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Comme plusieurs pub­li­ca­tions valent mieux qu’une, nous re-pub­lions ce texte de Joseph Andras, paru le 6 avril 2020, dans Lun­di matin. Et nous invi­tons large­ment tant les pub­li­ca­tions alter­na­tives que toute la presse en général à en faire de même.


Et donc, qua­tre tim­bres étrangers et deux tam­pons. Son nom, inscrit en haut à gauche de l’enveloppe ; en dessous, l’adresse de sa prison (saleté de pronom) ; à l’intérieur, une feuille blanche lignée, tout entière noir­cie de mots turcs. L’écriture, ronde, s’incline très légère­ment sur la droite. Un tam­pon atteste, sous sa sig­na­ture, que le cour­ri­er a fait l’objet des con­trôles d’usage (j’ai briève­ment imag­iné un type à son bureau, des piles de let­tres à ses côtés, une petite salle aux murs falots, un dra­peau flan­qué quelque part – ou bien le por­trait du despote qu’il croit bon de tenir pour prési­dent, à moins qu’il ne lui faille seule­ment gag­n­er sa croûte). Une cama­rade s’est empressée de me traduire la let­tre de Nûdem Durak.

Au mois de mars 2019, j’avais écrit à son pro­pos, déjà, dans les présentes colonnes : “Un chant qu’on empris­onne”. La jeune femme, née en jan­vi­er 1988, avait été con­damnée à dix-neuf années de réclu­sion. Motif offi­ciel : appar­te­nance à une organ­i­sa­tion ter­ror­iste ; motif réel : elle est kurde et chante le com­bat sécu­laire des siens. Elle se trou­vait à cette époque en cel­lule d’isolement après avoir fait savoir à sa mère, par télé­phone, qu’elle soute­nait les grèves de la faim qui, par mil­liers, avaient alors lieu dans les geôles turques, puis dans la dias­po­ra en son entier, afin de pro­test­er con­tre l’isolement auquel demeure soumis Abdul­lah Öcalan, leader de la cause révo­lu­tion­naire kurde, sur l’île-prison d’Imralı. Grèves qu’elle fai­sait d’ailleurs plus que soutenir : elle y pre­nait sa part. La con­ver­sa­tion s’était vue subite­ment coupée. Un an aupar­a­vant, la chanteuse avait déjà écopé d’une sanc­tion dis­ci­plinaire – sus­pen­sion du droit de vis­ite trois mois durant – pour avoir con­testé le port péni­ten­ti­aire de l’uniforme et l’interdiction de cer­taines activ­ités dites “de loisir”.

En Turquie, on le sait, les pris­on­niers ne se comptent plus. Les nou­velles de Nûdem Durak, comme de ses sœurs et frères de con­di­tion, sont des plus rares. D’Allemagne, il en arrive par­fois ; de France, jamais pour ain­si dire.

Mais donc cette let­tre, après plusieurs mois d’une attente dont je n’ai pu m’empêcher d’appréhender les ressorts : sa sit­u­a­tion car­cérale ou san­i­taire ; la cen­sure ; son refus, bien sûr légitime, de cor­re­spon­dre ; les aléas des ser­vices postaux. Elle me dit entr­er dans sa six­ième année de déten­tion, ceci pour avoir chan­té ; lit, écrit, des­sine ; ne fera pas machine arrière et n’abjurera rien de sa musique. « Le plus impor­tant n’est pas que le corps soit pris­on­nier, mais que la pen­sée et l’esprit soient libres. Si j’arrive à les porter jusqu’à toi, à l’extérieur, cela veut dire que je suis libre. »

J’avais égale­ment tenu à entr­er en con­tact avec son frère aîné, à l’air libre ; ce fut chose faite et, hasar­dant quelques phras­es d’un turc en tout point redev­able aux tra­duc­tions et dic­tio­n­naires en ligne, l’intéressé m’avait répon­du en sub­stance : sa cadette est malade et la vis­iter péri­odique­ment tient presque de l’impossible. De fait : quelque chose comme dix heures de route sépar­ent la prison de Bay­burt, ville et province du même nom, du mod­este domi­cile parental, à Cizre, au sud du pays.

D’autres let­tres sont par­ties, depuis.

Grâce au con­cours de la cofon­da­trice de la revue Kedis­tan, fran­co-tur­coph­o­ne et native de Turquie, un long entre­tien avec son frère a été pos­si­ble au mois de mars 2020. Comme c’est le cas pour tous les Kur­des qui se font arrêter, une éti­quette absurde – appar­te­nance à une organ­i­sa­tion illé­gale de pro­pa­gande – leur est col­lée. Elle l’a aus­si été sur le dos de Nûdem. En vérité, elle est une artiste du peu­ple. Elle est une pris­on­nière poli­tique.” Sa gui­tare, je l’avais écrit, a été brisée. De même que ses crayons. Ses livres et ceux de ses com­pagnes de cel­lule ont été sai­sis lors des grèves. Avec tout ça, Nûdem a vécu démoral­i­sa­tion sur démoral­i­sa­tion. Avec le stress, sa san­té s’est rapi­de­ment dégradée. Elle est tombée malade. Elle souf­fre d’une insuff­i­sance thy­roï­di­enne. Mal­gré les symp­tômes – amaigrisse­ment, fatigue, asthme –, la direc­tion de la prison ne l’a pas autorisée à se ren­dre à l’hôpital pour voir un médecin.” Celle-ci a finale­ment recon­sid­éré sa posi­tion ; Nûdem Durak béné­fi­cie désor­mais d’un traite­ment. “Mais elle n’a pas pu récupér­er encore.” Et son frère de nous aver­tir qu’il a engagé un nou­v­el avo­cat, lequel aspire à rou­vrir le dossier – je n’en dirai pas plus ici.

Une cinquan­taine de pages man­u­scrites, écrites en langue kurde, cette fois, nous ont été trans­mis­es. Des poèmes de prison agencés sous la forme d’un recueil, Awazên Jida Azad. C’est que Nûdem Durak rêve de pub­li­er un livre, un jour. J’ai égale­ment pris con­nais­sance de la tra­duc­tion d’un jour­nal de déten­tion, Özgür Gün­dem Geôle, dans lequel fig­u­raient quelques-uns de ses textes. L’un d’eux s’avance comme un aus­si bref que défini­tif plaidoy­er écol­o­giste : elle y dénonce la destruc­tion du vivant par la civil­i­sa­tion indi­vid­u­al­iste, tech­no-indus­trielle et étatiste – tout en s’élevant con­tre les hideuses ten­ta­tives d’extermination du peu­ple kurde”.

Treize années encore, cela ne se peut, pourtant.

Quelques heures avant sa mort, Pasoli­ni con­fi­ait en entre­tien : en tapant tou­jours sur le même clou, on peut faire s’écrouler une maison.
Alors tapons.

Joseph Andras

 


Vous pou­vez soutenir Nûdem Durak

Pétition Free Nûdem Durak • Facebook  Free Nûdem Durak • Twitter @NudemDurak •  Youtube Free Nûdem Durak • Ecrivez à Nûdem et à ses camarades de cellule : Nudem Durak M Tipi Kapalı Cezaevi Bayburt — TURQUIE


joseph andras
Joseph Andras a publié en 2016 son premier roman, “De nos frères blessés”, consacré à Fernand Iveton, ouvrier pied-noir et indépendantiste. Il reçoit à cette occasion le Prix Goncourt du premier roman, qu’il refuse. En mai 2017, aux côtés de D’ de Kabal, il sort un livre-disque “S’il ne restait qu’un chien”, poème sur le port du Havre. Début 2018, il passe près de deux mois au Chiapas. En septembre 2018, il publie “Kanaky. Sur les traces d’Alphonse Dianou” : une enquête sur un militant du FLNKS  tué en 1988. En avril 2017, il avait fait partie des signataires d’une tribune dénonçant l’incarcération de journalistes en Turquie. Le 25 mars 2019, il a publié dans L’Humanité une tribune sur la chanteuse kurde Nûdem Durak.

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