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Début juil­let, un appel d’of­fres pour la chas­se aux chèvres de mon­tagne dans l’est du Der­sim, en Turquie, avait été pro­gram­mé mal­gré les protes­ta­tions du pub­lic. Espèce endémique dans le parc nation­al de la val­lée de Mun­zur, les chèvres de mon­tagne sont con­sid­érées égale­ment comme espèce sacrée par les habitants.

Par ailleurs, le Comité cen­tral de la chas­se de Turquie (MAK), a autorisé le mer­cre­di 8 juil­let, la chas­se du Fuligule milouin (Aythya feri­na), une espèce de canard plongeur, et de la Tourterelle des bois (Strep­topelia tur­tur), deux espèces d’oiseaux men­acées. Selon la déci­sion du comité, les chas­seurs seront autorisés à chas­s­er trois tourterelles et deux fuligules en une seule journée de chasse.

Une très large contestation

Il était ques­tion de la mise à mort de 784 ani­maux, espèces sauvages, dans toute la Turquie, dont les 17 chèvres de mon­tagne à Dersim.

Les défenseurs de la nature et de la vie se pré­par­ent à inten­ter un procès pour l’an­nu­la­tion des déci­sions. Plusieurs cam­pagnes de sig­na­tures ont simul­tané­ment été lancées con­tre les permis.

Face à ces protes­ta­tions, l’ap­pel d’of­fres con­cer­nant les chèvres de Der­sim a été finale­ment annulé. L’ap­pel d’of­fre qui aurait cer­taine­ment mis fin à leur exis­tence devait avoir lieu le 13 juillet.

Les chèvres de mon­tagne de Der­sim nom­mées locale­ment “bétail de Xızır”. Xızır  (Al-Khidr) est dans l’Alevisme, du point de vue ésotérique, l’en­tité mys­tique et immortelle de la nature.

Ces ani­maux vivent en lib­erté, en petit groupes, dans dif­férentes zones. A Darıkent et Gökçek 5, Büyükyurt et Çıralı 5,  et Derindere et Kocate­pe. Ils  sont en voie de disparition.

En 2019, les habi­tants de Der­sim avaient déjà demandé l’in­ter­dic­tion de la chas­se aux chèvres de mon­tagne et avaient réus­si à faire sign­er par le gou­verneur de l’époque, Tun­cay Sonel, une inter­dic­tion de toute chas­se dans la région.

Le porte-parole de l’or­gan­i­sa­tion envi­ron­nemen­tale non gou­verne­men­tale Pro­tec­tion de Mun­zur, Hasan Şen, souligne que les chèvres de mon­tagne sont pro­tégées par le traité de Berne en tant qu’e­spèces men­acées d’ex­tinc­tion et doivent être pro­tégées. Il déclare : “Cepen­dant, le con­seil provin­cial de la chas­se du gou­verneur a voulu fix­er un quo­ta de chas­se pour cet ani­mal et a vio­lé le traité inter­na­tion­al dont nous sommes sig­nataires. Je pense que le traité de Berne est violé”. 

La val­lée abrite de nom­breuses espèces endémiques, le porte-parole a noté la présence de tru­ites rouges de la riv­ière Mun­zur. “Le chat sauvage, les ours, les chats martres, les loups, les blaireaux et les loutres sont égale­ment des rési­dents de la région. La per­drix, les éper­viers, les aigles et de nom­breuses autres espèces d’oiseaux ont eu la gen­til­lesse de rester mal­gré les mas­sacres de leur espèce” ajoute Hasan Şen.

chasse

Quant aux oiseaux

Le directeur du pro­gramme de con­ser­va­tion de l’as­so­ci­a­tion Doğa, Itri Lev­ent Erkol, et le représen­tant à Ankara de la fédéra­tion des droits des ani­maux HAYTAP, Pelin Sayıl­gan, ont fait une déc­la­ra­tion com­mune sur la ques­tion des appels d’of­fres, affir­mant que le droit à la vie est un droit non négo­cia­ble pour tous les êtres vivants.

Soulig­nant que l’une des tâch­es du Comité cen­tral de la chas­se est de déter­min­er les espèces qui doivent être pro­tégées, ils ont déclaré : “Avec les rap­ports que nous avons pub­liés, nous avons pour­tant prou­vé à maintes repris­es pourquoi les oiseaux men­acés ne devraient pas être chassés”.

Ils ont fait val­oir que la déci­sion était égale­ment con­traire aux arti­cles 6 et 8 de la Con­ven­tion sur la diver­sité biologique, qui donne man­dat aux pays sig­nataires d’éla­bor­er des straté­gies pour la con­ser­va­tion des espèces menacées.

Une des raisons de cette mau­vaise déci­sion est la struc­ture du Comité cen­tral de la chas­se. Sur les 21 mem­bres du comité, neuf sont des chas­seurs, un est un pro­prié­taire de ter­rain de chas­se, un est la Fédéra­tion de la chas­se et un est une organ­i­sa­tion de la société civile dont le domaine de tra­vail n’est pas déter­miné”, a déclaré la déc­la­ra­tion, notant qu’il n’y avait pas de sci­en­tifiques dans le comité.

Pour info, la pop­u­la­tion de tourterelles de bois et de fuligule milouin dimin­ue rapi­de­ment. La pop­u­la­tion de tourterelles de bois en Turquie a dimin­ué de 78 % au cours des 40 dernières années, tan­dis que la pop­u­la­tion de fuligules a dimin­ué de moitié en 20 ans. Ces deux espèces fig­urent sur la liste rouge des espèces men­acées de l’U­nion inter­na­tionale pour la con­ser­va­tion de la nature (UICN). Selon Bird Life, 12 à 38 mil­lions d’oiseaux sont chas­sés chaque année dans le bassin méditerranéen.

Si ce 11 juil­let 2020, l’ap­pel d’of­fres en Turquie a été annulé, cette ques­tion plus générale de la chas­se des espèces  en voie de dis­pari­tion, devenu “marché”, mérite vrai­ment qu’on s’in­ter­roge sur celles et ceux qui aujour­d’hui marchan­dis­ent la bio-diver­sité, et les poli­tiques qui le facilite.

Très récem­ment, un Don­ald Trump s’en­gouf­frait dans cette poli­tique du saccage du vivant, en ouvrant la voie de la chas­se dans des zones pro­tégées jusqu’alors, parcs ou espaces naturels préservés. Sa devise est “cha­cun doit être libre d’avoir accès à l’ex­ploita­tion des ressources naturelles et doit pou­voir en tir­er prof­it”.

Voilà qui a le mérite de ne pas être de la langue de bois. Ain­si, la “chas­se” devient-elle pour lui un mail­lon de ce qui ensuite peut se con­juguer avec déforesta­tion et exploitation/prédation des sols et sous-sols, des ressources en eau… Cette poli­tique, qui n’a rien de nou­velle, et qui a tou­jours accom­pa­g­né le développe­ment de la pré­da­tion cap­i­tal­iste de la planète entière, dans l’his­toire passée et con­tem­po­raine, sem­blait pour­tant mar­quer le pas face aux pris­es de con­science plané­taire des dan­gers qu’elle induit. Face aux résis­tances à la destruc­tion mas­sive des cadres de vie, face aux alertes lancées par les sci­en­tifiques du monde entier, se sont mis­es en place “de grandes mess­es”, notam­ment sur les ques­tions cli­ma­tiques. C’é­tait un début de réponse.

Trump et Bol­sonaro au Brésil, pour n’en citer que deux, mais on pour­rait aus­si en trou­ver en Asie, représen­teraient donc l’ortho­dox­ie cap­i­tal­iste sauvage aujour­d’hui, face aux ten­ants de la “régu­la­tion verte”, du “cap­i­tal­isme durable”. L’ère du “pét­role et du char­bon” étant à son apogée et son taux de prof­it devenant aléa­toire, il faut bien ten­ter de le restau­r­er par de nou­velles façons d’ex­ploiter les sous-sols, mais surtout tra­vailler à con­stru­ire une pré­da­tion rentable du vivant. La chaîne déforesta­tion, OGM, éle­vage, est un exem­ple par­mi d’autres. Les gaz de schiste, les for­ages d’ex­trac­tion des matières rares, la con­ti­nu­ité du pil­lage des bois de forêt pri­maire, les espaces pour l’huile de palme, en sont d’autres. Ce cap­i­tal­isme là est donc loin d’avoir dit son dernier mot, même s’il s’ha­bille de vert à l’oc­ca­sion. Erdoğan voudrait-il rejoin­dre le club ?

Et y aurait-il une sorte de per­ver­sité pour cer­tainEs qui, de par leur statut économique et social, trou­veraient “fun” l’idée d’être celui ou celle qui con­tribuerait à faire dis­paraître le dernier spéci­men d’une espèce ? ça mérite un self­ie pour la postérité non ?

Alors, la chasse, là dedans, un point de détail ?

Oui, sans doute, mais très révéla­teur de cette idéolo­gie glob­al­isante, qu’­ex­prime le libéral­isme sauvage, garant du prof­it pour le système.

Ne nous trompons pas pour­tant. S’ils ne restent sur cette planète que peu de groupes humains “chasseurs/cueilleurs“par néces­sité, et que la pra­tique de chas­se “tra­di­tion­nelle”, dev­enue ain­si inutile, ne per­dure que comme pra­tique sociale ou cul­turelle, “sportive”, elle pour­rait donc de fait logique­ment s’ef­fac­er, comme peu à peu les “tra­di­tions” basées sur le spec­ta­cle de la souf­france ani­male. Mais on peut à ce niveau se sou­venir du fameux sketch des Incon­nus, comme réponse.

Face aux con­nais­sances accu­mulées par l’hu­man­ité sur le vivant, face aux dérè­gle­ments et men­aces sur la bio-diver­sité et la 3e extinc­tion annon­cée, aucune jus­ti­fi­ca­tion “cul­turelle” ne tient. Tout juste peut-on envis­ager d’être con­traint à des “régu­la­tions” néces­saires, juste­ment pour pal­li­er à toutes les manip­u­la­tions humaines du vivant, des chaînes ali­men­taires et des milieux de vie depuis des siè­cles : réin­tro­duc­tion d’e­spèces, diminu­tion dras­tique locales d’autres espèces étrangères à des biotopes en dan­ger, bref, une affaire de sci­en­tifiques et de pro­tecteurs du vivant et non de vian­dards en tenue kaki. Des déci­sions poli­tiques et écologiques, bien loin de l’e­sprit de la chasse.

Ce n’est pas à ce niveau que le débat se situe. Si des poli­tiques et des politi­ciens utilisent la chas­se pour con­stru­ire une image, voir un marché, c’est bien parce que juste­ment celle-ci flirte aujour­d’hui avec des con­struc­tions idéologiques, qui utilisent les notions de “tra­di­tion”, d“identité”, de “dom­i­na­tion” et de “pou­voir”.

Pour les poli­tiques et les politi­ciens, face à la mon­tée partout dans le monde des pris­es de con­science sur le vivant et la destruc­tion de la planète et des éco-sys­tèmes, un choix poli­tique devient néces­saire, et s’ex­prime très con­tra­dic­toire­ment dans les dis­cours, selon les cir­con­stances. Remar­quons pour­tant que la mon­tée en puis­sance des nation­al­ismes et des sou­verain­ismes belliqueux va de pair avec le néga­tion­isme en matière de pro­tec­tion des envi­ron­nements et de la bio­di­ver­sité. S’as­sur­er du sou­tien du lob­by des armes comme celui de la chas­se, selon les con­ti­nents, devient réflexe de con­ser­va­tion des pou­voirs, quand ce n’est pas, comme en Ama­zonie, la chas­se au dernier amérin­di­en chas­seur, qui est ouverte par Bolsonaro.

Erdoğan appa­raî­trait presque comme un petit joueur avec ses chèvres, s’il ne chas­sait pas le Kurde, comme autre­fois on traquait l’Ar­ménien, pour être à la hau­teur de ses aînés.


Vidéo de 2017, enregistrée près du village Rabat, à Dersim. Le nombre des chèvres a déjà fortement diminué depuis…


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Daniel Fleury
REDACTION | Auteur
Let­tres mod­ernes à l’Université de Tours. Gros mots poli­tiques… Coups d’oeil politiques…