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Le 19 mai est une fête nationale en Turquie. En guise de petit rafraichissement de mémoire, rappelons que, par une loi promulguée le 20 juin 1938, cette date est devenue “Fête de la jeunesse et des sports”. Son nom fut changé après le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 en “Commémoration d’Atatürk, fête de la jeunesse et des sports”. Elle est célébrée pour commémorer le débarquement de Mustafa Kemal à Samsun, le 19 mai 1919, date considérée comme étant le début de la guerre d’indépendance turque, dans l’historiographie officielle.
Mustafa Kemal Pacha, nommé à l’Inspection des troupes de la neuvième armée, le 30 avril 1919, chargé de superviser la dissolution de l’armée ottomane exigée par le traité de Sèvres, a quitté Istanbul avec son personnel à bord du navire à vapeur Bandırma pour Samsun. Après avoir débarqué à Samsun le 19 mai, Mustafa Kemal a lancé le Mouvement national turc, en contradiction de ses ordres, posant un acte qui allait conduire à la guerre d’indépendance de la Turquie et finalement à la proclamation de la République de Turquie en 1923.
Dans des périodes sans corona, lors des célébrations, les jeunes chantent l’hymne national, récitent des poèmes, défilent, et font des démonstrations de sport, de folklore, ou de théâtre épique, plus ou moins spectaculaires, selon les régimes qui se sont succédés dans les cinquante dernières années. Les édifices officiels, maisons et immeubles sont décorés de drapeaux, ô si sacrés en Turquie…
Mais voilà, cette année 2020, il y a eu un incident…
Serviette menaçante
A Kayseri, un “étranger”, identifié plus tard comme iranien, voulant faire sécher sa serviette à son balcon, a provoqué l’indignation. Un incident, suivi bien sûr de la série de procédures habituelles : arrestation, garde-à-vue, ouverture d’enquête, qui fut couronné de plusieurs déclarations officielles du gouverneur de Kayseri…
L’homme n’avait pas de bol, sa serviette de bain était imprimée d’un drapeau anglais ! Ce ne pouvait donc pas être autre chose qu’une “menace”. Ce ne pouvait être juste un linge mis à sécher. Car elle était “exposée” ainsi, particulièrement ce jour là, à une date qui marque le début de la guerre d’indépendance, devenue épopée nationale, et dont la fin sera sublimée par l’image d’Atatürk qui a “jeté les Anglais dans la mer”, entendez, “renvoyés là d’où ils venaient”… L’homme qui fait sécher sa serviette sera alors soupçonné de provocation, d’insulte, voire d’attaque sournoise à la souveraineté de l’Etat turc ; de surcroit un “étranger” qui est probablement l’instrument intérieur des “forces extérieures” qui veulent à tout prix “détruire ce pays si envié”.
Mesures contre l’acte malveillant !
Comme la délation est encouragée depuis plusieurs années, les officiels, concitoyens, et internautes sont “invités” à dénoncer à tout bout de champ, via des services web et des numéros d’appels ouverts à ces fins. Il a suffi d’un coup de fil de la part des habitants offusqués… Certaines videos montrent l’homme au pied de son immeuble, conduit vers la garde-à-vue, alors que le voisinage acclame et applaudit son arrestation et la glorieuse police nationale… Ouf, le pays est sauvé !
Le bureau du gouverneur de Kayseri déclare alors que les “procédures légales nécessaires ont été entamées après l’arrestation de l’homme”. Il aurait commis le délit d“insulte à la Nation turque et au drapeau national”. Toute personne qui commet ce délit en Turquie, est passible d’une peine de prison allant de six mois à trois ans.
Rien de surprenant qu’une serviette qui sèche au soleil puisse créer autant de soucis à son propriétaire, dans la Turquie irriguée de nationalisme jusqu’aux plus petites veinules. Un pays où la turcité est intensivement cultivée depuis des siècles, et dont les populations composantes de la mosaïque de ces terres sont frappées d’un extrême polarisation entre elles et en leur sein.
Orhan Kemal Cengiz, a publié l’article suivante dans P24. Nous vous offrons sa traduction…
La serviette, les Kurdes et la démocratie
Est-ce qu’une serviette peut expliquer pourquoi la démocratie ne vient jamais dans ce pays ?
Si elle avait une langue, elle raconterait.
Si cette serviette à Kayseri pouvait parler, elle nous dirait “il existe au monde des dizaines de milliers, des centaines de milliers serviettes comme moi, mais aucune d’entre elles n’a été témoin de ce que j’ai vu”.
Celle qui parle est la serviette d’un iranien qui a sauvé sa peau à peu de chose, d’un lynchage.
Sur le dessus de celle-ci, est imprimé le drapeau britannique.
Lorsqu’il l’a accrochée au balcon, l’homme fut mis en garde-à-vue, suite aux plaintes de l’entourage.
A cause de cette serviette, le gouvernorat de Kayseri a fait des déclarations plusieurs fois de suite.
Lorsque le fait qu’il n’y avait pas d“arrière-pensée” fut révélé, ils l’ont libéré.
Quel genre d’arrière-pensées pourrait-il y avoir ?
Supposons qu’il y en avait ; et que l’homme, en accrochant un drapeau britannique dans son balcon, protestait à sa façon, ou qu’il essayait d’exprimer quelque chose !
Pourquoi les populations d’un pays s’offusquent-elles autant, en voyant le drapeau d’un autre pays ?
Comment se fait-il qu’une serviette qui ressemble à un drapeau puisse générer autant de délires ?
Pourquoi, face à une serviette qui rassemble au drapeau d’un autre pays, les gens, se sentent-ils sous menace ?
Les individus qui, avec la moindre critique concernant leur identité, se réduisent en cendres, et dont les mécanismes de défense s’éveillent au plus petit défi, sont considérés comme “névrotiques”.
Lorsque ces réactions surviennent au niveau national, quel nom devrions-nous donner à cela ?
Si comme chez l’individu névrotique, la fierté d’une Nation se brisait immédiatement, et que celle-ci se sentait sous menace, n’y aurait-il pas là un problème concernant l’identité nationale ?
Si vous me le demandiez, cette petite serviette raconte, telle “la morale d’une histoire”, les problèmes de taille énorme avec lesquels ce pays bataille.
Nous nous contorsionnons dans les mains d’un nationalisme maladif
C’est un tel nationalisme que le plus petit défi est ressenti comme une menace, le moindre différence n’est supportée ; la sérénité n’est retrouvée seulement que si tout le monde est analogue, comme sorti d’un seul moule.
C’est un tel nationalisme que, lorsque vous le jetez en plein milieu, l’eau qui coule s’arrête, et ceux qui le jettent peuvent vous faire faire tout ce qu’ils désirent.
Comme le “fondamentalisme religieux”, ce “nationalisme”, au moment où il entre dans le circuit, met des voiles sur les yeux. Cachés derrière, on peut tout vous faire.
Quand vous balancez tout cela en plein milieu, ceux qui expriment être réunis pour des objectifs nobles comme la démocratie, le Droit, s’écroulent.
Meral Akşener 1 fonde “une table du pays“2mais met le HDP3devant la porte.
Lorsque les arguments nationalistes sont avancés, le CHP4, sur la Syrie, s’impose le silence.
Lorsque les arguments nationalistes sont avancés, vous pouvez arrêter les députéEs kurdes, en toute hâte.
Rien qu’hier, le siège d’Ankara du HDP a été encore perquisitionné, son président attrapé par le col et la manche, amené. Combien de descentes, combien de gardes-à-vue ?
Combien de mairies du HDP se sont trouvées ainsi saisies et avec un administrateur attribué ?
Une opposition qui ne peut faire face à tout cela, une opposition qui ne peut critiquer ces pratiques antidémocratiques de peur d’être traitée de “séparatrice” ; comment lui serait-il possible d’apporter la démocratie dans ce pays ?
A ceux qui s’offusquent de la serviette à Kayseri, à ceux qui agressent le touriste qui porte une écharpe imprimée du mot “Kurdistan” ; à ceux qui tentent de lyncher l’équipe de tournage d’un documentaire parce qu’ils/elles ont mis le drapeau de Byzance sur les forteresses, à ceux qui fendent le crâne des gens, juste parce qu’ils parlent en kurde, passant par ceux qui en pensant que les Kurdes seront écrasés, ferment les yeux sur le fait que l’armée de ce pays mène des opérations avec les djihadistes, et allant jusqu’à ceux qui se voilent le regard devant les injustices, parce qu’elles sont faites aux Kurdes, des nationalistes aux souverainistes, tous ont bu, plus ou moins, cet élixir qui brouille les consciences.
Quand la situation est telle, ceux qui gardent ces élixirs entre leurs mains, ne ressentent même pas la nécessité de faire des efforts pour voir perdurer leur pouvoir.
Donnons leur donc un peu d’élixir de bigoterie, faisons taire ceux-là…
Donnons leur donc un peu d’élixir de nationalisme, faisons taire ceux-ci…
Et lorsque les crises s’approfondissent, annonçons la réouverture de la Sainte Sophie [en tant que mosquée] et servons une belle mixture des deux élixirs mélangés.
La serviette à imprimé de drapeau britannique, nous décrit très bien dans quoi nous sommes pris en étau.
Elle est la matérialisation de l’élixir offert à des foules sur lesquelles la bigoterie reste non-fonctionnelle, pour qu’elles renoncent à la démocratie et au Droit…
Orhan Kemal Cengiz
Image à la une : Une serviette britannique similaire à celle qui a suscité “l’indignation”