régime AKP dénoncera unilatéralement le “processus”, après des vagues d’attentats contre le mouvement kurde et les mobilisations pour la paix. Et surtout après les percées électorales spectaculaires, tant lors d’une présidentielle qu’aux élections locales et législatives, du HDP, qui menaçaient ainsi directement le pouvoir en place, malgré toutes les tensions. Sur le papier, une alliance des électorats du HDP avec celui de l’opposition kémaliste du CHP pouvait faire tomber le régime. On a vu ce qu’une telle alliance “tacite” a amené à Istanbul, encore récemment, même s’il s’agit là d’une fausse alternance municipale.
Face à l’agressivité du régime fin 2015, envers les municipalité kurdes, leurs revendications d’autonomie démocratique, dans le fil du “processus” abandonné, une forte majorité de la jeunesse kurde a réagi aux menaces d’occupation militaire et a pris les armes, comme elle a pu, pour défendre ce Kurdistan démocratique dont elle rêvait. L’épisode a pris le nom de “guerre des fossés”. Là encore, lorsqu’on regarde de près la liste des commandements militaires qui effectuèrent la répression féroce, les exactions, les meurtres sous états de siège, on retrouve les noms de “gülénistes”, très présents alors dans l’appareil d’Etat.
Le masque du Gülen ami des Kurdes est tombé en 2015, et ceux qu’Erdoğan envoya faire le “nettoyage ethnique” s’avèrent être ceux qu’il pourfendra ce 15 juillet 2016. Là aussi, recherchez les années 2015 et les premiers mois de 2016 sur Kedistan. Nous avons suivi l’horreur pas à pas. Ce sont ces mêmes horreurs qu’a vécu Zehra Doğan, et qui lui valurent son emprisonnement. Elle y revient longuement dans la bande dessinée qu’elle réalisa en prison, et dont nous finalisons la traduction française, à paraître aux Editions Delcourt début 2021.
Il ne s’agit pas ensuite, après 2016, d’établir une sorte de compétition dans l’ignominie des chiffres. Le régime avait besoin d’épurer l’appareil d’Etat, l’armée, la justice, la police, et les recoins de la corruption économique. “Appartenance” jusqu’alors, et “terrorisme” signifiait sur un acte d’accusation “lié au PKK”. L’injustice turque a créé une sous division, en tentant de ne pas mélanger les “affaires” d’opposants. Entre les accusations contre la romancière Aslı Erdoğan et l’auteur Ahmet Altan, il y a justement toute cette panoplie d’amalgames et de nuances à déchiffrer. Voilà pourquoi, une fois encore, il faut en finir avec ce “suite au coup d’Etat de 2016…”
Enormément de procès, souvent encore en cours, ont été instruits par des juges ou procureurs gülénistes, arrêtés depuis. Les procès de ceux-là ne sont pas instruits à l’inverse par des Kurdes, mais parfois des reconvertis ou bien sûr, par la nouvelle promotion ultra-nationaliste corrompue.
Toutes les accusations sont bonnes, pourvu qu’on élimine unE opposantE.
Le rappel du coup d’Etat n’a donc que l’intérêt de justifier la répression continue et continuelle, les arrestations d’élus et leurs destitution, les possibles interdiction du HDP, les persécution des intellectuellEs, le maintien en prison du philanthrope Osman Kavala et de Selahattin Demirtaş, entre autres… Cela devient une sorte d’arrière fond “juridique”, que reconnaissent d’ailleurs les Etats européens en parlant de “souveraineté de la lutte contre le terrorisme”. Cette façon diplomatique de ne pas irriter la Turquie, digue contre l’immigration tourne au grotesque. Ces mêmes états enverront-ils des représentants diplomatiques aux commémorations ?
Personne bien sûr ne peux nier que depuis ce “coup manqué”, la répression et les purges se sont succédées en vague. Mais si ce coup d’état manqué n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer. Les actions fascisantes du régime n’en sont pas les simples conséquences.
Kedistan est en quelque sorte né de la volonté d’informer hors de Turquie, dans un premier temps sur le “Printemps de Turquie”, les événements de Gezi, mais surtout ensuite, pour dénoncer ces crimes de guerre de 2015 et 2016, leurs prolongements dans la guerre en Syrie, et soutenir tant que faire se peut celles et ceux, impliqués, qui résistaient, voire, comme au Rojava, tentaient de construire une autonomie démocratique, en plein conflits.
Il est impossible de résumer ces dernières années, et surtout de les rattacher à une simple date magique. Le Moyen-Orient, qui ébranle tant l’Europe, par nombre d’aspects et de conflits, d’interactions, mérite qu’on aille au delà d’images choc ou de la simple description factuelle quotidienne des crimes qui s’y déroulent, en litanie. Il mérite mieux aussi que les éternelles caricatures autour d’un calendrier.
J’ai tenté là, à grands traits et beaucoup d’impasses, de faire ce pas de plus, un 15 juillet.