La frontière gréco-turque a vu affluer un nombre considérable de migrantEs, du fait d’un chantage du régime turc en direction de l’Union Européenne. Le “coronavirus”, là aussi agit comme un révélateur, en même temps qu’il menace.
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Le reportage de Vecih Cuzdan publié en turc, sur Taz Gazete, le 19 mars 2020.
Le ministère de l’intérieur turc a fermé la frontière grecque pour cause de coronavirus. Les migrantEs, de retour de la frontière, essaient de reprendre leur vie en Turquie. Certains d’entre eux sont déterminés à ne pas revenir.
Mahyar, travaillant chez un barbier qui emploie seulement des Iraniens, dans le quartier Esenler à Istanbul, a reçu le soir du 28 février un appel téléphonique inattendu. L’appel venait d’un collègue qui ne s’était pas encore rendu au travail. Mahyar, apprenait ainsi l’ouverture des portes frontalières. Il a décidé de tenter sa chance. Avec 10 personnes, dont sa compagne Mariam et trois collègues, ils ont loué un minibus, en payant 170€, et se sont rendus à Edirne. Sur place, en posant pour les journalistes qu’ils ont croisés, ils pensaient que ce serait la dernière photo de la Turquie où ils vivaient, depuis peut être plus d’un an.
Mais, lorsqu’ils ont vu l’intervention des forces de sécurité grecques à la frontière, ils ont décidé de rentrer tout de suite à Istanbul. Mahyar attend maintenant, dans le même salon, ses clients. Il porte une casquette ornée de l’inscription “My life is my life”. En parlant, il baisse sa tête : “Ce n’était donc pas le bon moment pour aller vers l’Europe. Même si on avait réussi à passer en Grèce, on serait restés coincés là-bas. Le gouvernement et les médias turcs nous ont menti”.
Après l’annonce du gouvernement turc, fin février “nous avons ouvert les portes”, des dizaines de milliers de migrant s ont voyagé vers la frontière gréco-turque. Le ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, a depuis le début de la crise partagé tous les jours, le chiffre des personnes qui sont passées en Europe. Il a fait sa dernière déclaration le 7 mars dernier. En prétendant que le nombre de migrants qui ont pu passer la frontière a dépassé les 143 milles, Soylu a exprimé des propos encourageants “Actuellement il fait chaud et le temps continue à se réchauffer. L’eau a baissé par endroit à 45 cm. Cela veut dire que vous pouvez passer à pied.”
Nombre de personnes, en raison des problèmes d’abri, d’alimentation et d’hygiène, augmentés par l’incertitude de la situation, sont retournées vers les villes d’où elles étaient venues. Le Président Erdoğan, critiqué pour les politiques qu’il mène, a réalisé le 17 mars, une vidéoconférence avec Angela Merkel, Emmanuel Macron et Boris Johnson. Les leaders européens ont exprimé qu’ils étaient favorables à une aide financière de l’Union Européenne à la Turquie, pour que les migrantEs restent en Turquie. Dès le lendemain, le ministère de l’intérieur turc a annoncé que les frontières grecques et bulgares seront fermées pour cause de coronavirus. Suite à cette décision, il est attendu que les personnes qui poursuivent leur attente depuis trois semaines, dans la zone tampon entre les portes frontalières de Pazarkule et Kastanies, soient renvoyées à Istanbul.
Mahyar (28 ans) et sa compagne Miriam (24 ans), malgré le retour à Istanbul, n’ont pas encore évacué ce qu’il ont vécu à la frontière. Mariam, qui travaille à mi-temps dans un salon de beauté et qui vend les robes qu’elle crées sur Instagram, affirme qu’au retour d’Edirne, elle est entrée dans une dépression. Elle dit qu’il n’était pas facile de voir les gens qui dormaient sous des bâches, et exprime ce qu’elle a ressenti lorsqu’une des capsules de gaz lancée est tombée sous ses pieds. “Je ne pouvais pas respirer, ni penser. J’entendais seul, des voix. Des cris des femmes, des pleurs des enfants… et le désir de fuir.” Elle dit qu’elle a essayé de parler avec ses amis, de retourner à la routine de sa vie : “Nous avions des choses à perdre, même si c’est très peu de choses. Nous avons essayé de nous y accrocher.”
Les Syriens sous statut de “protection provisoire” en Turquie, ont le droit de travailler, bien qu’avec des conditions spécifiques et des limitations. Quant aux migrants en provenance d’Iran, d’Irak ou d’Afghanistan, la majorité ont moins de droits. Par exemple, l’autorisation de séjour, basée sur les ententes de visa entre l’Iran et la Turquie, ne peut dépasser un total de 90 jours, tous les 6 mois. Les étrangers sans statut légal doivent payer une “taxe de séjour” pendant la durée qu’ils restent en Turquie.
Selon Mahyar, la Turquie voit les personnes qui s’y sont réfugiées comme des touristes, et demande seul leur argent : “Un jour ils disent ‘vous pouvez rester’, un autre jour, ‘nous ne vous donnerons plus de permis de séjour’. Si tu as de l’argent, tu achètes un logement et deviens concitoyen. Si tu n’as pas d’argent, tu n’as rien à faire ici. Ce n’est pas une situation stable”. Mahyar souligne qu’ils avaient demandé la permission de leur patron, une bonne personne qui les comprend : “Nous lui avions dit que si nous ne pouvions pas passer, nous reviendrions. Il nous a dit ‘d’accord’ et nous a donné deux, trois jours”.
Ce n’est pas le cas pour les nombreuses personnes qui attendent à la frontière, depuis trois semaines. Les migrants qui patientent devant les barricades, les blocks en béton et barbelés, n’ont pas de vie à retrouver à Istanbul. Le 13 mars, deux jeunes Afghans, pour protester contre ce qui se passe sur la ligne frontalière, ont entamé une grève de la faim et cousu leur bouches.
Un(e) activiste qui ne souhaite pas donner son identité, et qui suis les événements à la frontière, depuis 20 jours, affirme que les personnes qui viennent de l’Afghanistan sont nombreuses dans la zone : “Parmi ces personnes, le sentiment d’avoir été dupés est majoritaire. La plupart sont des gens qui avaient une vie plus ou moins installée, mais qui sont venus ici en laissant leur maison, en quittant leur travail. Certains ne veulent pas rentrer rien que pour cela, et disent qu’ils ne savent pas ce qu’ils feraient s’ils devaient rentrer”.
“Les pourparlers se poursuivent, il y aura peut-être un résultat”
Kusay, syrien, ‘se loge’ depuis deux semaines avec sa famille, sous une tente bricolée. La zone étant fermé d’accès à tous les médias, à l’exception de ceux qui sont proches du gouvernement, Taz Gazete a pu s’entretenir quand même avec Kusay, par téléphone. Il explique qu’ils essayent de se nettoyer en se lavant dans la rivière, font la queue des heures durant pour manger. Kusay raconte qu’il doit quitter la zone en donnant ses empreintes digitales, pour aller au supermarché situé à trois kilomètres, et précise que rien que pour cette procédure, il attend des heures dans la queue.
Parmis les migrantEs qui ont appris que les frontières seraient fermées, il y a ceux et celles qui sont montéEs dans les bus qui les attendaient, pour rentrer à Istanbul, mais aussi ceux qui tentent quand même de passer en Grèce, en coupant les barbelés… Kusay souhaite attendre ici, au moins quelques jours encore, malgré tout. Il n’y a pas un travail qui l’attend à Istanbul : “Il peut encore y avoir un résultat positif, suite aux pourparlers qu’Erdoğan a menés avec les leaders européens.”
Kusay entend de temps à autres des informations. Dans un groupe de Telegram intitulé “Le cortège qui brise les frontières”, tous les jours, les informations et les progrès sont communiqués. Il y a aussi des informations vérifiées… Un Syrien écrit “Les pourparlers se poursuivent, il y aura peut-être un résultat”. Un autre partage la vidéo d’une session extraordinaire du Parlement allemand, sous le titre “L’Union Européenne vote pour la situation des migrants”. Il arrive que plus de mille messages y soient publiés. Les gens, ne savent plus désormais quoi croire. L’espoir qui apparait en peu de temps, disparait avec la même vitesse. Mais en réalité, en Europe, ce qui se passe aux frontières est, chaque jour qui passe, de moins en moins discuté. Car, l’actualité est désormais définie par le coronavirus…
L’universitaire Cavidan Soykan qui travaille sur les thématiques des droits humains, asile et migration, affirme également, que pour cause de coronavirus, les journaux ne produisent plus d’informations sur les personnes entassées aux frontières, et que la politique de “portes ouvertes” arrive à son terme. Elle précise que les personnes orientées vers la frontière peuvent se retrouver face à des sentences, amandes, pour avoir quitté la ville où elles étaient enregistrées et elle attire l’attention sur le fait que la situation actuelle provoque l’augmentations des attaques racistes subies par les migrants : “Je suis inquiète qu’en cas de transformation du virus Covid-19, présent dans le pays en une épidémie grave, le prix soit payé par les migrants qui ont été obligés de revenir de la frontière”.
Dans la boutique du barbier à Esenyurt, l’actualité a aussi changée. Le couple venu d’Iran en Turquie, avec l’espoir d’une vie plus libre et sécurisée, a pour le moment suspendu son rêve d’aller à l’Europe. Ils sont pourtant convaincus que la Turquie ne leur promet pas d’avenir. Mahyar continue son travail de 12 heures par jour. Dans ce salon large et spacieux, installé au rez-de chaussé d’un immeuble fraichement construit, la moitié de ce que chaque client qu’il rase paye, est pour lui.
Après un moment de silence, il exprime la question qui le préoccupe : “le coronavirus, touche-t-il aussi les barbiers ?”
Quelques jours plus tard : Evacuation de migrants à la frontière gréco-turque
Photo à la Une : Murat Bay