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Gül­süm Cen­giz est l’une des poét­esses les plus réputées en Turquie. Elle a écrit ce poème en s’in­spi­rant d’une his­toire vraie.

Nous sommes dans les années 1980. Les pris­ons de la Turquie post-coup d’E­tat de 12 sep­tem­bre débor­dent de pris­on­niers poli­tiques, tout comme aujour­d’hui… La tor­ture bat son plein. Le Kurde est une langue inter­dite. Des pan­neaux “Par­lez en turc, par­lez beau­coup” ornent les par­loirs des pris­ons. Les familles non tur­coph­o­nes, par­ti­c­ulière­ment les per­son­nes âgées, essayent d’ap­pren­dre quelques mots de turc pour com­mu­ni­quer avec leurs proches emprisonnés.

Dans l’at­mo­sphère de plomb de l’an­née 1983, Kam­ber, alors dans la prison mil­i­taire de Mamak à Ankara, reçoit une let­tre de son pays. “Ta mère a un dernier voeux” dit la let­tre. “Depuis que tu es empris­on­né, elle nous demande, ‘s’il vous plait, amenez-moi à mon fils, je voudrais le voir encore une fois, avant de mourir’. Alors, on l’amèn­era, pour la prochaine visite.”

Kam­ber attend, tirail­lé entre le bon­heur de voir sa mère, et la peur que la vis­ite se trans­forme en séance de tor­ture, ce qui est mon­naie courante à cette époque.

İpek Ateş vient voir son fils, enfin, après 7 ans de sépa­ra­tion… Elle lui par­lera avec la seule phrase en turc qu’elle a pu appren­dre “Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?”. 7 ans de manque qui tient dans une seule phrase…

- “Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?” demande la mère.
Kam­ber répond :
- “Je vais bien maman, com­ment va mon père, la pays?”.
- “Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?”
- “Mère, com­ment va ta san­té ? Com­ment était le voyage ?”
— “Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?”
— “Mon frère, les voisins, vont-ils bien ?”
— “Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?”.

Au retour à sa cel­lule, son cama­rade demande à Kam­ber. “Alors com­ment ça s’est passé ? De quoi avez-vous par­lé ?”. Kam­ber répond “Plein plein de choses…”.

Kam­ber Ateş fut jugé par les tri­bunaux mil­i­taires de la junte, avec une demande de peine cap­i­tale. Il a été con­damné à la per­pé­tu­ité. Il a été libéré après avoir fait 11 ans de prison.

L’his­toire de Kam­ber est une par­mi d’autres. Mais celle-ci, extrême­ment émou­vante, “Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?” est dev­enue une réplique culte, sym­bole de ces années d’op­pres­sion. Il fut titre d’un livre sur les pris­ons, pub­lié par L’As­so­ci­a­tion des Droits humains de Diyarbakır (İHD). En 2007, l’his­toire de Kam­ber fut adap­tée au ciné­ma en for­mat court métrage par le groupe NHKM, dont la vidéo est vis­i­ble ici, illus­trée par Ender Özkahra­man, le dessi­na­teur de la revue satirique Leman et elle a inspiré le poème de Gül­süm Cen­giz… “Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?” n’est pas oubliée non plus par l’artiste, jour­nal­iste et autrice Zehra Doğan. Dans son prochain livre, en cours de final­i­sa­tion, qui paraitra début 2021 aux Edi­tions Del­court, une BD faite en prison, elle racon­te la geôle de Diyarbakır, et sur­v­ole en dessins l’his­toire des per­sé­cu­tions et de la résis­tance en Turquie. Et elle y abor­de égale­ment ce récit.

Bien que ce poème ait été écrit il y a presque vingt ans, il est tou­jours d’ac­tu­al­ité, au regard de ce qui se passe dans le pays. La poétesse le dédie à toutes celles et tous ceux qui ont été privés de leur langue.

 

Kamber Ateş comment vas-tu ?

Ma langue est en état d’ar­resta­tion, mon fils
Je ne peux te parler
Ce que j’ai à te dire
est dans les pro­fondeurs de mes yeux
Seule cette phrase
se répé­tant sur mes lèvres
l’é­mo­tion dans mon coeur
résonne avec ma voix
- Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?

Ma langue est en état d’ar­resta­tion, mon fils
Je ne peux te parler
Tu trou­veras dans mes yeux
le manque que je porte en moi
la douleur et l’amour
Mon fils, tu me manques.
- Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?

Ma langue est en état d’ar­resta­tion, mon fils
Je ne peux te parler
Dans mes yeux fleurit
la joie de nos retrouvailles
Elle fleu­rit et fait entr­er dans ta cellule
l’odeur du thym des montagnes
les vio­lettes des vignes
sont de la couleur des chaus­settes que je t’ai tricoté
Mon fils, y a‑t-il quelque chose que tu veux ?
- Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?

Ma langue est en état d’ar­resta­tion d’ar­resta­tion, mon fils
Je ne peux te parler
regarde bien dans mes yeux
tu com­pren­dras mes paroles
Au fond de mes yeux
com­bi­en de nuits sans sommeil
d’ attentes inquiètes
d’après les nou­velles que j’ai entendues.
T’ont-ils fait souffrir ?
- Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?

Ma langue est en état d’ar­resta­tion, mon fils
Je ne peux te parler
De mes yeux se déverse vers tes yeux
Le cri de mon coeur
La pen­sée dans ma tête
Mon con­seil à toi, fils
ne perd pas ta résistance
jamais ne baisse la tête
ne t’a­ban­donne pas à l’échec
- Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?

Ma langue est  pris­on­nière, mon fils
Je ne peux te parler
regarde bien dans mes yeux
lorsque je te quitte
Dans la tristesse de mes yeux,
il y a ce ciel tout bleu, les mon­tagnes aux cimes nuageux
les fleurs dans les champs
les riv­ières en cascade
Cet amour et cette liberté,
pour lesquels tu te bats
Mon fils bien-aimé, bien-aimé, adieu à toi.
- Kam­ber Ateş com­ment vas-tu ?

Gül­süm Cengiz

 


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